Portrait d’un conseiller qui sut choisir ses princes : Blum, de Gaulle et Mendès France.

C’est l’histoire d’un homme qui a fort peu failli. Tour à tour fondateur (en 1927) et animateur du journal de gauche La Lumière, redresseur de torts au milieu d’une presse déchaînée et trop souvent vénale dans les années 1930, conseiller de Léon Blum et à ses côtés dans le deuxième épisode gouvernemental du printemps 1938, Français libre de la première heure (il se rallie à de Gaulle le 19 juin 1940) et pièce essentielle du dispositif gaulliste à Londres de 1940 à 1944; enfin, compagnon fidèle de son cadet de 20 ans, Pierre Mendès France, qu’il suit jour après jour durant les 7 mois de l’expérience au pouvoir en 1954-1955. L’itinéraire impressionne. L’homme aussi, tel que nous le peint Jean-Louis Crémieux-Brilhac, avec le talent de l’historien rehaussé par l’empathie de l’amitié : droiture morale, sens des responsabilités mais mépris du pouvoir, courage de l’opposition, hardiesse des solutions, non-conformisme foncier, audace de brusquer l’Histoire (comme dans l’étonnant épisode où il fait annoncer la libération de Paris sur les ondes de la BBC le 23 août 1944, deux jours avant que le dernier blindé allemand ait quitté la capitale : canular génial…), haine tenace des injustices quelles qu’elles soient, ce qui l’a souvent fait passer pour un "rouge". Ce n’est ni un rebelle ni un dandy, mais un homme plutôt réservé qui s’épanouit dans l’ombre des pur-sang de l’action. Il eut la chance, durant une vie bien remplie, d’en trouver trois à la mesure de ses ambitions.

Des "éminences grises" en histoire

Pourquoi sortir de l’incognito ce personnage, en effet, négligé par la postérité ? Sans doute peut-on pressentir le goût de Jean-Louis Crémieux-Brilhac pour ceux qui ont fait l’Histoire mais n’en ont pas tiré les profits, comme en atteste le beau portrait d’un autre inconnu, Jacques Bingen, délégué par Londres auprès de la Résistance après l’arrestation de Jean Moulin, un homme sensible, charmeur, artiste ("Bingen, c’était Swann" dixit Daniel Cordier) "au centre de tout" à Paris, et de toutes les difficultés entre décembre 1943 et avril 1944, qui saura recoller les morceaux d’un CNR divisé, avant de mourir héroïquement, une fois sa pilule de cyanure avalée. Mais plus profondément, deux enjeux essentiels apparaissent à la lecture de cette biographie. Tout d’abord, il s’agit de creuser la figure de l’éminence grise, du conseiller du prince, donner une profondeur historique à un thème classique de la science politique : celui des entourages politiques, leur rôle, leur statut, leur composition, leur efficacité… Avec le portrait de Georges Boris, Jean-Louis Crémieux-Brilhac nous donne une vivante anthropologie de "l’homme d’influence" dans l’univers démocratique. Le renouveau complet du type d’équipe rassemblé par Boris autour de Mendès est tout à fait frappant pour désigner l’avènement d’une politique moderne : Simon Nora, Stéphane Hessel, Jean-Jacques Servan-Schreiber, Jean Saint-Geours, Jean-Marie Soutou, tout un aréopage brillant de jeunes gens issus de la presse, du Plan, de la toute récente ENA, combinant l’ardeur au travail et la volonté rénovatrice, une élite pré-technocratique encore dirigée par les promesses de la Résistance et la mémoire du désastre. Pas encore un "think-tank", mais déjà plus qu’un cabinet radical-socialiste classique.

Une gauche idéale, mais défaite

Cette vie de Georges Boris est certes l’occasion de revisiter quelques points essentiels de l’histoire contemporaine française où l’itinéraire singulier est encastré, éclairé, dans la connaissance profonde d’une période à laquelle il contribue à donner encore un supplément de sens ; mais plus fondamentalement encore, le choix biographique et surtout de cette biographie là, rappelle le modèle des "vies des hommes illustres" de Plutarque et engage un autre pari du livre : faire le portrait d’une gauche idéale, du moins d’une gauche ambitieuse, nourrie de socialisme, anti-communiste, idéaliste à la Blum ou plus pragmatique, moderne à la Mendès, volontiers dirigiste sur le plan économique, productiviste dans le contexte de l’après-guerre, au patriotisme sourcilleux, mais confiante dans les organisations internationales de l’après-1945, dont la légitimité arbitrale est en soi un progrès. Une gauche évanouie, en somme, et dont Jean-Louis Crémieux-Brilhac pense qu’il n’est pas mauvais de rappeler l’histoire, même défaite, dans un opus qui est donc à la fois un ouvrage savant et militant. Il raconte cette histoire aux enfants orphelins de la gauche d’aujourd’hui par le truchement d’un de ses représentants les plus saillants, qui sédimente plusieurs strates d’expériences historiques et de cultures politiques.
Revisiter quelques points d’histoire ? Du Boris des années 1930, on retiendra que sa formation iconoclaste de financier et d’homme d’affaires le distingue de la très grande inculture économique des élites politiques de la Troisième République, grandis dans l’univers monétairement stable de l’avant-1914. On mesure aussi l’audace d’un New Deal - dont Boris fait une des premières analyses laudatives   - mal reçu et mal compris dans une France accrochée à la politique de déflation, où il est accueilli avec perplexité voire agressivité. Ainsi, lorsqu’en 1938, Blum défend un programme keynésien de réarmement industriel largement concocté par Boris, il est logiquement refoulé au Sénat dont on vérifie, une fois de plus, le rôle de fossoyeur de toutes les grandes réformes ambitieuses de l’entre-deux-guerres, depuis le vote des femmes jusqu’au projet Blum-Violette. Le personnage de Georges Boris, parce qu’il est Front populaire et juif, catalyse toutes les haines d’une presse dont la violence et l’antisémitisme virulent ne sont que trop connus, en toile de fonds d’une crise d’identité nationale qui prélude au grand effondrement de 1940.

