Un cours de plus de Martin Heidegger, et sur Nietzsche de surcroît?

Pendant l’hiver 1938-1939, Martin Heidegger tint un cours. Alors que la vie quotidienne annonçait la guerre, le professeur de philosophie, penseur de la quotidienneté, choisit de faire son séminaire. L’ouvrage traduit par Alain Boutot, parfois répétitif, répétitif comme un cours au final doit l’être, et à la rédaction souvent sommaire, n’en est pas moins consistant. Une date peut-elle parler dans le et du chemin de la pensée?  Selon Heidegger, il faut tenir ensemble que les éléments biographiques ne peuvent pas expliquer la pensée et que toute philosophie digne de ce nom, et non seulement une considération isolée, est intempestive, c’est-à-dire parle et ne parle pas à son temps. Dans l’imminence du conflit, c’est-à-dire de la violence de l’Histoire qui va se faire, Heidegger s’interroge sur De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie de Nietzsche pour introduire plus généralement à sa philosophie ainsi qu’à la pensée elle-même. Que fallait-il dire et faire alors? Heidegger a voulu penser. Reste à savoir comment se disait en ce temps angoisse en allemand. Si l’on veut sentir le soufre, assurément on le sentira. On peut aussi choisir de lire un cours sur Nietzsche.


L’oubli et la vénération

Nietzche, dans cette considération, distingue trois espèces d’histoire: la monumentale, l’antiquaire et la critique, marquant trois rapports au passé selon que le vivant est respectivement “puissant et actif”, “l’être qui conserve et vénère” ou “l’être qui souffre”   . A cette tripartition, Heidegger consacre de longs développements et s’efforce d’en montrer les forces et les insuffisances sans donc, et pour cause, faire oeuvre d’historien de la philosophie. Le cours peut sembler à ce titre une vaste réécriture du passage du paragraphe 76 de Sein und Zeit où il s’agissait de découvrir ce qui manquait à cette triplicité, à savoir sa “nécessité” et le “fondement” de l’unité de ces trois espèces d’histoire. Heidegger corrige Nietzsche qui a oublié la distinction entre Historie et Geschichte, les deux termes allemands pour histoire selon que l’on vise le devenir historique ou le savoir que l’on peut en retirer. L’historialité (Geschichtlichkeit) du Dasein est au principe de l’histoire (Historie). Dans quelle histoire entendre Nietzsche ou Heidegger? Il y a une vénération qui marque “le danger de chercher simplement protection et refuge”   . Le cours est aussi une méditation de l’oubli. Que garder du passé? Et Heidegger de distinguer oubli passif et oubli volontaire. Oublier Heidegger? En Allemagne plus qu’en France, on l’oublie. Qu’on l’oublie ou non, qui saura le sens d’être de l’oubli ou de la remémoration? En lisant le cours, on peut se demander si l’on avance dans l’interprétation de Nietzsche ou de Heidegger l’interprétant. Quoi qu’il en soit, dans l’histoire des interprétations de Nietzsche, Heidegger voulait marquer une date et le changement possible de l’écoute.



Comment comprendre Nietzsche?


Heidegger n’entend pas l’entendre comme le philosophe procurant une ivresse facile et permettant de “tout mettre sens dessus dessous”   . C’est ainsi aussi qu’il se défend contre la politisation facile des thèses de Sein und Zeit   . Le Nietzsche de Heidegger est “celui qui accomplit la métaphysique occidentale”   : il est “une fin et une transition qui marque un terme mais aucunement un commencement”   . Toutefois, toute philosophie n’est-elle pas la fin de l’histoire qu’y a mené? Pour Heidegger, le refus de Descartes par Nietzsche ne fait que remplacer le cogito par le vivo   et reste dans son sillage quand bien même il le refuse. Pour n’avoir pas posé radicalement la question de l’être, Nietzsche reste dans la métaphysique. De plus, son concept de vie est équivoque, ne distinguant pas s’il s’agit  de “l’étant en entier” ou de la “vie humaine”. Heidegger interroge également longuement la caractérisation nietzschéenne de l’homme comme animal “non encore fixé” et s’efforce de faire ressortir les décisions philosophiques de Nietzsche. C’est ainsi par exemple que Nietzsche ne pose pas la question de savoir “si un épervier traverse de part en part l’espace en tant qu’espace”   et privilégie le rapport de l’animal et de l’homme au temps pour les démarquer. Comment rendre justice au passé dans la pensée? Deleuze manifeste, lui, le sens de la grande vie et le refus de l’histoire par le devenir. Ricoeur, dans L’histoire, la mémoire et l’oubli, dans son souci constant de la plus grande exhaustivité possible, trouve à la pensée nietzschéenne une autre place. Il ne s’agit pas de conduire par ces renvois à un relativisme mais de manifester qu’il en va de la responsabilité dans la pensée. A quoi répondre et faire répondre?


Histoire et folie

N’y a-t-il histoire que de la folie? Les gens raisonnables n’ont pas d’histoire. Est-ce réfuter Nietzsche que de signifier son effondrement final ou Hölderlin en rappelant ses trente-sept années de reclusion chez un menuisier? Le grand résistant René Char qui sut être ami au Thor avec Heidegger, à moins que le Thor ne soit un tort, ou alors qu’on ne sache pas évaluer le sens des amitiés, René Char donc qui en savait un bout sur l’histoire qui se fait, découvre, alors qu’il recherchait où se pose la base et jusqu’où pointe le sommet, dans la dédicace de son recueil au titre presqu’éponyme, l’impossibilité de la folie dans l’aliénation généralisée: “On ne peut pas devenir fou dans une époque forcenée bien qu’on puisse être brûlée vif par un feu dont on est l’égal.”

Il n’y a pas à être heideggerien ou nietzschéen pour lire Heidegger ou Nietzsche. Pour quelle histoire et/ou quelle vie les lire? On n’entre pas dans un auteur comme dans une religion