L'Opus Magnum du fondateur du Cercle de Vienne est enfin disponible en Français dans la belle traduction de C. Bonnet. Précieux index et riche présentation. Une oeuvre et une édition de référence.

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

Schlick sans le cercle de Vienne

Le nom de Schlick est souvent assimilé au Cercle de Vienne, dont il fut le fondateur et l'une des principales figures. Cette confusion est regrettable à double titre : elle laisse de côté toute une dimension de l'œuvre de cet auteur encore à découvrir, et révèle une méconnaissance de la nature du Wienerkreis.

Schlick arrive à Vienne en 1922. A ce moment, il a déjà écrit ce qui restera son Magnum Opus, et dont Christian Bonnet nous offre ici la première traduction française, la Théorie générale de la connaissance, dont la première édition date de 1918. A Vienne, Schlick réunit régulièrement le jeudi soir un groupe de penseurs assez hétéroclites, parmi lesquels, pour ne citer que les plus connus, Otto Neurath, Rudolf Carnap, Friedrich Waismann et Philipp Frank, et, quoique plus épisodiquement, Einstein, Wittgenstein ou Gödel. Leur "cercle" est essentiellement un groupe de discussion.

Pourtant, le "Cercle de Vienne" exerce aujourd'hui comme une fascination : il incarne une philosophie positiviste radicale qui accorderait aux sciences une hégémonie sur l'ensemble de la connaissance et critiquerait systématiquement la métaphysique comme étant composée d'énoncés dépourvus de sens. Seuls auraient droit de cité les énoncés empiriques de la physique (à laquelle seraient réduites toutes les autres sciences sous peine d'exclusion) et les énoncés formels de logique héritée de Frege, Russell et Wittgenstein. La philosophie, quant à elle, n'aurait plus pour tâche que d'élucider les propositions scientifiques par la seule "analyse logique". Des auteurs comme Quine, Putnam ou Popper ont contribué, à partir des années 1950, à montrer le caractère réducteur de ce "programme".

Le regain d'intérêt dont le Cercle de Vienne est aujourd'hui l'objet s'explique en partie par la reconnaissance de la richesse et de la variété que recouvrait cette apparente unité : derrière le "Manifeste du cercle de Vienne", il fallait voir dans le Cercle un simple lieu de rencontre entre des personnalités et des pensées très différentes, certes liées par certaines convictions, mais recherchant bien plus la discussion qu'une quelconque doctrine.

Cette reconnaissance de la véritable nature du Cercle a été rendue possible par de nombreux travaux de recherche   , mais peut-être plus encore par de remarquables travaux d'édition et de traduction   . De ce point de vue, la traduction de Christian Bonnet est un événement dont il importe de mesurer l'importance. S'appuyant sur une édition savante non encore publiée du texte allemand de Schlick, Allgemeine Erkenntnislehre, ainsi que sur sa propre connaissance du contexte et de la postérité de cette oeuvre, le traducteur nous l'offre pour la première fois en français, accompagnée d'une riche introduction et d'un important index, remarquables de clarté et de précision. Cette édition est appelée à devenir l'édition française de référence de la Théorie générale de la connaissance, et un ouvrage de base pour quiconque s'intéresserait à la philosophie de langue allemande du XXe siècle.


Lire la Théorie générale de la connaissance

Il faudra certainement du temps pour qu'apparaisse naturel d'aborder Schlick, non par ses articles de l'époque du Cercle de Vienne, mais par son Hauptwerk, tant son nom est associé au positivisme logique viennois. On aurait pourtant grand tort de ne pas le faire, tant pour comprendre en profondeur sa philosophie, même viennoise, que pour se faire une idée de la richesse du Cercle. La Théorie est, de plus, le seul texte de fond que nous ayons de Schlick, celui-ci ayant été assassiné sur les marches de l'université de Vienne par un de ses anciens étudiants en juin 1936, avant d'avoir effectué la refonte du texte qu'il avait envisagée dès 1925, lors de la publication de la deuxième édition. Il faut lire ce grand texte, et nous ne saurions pas plus le résumer ou en rendre compte que s'il s'agissait de la Critique de la raison pure ou des Recherches logiques de Husserl. Tout au plus pouvons-nous en indiquer les grandes lignes.

Le livre comporte trois grandes parties, agencées de manière tout à fait classique. Dans la première, Schlick se penche sur la question de "la nature de la connaissance", dans la seconde, il examine les "problèmes de la pensée", et dans la dernière, ceux "de la réalité". Ce plan suffit à révéler l'horizon kantien qui est à l'œuvre ici. Schlick, loin d'être un kantien orthodoxe, est cependant tributaire d'une tradition austro-allemande de relecture empiriste de la Critique de la raison pure, caractérisée par une certaine prise de distance par rapport à la distinction kantienne entre phénomène et chose en soi, mais également par une acceptation globale des termes dans lesquels Kant a posé le problème de la connaissance. Des auteurs comme Bolzano, Helmholtz, Fries ou Mach ont été, chacun à leur manière, des jalons de cette tradition minoritaire dans laquelle Schlick, ne serait-ce que par le titre qu'il donne à son oeuvre, et quoique de manière complexe, s'insère ici.


