Défaire l’ordre symbolique qui soutient le genre, en convoquant de multiples disciplines pour construire un nouveau paradigme de société

Cet ouvrage, étonnamment, n’a reçu quasiment aucune critique, alors qu’il annonce un travail minutieux et novateur, pétri du désir d’analyser la situation française actuelle à l’aune des questions de genre – dans une perspective constructionniste clairement revendiquée et amplement développée. Marie-Josèphe Bertini, philosophe et directrice de recherches en sciences de l’information et de la communication, n’est pas une inconnue dans le domaine, puisqu’elle a déjà commis un autre ouvrage abordant les stéréotypes de genre diffusés dans les médias, analysant les grandes figures de références historiques qui leur servent de support (Femmes – Le pouvoir impossible, Paris, Pauvert/Fayard, 2002). Ici, elle s’attache à démonter les processus de fabrique du genre, de l’assignation au rôle de femme ou d’homme, dans la société française. Elle ferraille avec l’ordre symbolique unique et homogène, pour aller vers l’intégration d’une multitude d’ordres symboliques.
L’auteure convoque une foule de disciplines, de pensées, de théories, d’ouvrages, argumentant pas à pas, pied à pied, contre le bloc de l’ordre symbolique, lui opposant des pensées issues d’une variété impressionnante de disciplines, de la philosophie bien sûr, mais aussi du droit, de la politique, de l’histoire des femmes, de la sociologie, de la biologie, de la médecine, de l’anthropologie, de l’histoire des représentations, etc., s’appuyant sur des citations pertinentes qu’elle réinscrit autant dans son sujet que dans la pensée de leur auteur-e. Ce travail érudit, soutenu par une langue précise, claire, très explicative, reste malgré tout ardu, très conceptuel et convoque surtout de multiples références qu’il vaut mieux maîtriser a minima pour ne pas se sentir submergé-e. Ce choix étendu de sources doit permettre de mieux appréhender son objet : l’ordre symbolique rigide, qu’elle définit ainsi : " […] l’ensemble des lois, règles, normes, interdits et tabous gouvernant et codifiant les stratégies de sociabilité censées exprimer par extension les fondamentaux universels de l’espèce humaine"   . Cet ordre symbolique impose la différence des sexes dont l’auteure propose de penser la déconstruction – pour laisser place à une société ouverte à la multitude et au mouvement.


Le genre contre l’universalisme français
 

Le point de départ de la réflexion est l’impossibilité structurelle à penser l’éligibilité d’une femme à la présidence de la République française, ce qui amène l’auteure à réfléchir aux changements nécessaires pour créer les conditions de cette possibilité et donc aux fondements culturels qui l’ont empêchée. Elle se propose d’offrir une perspective de genre sur cette campagne, devenue, sous cet angle, historique. L’auteure rejoint là Pierrette Fleutiaux, qui avait tenté de comprendre, sous forme de roman, son vécu lors de cette campagne   . Si le ressenti est le même, l’approche est ici beaucoup plus ardue, M.-J. Bertini s’attachant à creuser les raisons fondamentales de l’adhésion collective impossible à cette candidature, qui procède du genre, de l’imposition de la différence des sexes.
Les premiers chapitres, très longs, sont des préliminaires qui synthétisent une masse d’informations, d’analyses, de pensées – fondements de la réflexion à venir.  Cette accumulation de références, et non l’accessibilité du langage – l’intelligibilité des pensées, notamment anglo-saxonnes, est l’une des qualités de l’ouvrage –, ralentit la progression vers la thèse principale, thèse qui n’est énoncée qu’à moitié de l’ouvrage (au début du cinquième et dernier chapitre). Le postulat du genre est clair : "C’est précisément cette co-construction, ce chiasme dans lequel le féminin et le masculin se soutiennent l’un de l’autre en s’opposant, ou plus précisément en s’excluant unilatéralement, qui constitue le Genre. Être rangé dans l’une ou l’autre catégorie implique des attitudes, des comportements, des croyances et des pratiques différentes dont le but est l’ancrage social et culturel de la différenciation."  
Le genre constitue pour M.-J. Bertini la première technologie du pouvoir qui influe directement sur la construction de nos savoirs et de nos représentations. L’auteure, très au courant des publications sur le genre, les questions féministes et les théories queer, opèrent à partir d’elles un décapage et une synthèse – pour nous amener à entendre sa proposition, son analyse de la situation actuelle, affirmant que la question est de savoir " ce que nous voulons faire de ce que le Genre fait de nous ". Ébranler les normes qu’il produit passe par une ouverture à la pluralité des interprétations, en refusant de les fixer en conventions, car les théories du Genre sont des théories de transformation sociale, de transformation de la réalité. Critiquant l’imposition d’un universalisme à la française, elle propose d’accepter " qu’une connaissance soit localement élaborée, historiquement et socialement située ", tout en s’efforçant de contourner l’écueil de la relativité absolue des valeurs par l’idée d’un relativisme partiel. La contestation des savoirs et des pouvoirs établis ne serait ainsi pas seulement une pure opposition, mais une proposition de savoirs multiples qui aurait tout de même des cadres.


