Un travail qui fera date, car il torpille définitivement la thèse d’un accord de fait entre les Britanniques et la Marine de Vichy.

Il est d’usage, lorsqu’on étudie la Marine de Vichy, d’insister sur cette "marée bleue"  qui se serait abattue sur la France au lendemain de la défaite de juin 1940 : beaucoup de contemporains eurent alors le sentiment que les allées du pouvoir –et ses coulisses- se peuplaient d’officiers de la "Royale". Le général Weygand ne fit-il pas observer avec amertume que, si les deux tiers de la France étaient occupés par l’ennemi, le dernier tiers l’était par la marine ?

Cet ouvrage, version publiée et enrichie d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris IV-Sorbonne   , n’est pas consacré à la place des marins à Vichy ; il propose une approche différente, et particulièrement féconde, de l’histoire de la "Royale" entre 1940 et 1944. Il se concentre en effet sur le rôle qu’elle joua dans le maintien d’un courant maritime entre la France et ses colonies face au blocus exercé par la Royal Navy. La question peut paraître de prime abord périphérique. Pourtant, à travers cette étude d’une grande rigueur, Bernard Costagliola apporte une nouvelle preuve de l’inanité de la thèse du double jeu de Vichy. Il démontre que le prétendu "accord de fait" avec Londres, avancé par certains auteurs, ne repose sur aucun élément tangible et procède seulement de la volonté de réhabiliter la politique étrangère du maréchal Pétain

La mise en place du "blocus"

En 1940, l’économie française dépendait très largement des importations issues de l’Empire et de l’étranger. La régularité des liaisons maritimes assurant ces flux était indispensable au pays. Leur interruption à la suite de la défaite fit donc peser une menace sérieuse sur son ravitaillement. L’une des premières missions des représentants français auprès des Commissions d’armistice allemande et italienne fut dès lors de permettre la relance du trafic commercial vers la métropole.

Si la Commission italienne d’armistice autorisa la reprise des liaisons maritimes méditerranéennes dès le 29 juin, les négociations furent plus délicates avec les autorités allemandes. A Wiesbaden, les Français se heurtaient au chef de la délégation économique du Reich, le docteur Johannes Hemmen, qui subordonnait les premiers mouvements de navires de commerce à l’octroi à l’Allemagne d’une partie de leurs cargaisons. La relance des liaisons maritimes ne fut obtenue que le 5 septembre. Cet accord n’évoquait pas en tant que telle la cession de denrées importées, mais l’Allemagne exigeait de Vichy un "loyer". Son non-versement éventuel ferait peser la menace d’une suspension des autorisations. La vente de produits coloniaux au Reich contribua ainsi à financer le paiement des frais d’occupation et fut donc le premier pas vers la collaboration économique. De plus, face au risque de dissidence de l’Empire, un bon moyen de lutter contre l’influence gaulliste n’était-il pas pour Vichy d’essayer de relancer l’économie le plus rapidement possible ? À la veille du débarquement américain en Afrique du Nord en novembre 1942, l’Axe avait ainsi profité d’une tonne de produits coloniaux sur six transportée par la marine marchande française.

La reprise des liaisons maritimes françaises fut suivie avec attention de l’autre côté de la Manche. La Grande-Bretagne était convaincue qu’in fine, l’Allemagne tirerait profit des produits livrés par la marine marchande de Vichy. Le 31 juillet 1940, les Français apprirent donc la mise sous blocus de la métropole et de l’Afrique du Nord, assimilés à des territoires sous contrôle ennemi. Les Britanniques espéraient asphyxier l’économie de l’Empire et ainsi le pousser dans les bras du général de Gaulle, selon la formule très churchillienne : "Join de Gaulle or starve" ("Ralliez de Gaulle ou mourrez de faim"). Si Londres mania le bâton face à Vichy, Washington préféra la carotte. Les États-Unis considéraient qu’il fallait favoriser toutes les velléités de résistance de Vichy à l’égard des exigences du Reich. Les Américains pensaient que la distribution de denrées alimentaires et de médicaments à la France pourrait encourager Pétain à maintenir une stricte neutralité. Les livraisons des États-Unis vers la France constituent ainsi une bonne illustration de la tortueuse politique française du président Roosevelt.

