Les portraits de quatre créateurs majeurs de l'histoire du cinéma par un cinéaste "visionnaire". Une extraordinaire aventure poétique et anthropologique.

* Cet ouvrage est publié avec l'aide du Centre national du livre.

 

Pour redécouvrir Brakhage... autant que Méliès, Griffith, Dreyer et Eisenstein

Stan Brakhage, l'auteur de ce livre, est connu comme une figure essentielle du cinéma expérimental, plus précisément, d'un mouvement qui émergea à la fin des années 1950 aux États-Unis, en opposition radicale à la standardisation hollywoodienne du cinéma, appelé parfois New American Cinema : une sorte de Nouvelle Vague, en plus excentrique et excessive dans son "dérèglement de tous les sens" (selon la formule de Rimbaud, réactualisée). On retient ainsi ses films Anticipation of the Night (1959), Dog Star Man (1964) ou Mothlight (1963), puis ses contributions plus tardives au film peint sur pellicule, comme The Dante Quartet (1987). Pourtant, malgré cette renommée certaine, son oeuvre gigantesque, généreuse et complexe, reste largement méconnue – réduite à quelques titres emblématiques – surtout en France. Sont méconnus, non seulement l'ensemble de près de 400 films réalisés par Brakhage jusqu’à sa mort en 2003, mais encore, ses importants écrits. Seuls son manifeste Metaphors on Vision (1963), puis sa lettre à un jeune poète (riche de précisions techniques), A Moving Picture Giving and Taking Book (1966), ainsi qu'un entretien de 1963 avec le critique P. Adams Sitney, avaient pour l'heure été traduits et publiés en France   ). Brakhage a cependant laissé de nombreux autres écrits sur le cinéma, comme d'ailleurs, sur les autres arts (peinture, poésie, musique, danse...). S'ajoutent enfin les cours et conférences qu'il donna, notamment au titre de professeur à l'Université du Colorado à Boulder de 1969 à 2002, et de professeur invité régulier à l'École de l'Art Institute de Chicago de 1969 à 1981.
The Brakhage Lectures, récemment parues, présentent quatre conférences données par Brakhage en 1970-71 dans cette dernière institution, réécrites par leur auteur. Chacune présente la bio-filmographie d'un cinéaste : Méliès, Griffith, Dreyer et Eisenstein. Chacune des parties du livre peut se lire de manière autonome, bien qu'un style de vision très original donne sa cohésion au recueil. C'est en effet le cinéaste "visionnaire"   ) qui nous parle à travers cet écrit.
Brakhage prévient son lecteur en ces termes : c'est "une fiction EN fait"   qu'il propose. Il s'explique : "Mon histoire est bien évidemment basée sur des faits."   – des faits biographiques et des images filmiques. Mais aussi, il annonce : "Je vais vous mentir comme le font les camelots... Je vais vous raconter une histoire dans le but de dévoiler la vérité."   Ce qui peut frapper d'abord, c'est le pittoresque du ton employé par l'auteur, tantôt badin, tantôt emphatique, tout sauf académique. Héritage de l'origine orale du texte (car Brakhage fut un orateur plus proche du troubadour médiéval que du conférencier contemporain). Le lecteur qui s'en offusquerait, manquerait cependant l'exigence intense de l’"aventure" que propose Brakhage   . Voici son postulat profond : "Aucun artiste n'a jamais pu comprendre ses propres oeuvres. Seuls ceux qui appréhendent ces oeuvres avec créativité peuvent entrapercevoir leur réalité (…) Seuls ceux qui dépensent autant d'énergie créatrice pour appréhender l'oeuvre qu'il en faut pour la réaliser sont à même de dépasser les leurres formels qui entourent ce qui se révèle dans l'art d'un cocon quasi impénétrable d'impressions familières. "  

