* Cet article est issu de la revue Etudes européennes.

 

Le terme anglo-saxon think tank, apparu après la Seconde Guerre mondiale ne recouvre que très partiellement la réalité des structures existantes en Europe. Dans le seul cas de la France, le terme, flou et plastique, englobe aussi bien des fondations nationales, des associations relevant de la loi 1901 ou encore des structures sans réels fondements juridiques. Son usage permet à la structure de bénéficier d’une certaine aura, d’un label   d’expertise auprès du grand public et des médias sans pour autant toujours la justifier.

L’émergence des think tanks aux échelles nationale et européenne appelle une analyse comparée. Cependant, plus qu’une étude quantitative sur le nombre de structures par pays ou les fonds dont elles disposent, ces comparaisons doivent retenir également des critères d'appréciation de type qualitatif prenant en compte les raisons culturelles et structurelles de leur implantation et de leur poids respectifs selon les pays. Les think tanks doivent, en effet, être lus au prisme des configurations sociopolitiques dans lesquels ils émergent.

Trois grands modèles peuvent être perçus. Le premier serait, bien entendu, le modèle américain, grand pourvoyeur d'experts pour les administrations grâce aux phénomènes du "revolving door " et du "spoil system".  Historiquement né de, et avec, la démocratie américaine, il s’appuie sur l’essor des grandes fondations philanthropiques comme Carnegie, Rockefeller, Vanderbilt dont l’une des ambitions était alors de former des administrateurs civils et d’aider les structures urbaines à gérer leur développement. Les think tanks américains constituent à ce titre un élément structurant de la vie politique américaine. Leur participation régulière aux débats politiques peut, en partie, expliquer que les partis démocrate et républicain ne prennent réellement de consistance qu’au moment des élections présidentielles.

Le second modèle correspond aux fondations allemandes (les Stiftungen) – qui, là encore, ont émergé dans une configuration historique bien particulière. De très nombreuses fondations allemandes ont été, en effet, créées pour représenter à l’étranger un Etat alors privé de moyens   . Elles sont, par conséquent, très complémentaires de l’action étatique par leur capacité à faire vivre des réseaux et à entretenir différentes formes de dialogue   , aiguillonnant et préparant les décisions politiques   . De surcroît, elles entretiennent des liens très étroits avec les partis politiques.

Le troisième modèle correspond à la figure du think tank britannique dont la généalogie s’inscrit entre deux archétypes dont le point commun est le développement d’une expertise politisée et autonome. La Fabian Society, créée en 1884, constitue aujourd’hui vraisemblablement la plus ancienne des fondations politiques européennes, voire mondiales   . A travers l’organisation de lectures publiques et la publication de pamphlets, la Fabian Society avait alors pour ambition de préparer la Grande-Bretagne à la pensée socialiste progressiste (c’est-à-dire non marxiste). Il s’agissait d’un travail de pédagogie, inscrit dans la longue durée et principalement destinée aux ouvriers et aux pauvres gens. C’est, par exemple, par la volonté de certains de ses animateurs (Sidney et Beatrice Webb, Graham Wallas, Georg Bernard Shaw et H.G Wells par exemple) que fut fondée en 1895 ce qui est devenu aujourd’hui l’une des plus grandes références mondiales en matière d’enseignement de l’économie, la London School of Economics and Political Science (LSE).
La création de ce qui fut ensuite surnommé Chatham House, l’une des plus grandes références dans ce domaine, obéit, avec des objectifs différents, à des modalités identiques. Son histoire montre l’enjeu fondamental d’un savoir structuré et organisé à des fins de décisions stratégiques et politiques. The Institute of International Affairs, nom initial de Chatham House, doit sa création à la volonté de différents diplomates britanniques et américains, négociateurs à la conférence de Paix de Paris. Constatant que la Première Guerre mondiale avait provoqué de profondes mutations du système politique international, ils avaient alors décidé de créer un espace de réflexion anglo-américaine divisée initialement en deux branches territoriales.

Aujourd’hui l’émergence des think tanks correspond  au développement et à la multiplication des formats de diffusion du savoir : l’information qu’ils produisent peut être consultable depuis des sites de partage de vidéos comme Youtube ou Dailymotion ; elle peut également être écoutée au moyen des modes de balladodiffusion et être téléchargée sous forme de textes depuis les sites internet de ces institutions. L’industrie des réseaux a démultiplié le pouvoir informationnel, et ces instituts l’ont exploité, ayant autant – sinon plus - vocation à la visibilité qu’à l’animation du marché des idées. Exploitant les multiples sources de l’information et déployant leurs recommandations sous différents formats, les think tanks, aujourd’hui, conjuguent l’attraction des formules et l’autorité d’un savoir à la fois académique et pratique. Ils demeurent profondément dépendants de l’environnement politique, juridique et social dans lequel ils sont inscrits. Les capacités de traitement de questions complexes et de réactivité face aux événements entretiennent un rapport stratégique avec les formes traditionnelles de pouvoirs et avec les moyens financiers. C’est pourquoi, si dans une très large mesure, le phénomène d’émergence des think tanks est souvent perçu comme un signe de vitalité de la société civile, il peut également relever d’un certain affaiblissement du pouvoir ou bien de nouveaux modes de régulations des Etats-nations.

Un tel phénomène peut être observé en France où traditionnellement l’Etat domine  l’élaboration (la formulation) et la distribution du savoir politique tant dans le domaine structurel (par exemple, le Conseil d’Analyse Economique, le Conseil d’Analyse Stratégique ou encore le Centre National de recherche scientifique) que sur un plan symbolique   . Cependant dans un environnement politique ouvert et favorisant une concurrence autant entre les États eux-mêmes à l’intérieur  des enceintes internationales qu’entre des Etats et des Organisations interétatiques, une culture des corps intermédiaires et des relais devient nécessaire. Ce que constate Nicolas Tenzer dans le rapport commandé par le Premier ministre   . Ce serait l’une des raisons selon lesquelles la France, pour avoir traditionnellement privilégié une politique de prestige et de puissance, ne serait dorénavant que difficilement adaptée à un environnement où les négociations sont continues et où la concurrence "s’exerce sur les biens et sur les services, mais aussi sur les méthodes et les pratiques, une concurrence sur les droits, une concurrence sur l’image et, bien sûr, une concurrence intellectuelle et sur les savoirs".

De profondes transformations des outils de la décision sont à l’œuvre. L’Europe est aujourd’hui le siège de négociations continues, à toutes les échelles (techniques, normatives mais aussi locales, régionales etc..). Le travail d’influence exige également une présence forte, à toutes les échelles de la décision et de la formulation politique. Les think tanks y fonctionnent comme des interfaces facilitant la diffusion des principes formulés par les hauts fonctionnaires européens auprès des responsables politiques nationaux et/ou comme des chambres d’écho de revendications différentes. Ces échanges d’argumentaires constituent un travail de traduction et d’adaptation qui relèvent des processus d’intégration transformant, en retour, les outils traditionnels français.

Pour l’Etat français, la prise en compte de telles élites stratégiques implique de mettre à jour une importante partie de son logiciel politique, en élargissant sa vision de l’expertise, de ses multiples champs d’action mais aussi de ses différentes formations possibles (universitaire, professionnelle, syndicale, etc.)