De l’usage politique du blocus …

Le blocus britannique fut l’un des points clés de l’argumentation des partisans d’un double jeu de Vichy. Selon eux, les négociations tenues entre Londres et Vichy au cours du second semestre 1940 auraient abouti à un "accord de fait" dont la conséquence mesurable était l’allègement d’un blocus implacable. Cette thèse repose en réalité sur un élément qui, quoique communément admis, est erroné. Le blocus n’a jamais été levé à la suite d’un quelconque accord, puisqu’accord il n’y eut pas. La synthèse de référence de Philippe Masson sur l’histoire de la marine française au cours de la guerre   confirmait pourtant jusqu’ici cette idée de l’atténuation du blocus, cautionnant ainsi la thèse du double jeu de Vichy. Ce raisonnement aurait mérité d’être questionné, et replacé dans le contexte plus large du modèle spécifique de l’écriture de l’histoire navale à l’époque contemporaine qu’un article récent vient opportunément de mettre en lumière   .

Selon Bernard Costagliola, le blocus et sa levée relèvent tout simplement du mythe. Sa démonstration est étayée par les archives françaises, britanniques, américaines et allemandes. Il souligne que le ministère britannique de la Guerre économique (Ministry of Economic Warfare) ne cessa de se plaindre de l’incapacité de la Royal Navy à garantir l’imperméabilité du blocus. La Grande-Bretagne n’a jamais renoncé au principe du blocus : le problème est simplement que la Royal Navy ne parvenait à l’appliquer que de façon très ponctuelle. Ainsi, à Gibraltar, point de contrôle théoriquement aisé pour la marine britannique, l’Admiralty ne lança que 4 ordres d’interception sur les 540 convois qui franchirent le détroit entre l’été 1940 et novembre 1942. De même, les 4 200 liaisons méditerranéennes vers la zone libre ne furent troublées que par 5 arraisonnements. Au total, pour la période étudiée, moins d’une cinquantaine de navires furent capturés. Le blocus n’a permis de saisir que 2% de l’ensemble des importations à destination de la métropole et seul le trafic de haute-mer subit quelques dommages. Difficile dans ces conditions d’évoquer un allègement d’un blocus qui fut bien plus virtuel que réel.

Plusieurs raisons contribuent à expliquer cette situation. La marine britannique n’avait d’abord pas les moyens matériels pour mettre en œuvre le blocus. Ses bâtiments furent utilisés en priorité afin de lutter contre les U-Boote allemands lors de la Bataille de l’Atlantique ;  l’objectif principal des Britanniques était d’assurer le ravitaillement de leur métropole. L’Amirauté refusa en outre de voir un arraisonnement dégénérer en une nouvelle confrontation avec la marine de Vichy. La réticence des amiraux de Sa Majesté envers la manière forte prônée par Churchill conduisit même certains à saboter l’application du blocus. Ainsi l’amiral Somerville, commandant de l’escadre britannique lors de la bataille de Mers el-Kébir, contourna-t-il sciemment les ordres d’interception du Premier ministre en décembre 1940.

… à la collaboration

Bernard Costagliola distingue trois périodes dans l’histoire du blocus, entre sa mise en place et le débarquement américain en Afrique du Nord en novembre 1942 : le "blocus balbutiant" au second semestre 1940, le "blocus combattant" de janvier au printemps 1941 et enfin, le "blocus triomphant" du printemps 1941 à novembre 1942. La signature des protocoles de Paris en mai 1941 entre l’amiral Darlan et Otto Abetz marqua un tournant important pour le blocus. Pour la première fois, le gouvernement de Vichy renonçait ouvertement à la neutralité affichée depuis l’entrée en vigueur des armistices au profit d’une aide à l’effort de guerre du Reich.

Ces accords permettent à l’ouvrage de délaisser le blocus stricto sensu, au profit de la politique de collaboration menée par l’amiral François Darlan. Ses conclusions, particulièrement sévères pour l’amiral de la Flotte, sont radicalement opposées à celles de ses derniers biographes   . D’après Bernard Costagliola, l’échec des protocoles de Paris ne signifiait nullement l’abandon par Darlan de sa volonté de collaborer. Seules les modalités envisagées changeaient. Son but devenait la mise en place d’une collaboration qui fût une alliance loyale et équilibrée, en échange de l’abandon du régime d’armistice.

À travers l’étude du blocus de la France par la Grande-Bretagne, Bernard Costagliola propose une nouvelle interprétation d’éléments clés de l’histoire du régime de Vichy. Torpillant définitivement la thèse d’un "accord de fait", il présente une lecture féconde et stimulante de la collaboration voulue par l’amiral Darlan. L’ouvrage est étayé par des sources abondantes et parfaitement maîtrisées, soutenu par un style alerte et offre un modèle de rigueur méthodologique