Autant dire que Méliès, Griffth, Dreyer et Eisenstein vus par Brakhage, cela donne une image de ces quatre cinéastes aussi éloignée de leurs représentations habituelles, attendues, (éculées ?), que peuvent l'être les images d'un film de Brakhage des images conventionnellement admises comme documentaires au cinéma. Dans son travail de cinéaste, en effet, Brakhage subvertit considérablement le dispositif cinématographique : déréglage du point et de la luminosité sur l'objectif de sa caméra, ajout de lentilles déformantes et de filtres divers, surimpressions (physiques ou optiques), traitements chimiques de la pellicule, peinture et gravure sur la pellicule, collages et collures, etc. Mais tous ces procédés ne tiennent jamais, chez lui, du baroquisme ou de l'iconoclasme. Son but est plutôt de dépasser les apparences formatées, "les leurres formels"   , pour actualiser ce qu'il appelait, dans Metaphors on Vision, "une faculté de voir supérieure"   . Plus profonde ou véridique ? Peut-être. Plus vivante ? Sans doute. Lire The Brakhage Lectures implique une expérience analogue. Il s'agit d'accepter de voir toutes les bienséances formelles et factuelles malmenées (comme, par exemple, se figurer la psyché foetale de Méliès !) pour laisser fulgurer quelques vues saisissantes. 
Évidemment, qui chercherait là un recueil classique d'histoire du cinéma se trouverait dérouté. Partant des documents relatifs aux cinéastes (éléments biographiques et films), somme toute assez connus, Brakhage en élargit considérablement les perspectives : il emporte notre regard dans un spectre hybride et vaste, informé par la psychanalyse freudienne, les mythes, l'histoire de l'art occidental depuis la Renaissance (nous croisons Dante, Michel-Ange, Rembrandt), voire au-delà (le théâtre nô ou l'art des caverne sont évoqués), et une manière moderniste, rétrospective, de voir les films (ainsi, par exemple, Brakhage nous propose d'imaginer une projection du film "Intolérance flouté" car "C'est le premier film qui pourrait survivre à un tel traitement et qui se soutiendrait de lui-même dans les déploiements de riches contre-formes noires et blanches et dans des rythmes de développement."   ; ou bien, Gertrud est re-vu comme "le plus grand drame-de-lumière jamais réalisé"   , soit, le film "dans la lumière de sa propre factualité"   Nous entrons alors dans un kaléidoscope fabuleux de temporalités à échelles variables, où volent en éclats tous les découpages et les repères conventionnels (genre, école, période, style, auteur) de l'histoire du cinéma.

Biographies ?

L'approche biographique, une vie et une oeuvre pour chaque étude, pourrait prêter à contresens. En tant que réalisateur, Brakhage s'est déjà beaucoup entendu reprocher de faire un cinéma "personnel", en particulier depuis les années 1970 par les théoriciens marxistes et féministes. Par ailleurs, même si c'était une forme d'éloge, P. Adams Sitney put qualifier son cinéma de "lyrique"   . Ce préjugé tenace, une nouvelle fois, ne tient pas, à la lecture de The Brakhage Lectures. La vie et l'oeuvre n'entretiennent pas la relation simpliste d'un Ego qui s'exprimerait dans des formes filmiques, comme la matérialisation dirigée d'une intériorité. "Biographique" ne signifie pas non plus qu’on se trouve dans l'anecdotique, le personnel – la "petite histoire". Lorsque ça y ressemble (comme, par exemple, ce qui relève de la sphère familiale des réalisateurs), ces détails semblent grossièrement inventés par Brakhage, ou alors (mais c'est sans doute aussi la raison de leur invention) ils sont retenus pour leur représentativité, frappante, d'un contexte plus beaucoup large. Ainsi le père de Griffith, "le Colonel Jake Wark Griffith"   est présenté au début du texte parce qu'il "incarnait « l'esprit de la guerre »"   , la culture et un contexte historique militaristes des Etats-Unis, "un vent martial"   et, pour l'homme Griffith, un "Papa-Guerre"   , une instance avec laquelle il dut lutter et composer de différentes manières tout au long de sa vie-carrière, jusqu'à l'apothéose expiatoire d'Intolérance, dépeinte violemment à la fin du texte, dans une scène d'hystérie collective face à "l'auto-évidence nationale"   en projection, laquelle sonna la chute de Griffith, en crucifié du box-office, d'un refoulement massif. On l'aura compris, de telles fresques, tourmentées, doivent beaucoup au Freud de Malaise dans la civilisation. Soit cette part de la pensée de Freud qui s'intéresse, par-delà l'individu, au collectif. Brakhage ne manque d'ailleurs pas d'insister, à propos du film Intolérance : "c'est tellement de son Temps et de son Lieu"   . Où est passé l'auteur ?