Positions critiques

Le problème, l'entreprise elle-même, restent donc kantiens : s'interroger sur les conditions d'une connaissance valide en général, d'un point de vue objectif et non psychologique. Comme Husserl ou Frege quelques années plus tôt, Schlick refuse d'assimiler fondation de la connaissance et recherche psychologique, sans pour autant refuser de lui accorder une valeur propre. Dès le premier paragraphe du livre, Schlick nous met en effet en garde contre deux courts-circuits qu'il serait dangereux de faire : il serait tout d'abord faux d'estimer que la science aurait besoin de la philosophie de la connaissance pour fonctionner. Dire cela reviendrait à dire qu'il serait impossible de marcher ou d'attrapper une pierre sans en passer par l'élucidation des processus physiologiques qui rendent possible cette action. La question des conditions de possibilité de la science ne peut pas oublier le fait massif de la science. Mais il faut également se garder d'un second court-circuit qui résulterait d'une lecture trop hâtive de la comparaison entre la marche et la connaissance : là où l'élucidation des mécanismes de la marche relève d'une étude physiologique, l'élucidation de la connaissance ne relève pas d'une étude psychologique. La question de la théorie de la connaissance est une question objective, qui concerne les conditions de validité d'une connaissance en général. La question est kantienne. La recherche psychologique n'est pas éliminée, elle s'avèrera même utile à la théorie de la connaissance : elle est simplement distinguée de la tâche ultime d'une théorie de la connaissance objective.

La position métaphysique de la Théorie générale de la connaissance peut être qualifiée de "réalisme critique". Critique, son réalisme l'est à plusieurs titres, et selon différents sens du terme. Dans un premier sens, kantien, du terme, Schlick rejoint une position centrale de la Critique de la raison pure : le réel n'est pas identifié au donné, mais au contraire à une réalité non donnée. La distinction entre phénomène et chose en soi, transmise et modifiée par plus d'un siècle de philosophie "autrichienne", est encore opérante ici : durant tout le long paragraphe 26 de la partie de la Théorie consacrée à la "position du réel", l'auteur décortique et réfute les différentes "pensées de l'immanence" de ses contemporains et prédécesseurs, Mach, Avenarius, ou Russell. Les arguments utilisés (notamment le problème des objets non perçus) rappelleront certaines analyses célèbres de Husserl dans les Recherches logiques. Mais le "réalisme critique" est en outre une position critique par rapport au réalisme de la chose en soi de la Critique. Pour Kant, la chose en soi est, de par son caractère non donné, inaccessible à la connaissance. En effet, pour Kant, le fondement ultime de la connaissance est "l'intuition", et l'intuition ne peut pas donner la chose en soi. Schlick refuse, dans un mouvement qui aboutit à l'important §27, toute pensée de l'intuition : la connaissance n'est pas caractérisée par l'union de l'objet et du sujet, mais par un rapport de "coordination univoque", où chaque élément de la connaissance (n')est (qu')une désignation d'un élément du réel, quel que soit celui-ci. Or il faut bien que la chose en soi soit désignée par la connaissance au même titre que le phénomène, même si celle-ci n'est accessible que comme la "raison" du phénomène : si je vois cette fenêtre à ma gauche et cette porte à ma droite, je ne peux pas dire qu'elles sont ainsi en soi, mais je peux dire qu'il y a nécessairement une relation formellement semblable dans la ou les chose(s) en soi. La connaissance détermine aussi bien la chose en soi que le phénomène, de par sa nature même (non intuitive). La connaissance ne permet pas de prendre position sur le statut ontologique de la chose en soi, mais elle permet bien de la déterminer. La chose en soi, pourrait-on dire, n'est pas pensable, mais elle est connaissable. Tel est le réalisme critique, et telle, l'origine de l'empirisme logique qui sera la position canonique du Cercle de Vienne quelques années plus tard.


L'actualité de Schlick : double regard

Il faudrait s'attarder sur les remarquables paragraphes consacrés à la critique de l'intuition, à l'évidence, ou encore sur les belles analyses de la définition implicite. Mais cela nous entraînerait au-delà d'une simple introduction à la lecture et aux thèses principales de la Théorie. C'est pourtant dans ces analyses détaillées, toujours très documentées et rigoureuses, que se situe le cœur de l'oeuvre de Schlick. On conseillera donc au lecteur de lire ce beau texte, et de le lire comme un livre majeur de la philosophie du Xxe siècle : de le suivre pas à pas dans sa progression, dans ses détours, dans le détail de ses analyses. Mais surtout, de le lire avec un double regard. On ne pourra pas en effet se défaire aujourd'hui du regard que le Cercle de Vienne lui-même et ses différentes critiques nous ont donné sur sa préhistoire, et c'est ce regard qui nous permettra d'évaluer la portée de l'ouvrage sur la philosophie du XXe siècle, ainsi que les possibilités qu'il ouvrait et que ceux qu'il a influencés, et même son auteur, ont abandonnées. C'est ce regard rétrospectif qui nous permettra de saisir l'actualité de Schlick, dans un monde philosophique à la recherche d'un nouveau réalisme.

On s'efforcera pourtant également, pour les mêmes raisons d'ailleurs, d'acquérir un autre regard sur l'oeuvre : celle du lecteur de 1918 et de 1925, dont les références n'étaient pas le Cercle de Vienne ou Quine, mais le néo-kantisme, l'oeuvre de Mach et la première philosophie de Russell, ce public qui venait de découvrir Einstein, qui croyait à l'entreprise hilbertienne d'axiomatisation de l'arithmétique, qui prenait juste la mesure de la révolution frégéenne de formalisation de la logique. On saura gré à Christian Bonnet de nous donner les moyens, dans son introduction et grâce à cette traduction précise et élégante, d'acquérir ce regard, et de découvrir ce texte, sans la distance de la langue, de manière vivante