Vertiges et limites


Sur ce point-là, la démonstration aboutit à un laboratoire dont les modalités d’applications sont moins claires. Des pistes sont ouvertes, avec notamment la réappropriation de savoirs par les communautés vaincues de l’histoire (peuples colonisés, femmes, minorités sexuelles, classes économiques défavorisées) et par la production de savoirs rigoureux sur ces communautés. M.-J. Bertini développe ainsi une conception claire de la tendance de la recherche actuelle qui s’avère particulièrement fructueuse : celle d’une nouvelle épistémologie de la connaissance qui intègre la multiplication des points de vue et la pluralisation de la connaissance   , car valoriser ces points de vue revient à leur donner du pouvoir.
M.-J. Bertini offre donc un panorama de l’évolution de la pensée du genre dans son rapport à l’ordre symbolique et aboutit à la nécessité de dissoudre les identités fixes pour en inventer d’autres, plurielles et fluides. L’auteure fait preuve d’une grande honnêteté intellectuelle et d’une rigueur dans le rendu des idées, puisées au corpus français et anglophone, explicitant les concepts, donnant les ouvrages de références, les reliant à son propos. Pour les lecteurs novices, c’est une mine de sources. En suivant le fil déroulé par l’auteure, nous parvenons à comprendre son analyse des forces en présence aujourd’hui et des moyens de pression possibles pour faire basculer la connaissance vers une autre conception du monde, pour forger une autre fabrique des valeurs qui ne reproduise plus l’ancien système, dont l’historicité est clairement notée.
M.-J. Bertini s’attaque ensuite au pan économique de l’ordre symbolique, aux avantages économiques et sociaux découlant de la bisexualisation de notre société, puis à la notion de sacré qui fait retour dans le mythe des origines. L’ouvrage scrute alors tellement de pistes qu’il en devient vertigineux. Au final, elle déconstruit les mailles serrées de l’ordre symbolique qui voudrait nous imposer les conséquences d’une différence sexuelle qui ne prescrit rien, ouvrant les portes à la conception que d’autres normes et règles sont possibles, rabattant le symbolique du côté du social, et donc du transformable.