Sans cesse, en effet, reviennent des notions telles que "détermination" ou "influence". Brakhage formule une vision très a-personnelle, anti-lyrique, de ce qu'on appelle, habituellement, la création artistique – laquelle découlerait, ou devrait découler dans l'idéal, d'une source unique, individuelle : son auteur. Brakhage insiste au contraire sur l'influence des milieux culturel, historique et géographique. Ainsi  son portrait de Dreyer commence par poser avec insistance "ce Danemark du XIXe siècle" où naît et grandit le petit garçon : "à travers le frimas, la glace, les moissons estivales, la religiosité pesante, le péché comme plaisir (…) le dur climat de cette zone (…) un paysage quasi plat et blanc, tout de neige ou de blé"   . Un milieu austère, d'où les formes filmiques de Dreyer, dans leur rapport tourmenté au classicisme, paraissent dériver comme dans une convulsion vitale spectacularisée.
Pour Eisenstein, les forces de censure en jeu sont moins sociales que politiques, sous le gouvernement de Staline : il s'agit alors de les contourner, ce qui infléchit encore les formes filmiques, obligeant le cinéaste à des trouvailles. Mais dans les portraits d'Eisenstein et de Méliès, il s'agit surtout de forces plus primordiales, presque an-historiques, qui déclenchent les obsessions stylistiques et visuelles des cinéastes. Brakhage décèle notamment dans le cinéma d’Eisenstein les signes d'un déchirement totémique, fondateur et perpétuel, entre l'homme et son animalité. Il relit (ou plutôt revoit) dans cette optique le célèbre passage de La Grève, où les faces humaines et les faces animales sont présentées en surimpression, ou bien alternent en montage très rapide. Il écrit : "voir se transformer un humain en animal, et vice versa", "cette transformation d'image absorbe les énergies originaires"   . Brakhage perçoit encore l'expression de cette lutte anthropologique primordiale, dans une séquence d'Alexandre Nevski, telle qu'il la décrit : "Des chevaliers teutoniques sont masqués comme des bêtes et érigés en totem, dans une chevauchée cauchemardesque ; et, en tant que lignes parfaitement verticales et noires sur le blanc de la neige et de la glace, ils sont finalement « défaits » dans un démantèlement linéaire... dans la plus grande agitation de diagonales héroïques jamais réalisée par Sergueï... et détruits, cheval/homme, membres/sabots, masques, avec tout le reste, morceau par morceau (…) en montage court, pour mourir dans l'eau."   Brakhage enrichit enfin l'isotopie de la dualité homme/animal en étudiant les figures de barbus, tels Alexandre Nevski ou Ivan le Terrible, remarquant : "La barbe est quasi toujours mauvaise dans les films d'Eisenstein, c'est le « signe de la bête »... l'animal, l'ennemi"  
C'est en somme une vision assez naturaliste (au sens de Zola) de la création artistique que Brakhage compose ici – en insistant sur les influences des milieux et des pulsions originaires (de cette sorte qui fait "passer un « frisson » électrique le long de la colonne vertébrale"   sur les individus. A cet égard, une critique qu'on pourrait lui adresser, concernerait le libre-arbitre humain... Mais l'intérêt de cette vision demeure, de dépasser la question traditionnelle de l'intentionnalité du créateur, avec son présupposé de toute-puissance de l'individu, tel un Dieu ou un Tyran – ce qui est d'ailleurs, selon Brakhage, la réussite et l'échec d'Ivan Le Terrible, "Sergueï devant « l'Ivan » qu'il imagine..."   , signant "son plus grand film", "une totalité parfaite", "Architecture structurée", "Ballet parfaitement organisé"   . Brakhage préférait, dans son propre travail de cinéaste, les voies de l'improvisation et de l'automatisme à celle de l'hyper-contrôle. Ce qui passe de cette sensibilité artistique dans le livre, permet au moins de sortir des ornières (oeillères ?) d'une conception "auteuriste"/"intentionnaliste" du travail artistique. A première vue dans ce sillage, les quatre filmo-biographies du livre proposent tout autre chose. La vie-oeuvre s'y présente plutôt comme un complexe au carrefour d'un réseau de forces historiques, sociales, politiques, économiques et anthropologiques.

On pourrait ainsi reprendre le mot de Nietzsche sur la fonction du philosophe, médecin de la civilisation. Dans ses Lectures, Brakhage formule un diagnostic des créations cinématographiques comme le symptôme de leur culture et de notre civilisation. Par-delà les cartographies consensuelles du "personnel" et des Systèmes, c'est une Bio-logique, au sens profond, qu'il révèle dans ses portraits de cinéastes.