Un leçon d’épistémologie

À cette date, Boris, engagé volontaire à 51 ans - on lui reprocha d’avoir été un embusqué pendant la Première guerre mondiale - et évacué de Dunkerque, arrive à Londres, bientôt accablé par l’arrivée au pouvoir de Pétain et les chevrotements de l’armistice. Il n’entend pas, en direct, le discours de de Gaulle. Néanmoins, d’un patriotisme écorché, enlevant son uniforme français qu’il ne supporte pas de porter dans les rues de la capitale britannique le 17 juin, il le réendosse le 19, et va se présenter au n°8 Seymour Grove où de Gaulle accueille les quelques rares visiteurs. À partir de là se déploie la grande saga de la France Libre, dont Jean-Louis Crémieux-Brilhac a déjà établi un tableau magistral   . Mais de cette saga, l’historien nous épargne la légende dorée : fragilité, bluff des débuts, gageure d’un rassemblement de gens si divers politiquement, faux-pas, chausse-trappes, complexité du microcosme londonien gaulliste et anti-gaulliste - à commencer par l’équipe des "Français parlent aux Français"   ou le groupe Jean Jaurès, socialistes méfiants à l’égard d’un général sorti du rang - , conflits multiples - entre Moulin et Brossolette, entre Moulin et Frenay, entre Boris et Passy, le chef charismatique du BCRA, services secrets de la France libre   -, crises innombrables : l’une des plus dangereuses survient dans le duel qui, à partir de la fin 1942, à Alger, oppose Giraud à de Gaulle ; Boris, alors responsable à Londres des rapports avec les barons de la clandestinité, fait beaucoup pour organiser l’arbitrage de la Résistance intérieure qui va peser de toute sa légitimité héroïque pour soutenir l’homme du 18 juin. De nombreux documents inédits (notamment de la correspondance de Georges Boris) permettent de suivre pas à pas cette période dont nos contemporains ont en partie perdu les codes mentaux. On croit tout savoir de cette période et Jean-Louis Crémieux-Brilhac nous montre subtilement que parfois, on ne comprend rien. C’est particulièrement vrai d’une vieille polémique que l’historien, témoin et citoyen d’ascendance juive met un point d’honneur à clarifier : le "silence" de la France Libre, comme, du reste, de la Résistance intérieure, concernant les atrocités commises contre les juifs d’Europe. Pourquoi n’avoir rien dit alors que l’on n’ignorait pas ce qui se passait ? Volonté de ne pas donner de gages aux accusations vichystes dénonçant les hommes de Londres comme des "judéo-bolchéviques"?   Antisémitisme larvé (dont Jean-Louis Crémieux-Brilhac montre qu’il s’exprime très violemment dans certains secteurs de la première France Libre, comme Boris en fait douloureusement l’expérience)?

Le fond de l’affaire n’est pas là : "L’analyste d’aujourd’hui doit comprendre que, pour les porte-parole de la conscience chrétienne aussi bien que pour Boris, Bingen ou Manuel, pour moi, Français juifs agnostiques et patriotes français, les persécutions juives ne sont, dans cette phase exaspérée de la guerre, qu’un aspect parmi d’autres des infamies de Vichy et des crimes hitlériens qui accablent la collectivité nationale […] En 1943-1944, le problème juif n’est pas central. La priorité va à la victoire alliée, au succès de l’insurrection nationale qui lavera la France de la honte" (p. 271). Une leçon d’épistémologie de l’histoire que ce passage à méditer contre toutes les reconstructions - les bien pensantes ne sont pas les moins dangereuses - de la psyché contemporaine. Une leçon de courage aussi, car ces choses ne sont pas faciles à dire. Qualités rares qui font de ce livre érudit et passionnant un récit qui, de façon étonnante, est également très émouvant