M.-J. Bertini combat cet ordre symbolique unique, se proposant de démontrer l’inexactitude de l’immuabilité sur laquelle il repose et de valoriser des ordres pluriels et mouvants, inscrits dans des contextes sociohistoriques précis. En excellente philosophe, elle repère les changements de paradigmes, mais sans les insérer dans une perspective plus historique, qui aurait permis d’enrichir encore son approche par les contextes historiques de productions de ces paradigmes. L’histoire reste le parent pauvre de cette brillante étude des tenants et aboutissants de l’imposition genrée dans une société française qu’elle critique à juste titre pour sa réticence à desserrer cette emprise du genre, reflet de normes qui vont à l’encontre des aspirations à plus de liberté et d’autonomie directement choisies par les populations. Aussi, la question de la mémoire est-elle trop rapidement abordée, laissant en suspens l’intérêt que la discipline peut avoir, et a déjà eu, dans la mise en place d’un autre savoir, surtout pour les femmes. La transmission d’autres modèles et la remise en cause des conceptions erronées au sujet des sociétés précédentes demeurent cruciales dans les changements opérés au sein de la fabrique de l’histoire. L’ouvrage questionne donc les représentations, cherchant à changer les moules, à les remplacer par des fabriques plus vivantes et mouvantes, non fixes, de manière à répondre aux besoins des individus composites qui habitent notre société.
Cependant, quelques limites se font sentir lorsque l’auteure insiste sur la réalité de la différence des sexes, pour mieux la réinscrire dans une historicité, dans un conditionnement culturel et social. Il semble qu’elle ne conçoit pas que, là aussi, la palette entre les deux sexes officiellement reconnus est large et de plus en plus habitée par une multitude qui ne se reconnaît pas dans le choix binaire imposé. L’idée même de ces deux pôles est attaquable, ce qui ne s’oppose pas à l’affirmation de l’auteure selon laquelle la différence des sexes est un mode de régulation sociale et d’organisation parmi les possibles, et que l’aspiration est celle de " la pluralisation des sexualités " et du " foisonnement des identités sexuelles "   , mais cela aurait mérité d’être explicité. De même, sur la question de la place de la mémoire, nous l’avons vu, M.-J. Bertini n’est pas claire   . On pourrait penser qu’elle acquiesce à une certaine amnésie, alors qu’il me semble qu’au contraire la connaissance historique et sa transmission agissent sur le présent et participent de l’ouverture plurielle qu’elle revendique. Enfin, si l’ouvrage livre une synthèse pertinente et nourrie de l’évolution des questions féministes aux questions de genre, il intègre aussi, sans le dire ouvertement, tout ce qui travaille les questions queer. M.-J. Bertini effleure la question sans la prendre à bras le corps, comme c’est le cas pour le genre. La question de la multiplicité, des théories multi-culturalistes sont convoquées sans que les références anglophones soient autant présentes que pour l’analyse du genre. On regrette aussi certaines omissions, l’auteure évoquant les nouveaux médias, les réseaux numériques, mais évitant les formes symboliques (artistiques, littéraires et autres), qui sont aussi de formidables laboratoires contemporains. L’auteure conclut donc en accord avec les pensées queer et multi-culturalistes, mais sans faire l’exceptionnel travail de réflexion et d’argumentation qu’elle mène avec brio pour le genre.


Un formidable projet
 

Au final, cet ouvrage est à lire pour la richesse des réflexions qu’il égrène tout au long de la démonstration, et pour les portes qu’il ouvre, la synthèse des multiples disciplines qui convergent vers la construction d’un nouveau paradigme mis en évidence avec brio. Soulignons également l’extrême rigueur des citations, la philosophe précisant toujours avec une extrême honnêteté ce qui vient d’ailleurs, restituant son emprunt tout en l’articulant à sa propre démonstration. Cet ouvrage donne donc accès à une convergence de recherches visant à redynamiser la pensée d’un meilleur vivre-ensemble dans notre société, dans un mouvement vivant et fécond qui ne doit pas craindre les réticences et les crispations qu’il suscite. L’auteure est convaincue que le processus est en marche et qu’il se fera, malgré tout, avec toutes les forces qui l’animent. Renverser l’ancien ordre immuable pour lui substituer un nouvel ordre qui ne se fixe pas de but transcendant, mais chemine au plus près des aspirations de ses diverses composantes, ouvert au défi de l’avenir, à l’intégration des multitudes dans la production du savoir et dans la détention du pouvoir, tel est le formidable projet de société auquel l’auteure appelle, sans éviter de répondre à ses contradicteurs et contradictrices.