Mythologie

Une perspective anthropologique plus particulière explorée par Brakhage est le mythe de l'Artiste dans notre civilisation. The Brakhage Lectures a un côté Le Vite de' piu eccelenti registi (pour pasticher le célèbre titre de Vasari). Ses choix de cinéastes ne sont manifestement pas anodins : Méliès, Dreyer, Griffith et Eisenstein sont parmi les plus illustres de l'histoire du cinéma. On sait aussi qu'ils furent des "inventeurs" du 7e art, qui transformèrent l'invention technico-industrielle du dispositif cinématographique en médium d'expression – et à cet égard, le choix de Méliès, plutôt que Lumière, est particulièrement révélateur. Méliès : "le premier dans l'histoire moderne à transformer un « médium » en « art »", "le premier homme à voir dans les films un médium donnant accès à une sur-nature et à un infra-monde"   Quant à Griffith : "il devint le Grammairien"   – c'est connu. Mais surtout, ce qui intéresse Brakhage dans ces figures d'héroïques pionniers, c'est le mythe même de leur héroïsation. Il ne s'agit pas de le critiquer (en polémique d'historien – brevet d'invention à l'appui), mais plutôt d'en jouer, pour en révéler la dimension mythique. 
En archéologue de nos représentations, Brakhage exhume une tradition ancestrale, dans l'histoire de la civilisation occidentale : celle de la biographie d'artiste, en ce sens large où, avant même la Renaissance et son archétype par Vasari, elle prît naissance chez les Grecs, lorsque la poésie épique infiltra les biographies d'artistes. L'héroïsation de l'artiste reste actuelle à l’ère du cinéma : voilà ce qu'exhibe Brakhage. Il rejoue ainsi des codes littéraires, en apparence, anachroniques – comme il est particulièrement frappant dans la biographie de Griffith. Dans l'incipit, le "jeune géant, David"   , tel un dieu d'Hésiode, apparaît au milieu d'une véritable cosmogonie, où figurent "la lune" et "le soleil", et "il n'avait qu'à cracher pour atteindre les étoiles", tandis que "le vent du destin lui soulevait les cheveux"   ! Cet être extraordinaire "avait grandi timidement au milieu des autres (mais) son destin avait emporté toutes ses pensées loin de leur manière de voir les choses"   . Thème typique de la biographie d'artiste : l'enfant prodige ou rêveur, qui déjà, donne les signes prémonitoires de sa grandeur future. De même, Dreyer, "voué à grandir pour devenir artiste"   , est marqué d'un signe onomastique, dans son deuxième prénom, "Theodor (« don de Dieu » en grec)", "l'étoffe des héros"   . Au plan plus pragmatique, la glorification de l'Artiste, comme depuis la Renaissance, se marque dans la signature et le nom propre, ainsi : "(en) 1908, notre héros vivant signe de son nom, Griffith, un contrat précisant qu'il réalisera des films pour la Biograph Co. Très peu l'appellent encore « David » ; dorénavant, son nom est « D.W. » et/ou simplement « Griffith »... Son moi gigantesque commence à s'imposer au sein du pouvoir économique."   Parvenu au sommet, il évoque alors Dürer en Christ : "il était le 1er dieu hollywoodien du monde... Il a donc planté cette Sainte Croix [Holy Wood] américaine"   . Brakhage ne lésine pas dans l'emphase pour dépeindre la démesure titanesque, figurant Griffith en tournage, "à 20 mètres dans la tour de sa caméra, surplombant les armées de ses acteurs costumés pour une guerre de Sécession postiche et dispersés sur des kilomètres"   , les dirigeant, à "brandir sa main, comme le Dieu de Michel-Ange qui touche Adam"   , dans un délire de gigantisme qui paraît sans borne : "Voyez-le encore grandir sur les murs et les tours d'une Babylone de plâtre (…) dans ce qu'il appelait le « Drame Solaire des Âges »"   . Mais le texte se clôt sur l'évocation du dernier projet de film de Griffith : "provisoirement intitulé Le Christ et Napoléon (eh oui, David et Goliath, encore...) qu'il désirait tourner en Asie avec des centaines d'acteurs – lorsqu'il mourut."      

L'Homme-Dieu, ou le Créateur : Brakhage décèle encore ce credo propre à nos représentations (occidentales) sur l'Art, dans certaines théories sur le cinéma. Lui paraissent problématiques, à cet égard, les théories du prétendu "réalisme ontologique" du cinéma, avec leurs corrélats d' "effet de réel", de "présence" du Monde. Brakhage ironise à propos de tels spectacles cinématographiques, illusionnistes, de telles "créations" : "Pour sûr, cela pourrait défier le ciel et/ou presque Dieu en personne."   Nos cinéastes "réalistes" seraient-ils les descendants de Zeuxis, le peintre légendaire grec, glorifié pour ses raisins capables de tromper les oiseaux, venus les picorer sur la fresque ; de cette tradition que poursuivirent, dans leurs aspirations mimétiques, les divini artisti de la Renaissance ? Même vanité humaine, dans ce dispositif moderne ?

L'Homme et les images

A travers ces quatre vies créatrices, Brakhage donne encore à penser le statut de l'image : apparences, hallucinations, fantasmes, représentations collectives, ou purs jeux optiques d'ombre et de lumière sur la surface plane d'un écran ? Quel rapport au réel construisent les images filmiques ? Brakhage ne prétend pas donner de réponse tranchée (n'écrivant là ni une théorie, ni un manifeste); simplement, il dépeint des faiseurs d'images aux prises avec ces interrogations – livrant une réflexion vive et ouverte (qu'il revient au lecteur de méditer pour son compte). Le portrait de Dreyer est particulièrement tourmenté à cet égard. Débutant par une carrière de journaliste, qui lui fait croire un temps au "cinéma comme reporter de vie", machine à enregistrer des "bandes de prétendue « réalité »", soit "le rêve suprême du journalisme"   , Dreyer en vient à douter. Passé son premier film Le Président, Brakhage envisage son oeuvre plus tardive comme la reformulation incessante d'une crise de croyance dans l'image filmique "au sens journalistique du Fait"   ; avec de film en film, des modulations, des évolutions et des retours – thématiques et visuels – symptomatiques. Ainsi, les problèmes de la foi religieuse, du procès de La passion de Jeanne d'Arc au miracle d'Ordet ; le satanisme, la sorcellerie et les superstitions, des Pages arrachées au livre de Satan à Vampyr, en passant par Jour de colère. Autant de formulations dramatiques des tourments de qui cherche à croire raisonnablement aux images. Dans un beau passage sur les valeurs de noir des images de Vampyr, Brakhage note cette manière possible d'y croire : "Il n'a pas atteint le Fait (comme un journaliste aurait pu le faire), ni la Vérité, mais il a atteint plutôt (puisqu'il était cinéaste) l'absolue puissance du Faux, ce pouvoir que le Faux détient sur l'esprit et sur le corps matériel. Ce film pourrait être... et il l'est !... la Messe Noire d'un journaliste"   .
Le portrait de Méliès met au jour, le travail des formations fantasmatiques – car c'est le texte le plus porté vers une psychanalyse du Moi, parmi les quatre. Les fantasmagories filmiques font l'objet d'analyses psychanalytico-visuelles, assez libres, occasion notable toutefois de pages fabuleuses du point de vue de l'imagerie littéraire déployée, presque surréaliste, notamment autour de la figure de la femme : "femme-cygne", "sirène", "sorcière", "ligne" de danseuses "d'une magie indivisible et effrayante", "levant les jambes en l'air" "suggérant sans équivoque quelque danse sexuelle"   . Reste qu'on n'est pas forcément convaincu par l'hypothèse d'un archétype (maternel pré-natal) à l'origine de cette déclinaison : "la Femme-Ventre dans des figures indéfiniment renouvelées."   L'important n'est pas là. Car ce texte est une fable, pas un diagnostic scientifique.


Un livre de cinéaste

Livre d'artiste, extravagant et intense, The Brakhage Lectures méritent d'être lues bien au-delà des cercles cinéphiles. La vocation initiale de Brakhage, qui voulait être poète, transparaît dans la valeur littéraire de ce livre. Il n'en reste pas moins enrichi par un remarquable caractère cinématographique. La projection d'images en salle se transpose, ici, en projection d'images mentales, abondantes et fabuleuses. Brakhage déclenche son spectacle imaginaire, à renfort d'injonctifs de visualisation, abondamment parsemés dans le texte  : "voyez… !" ; "pouvez-vous vous figurer... ?", "imaginez... !", "regardez.... !", ceux-ci se multipliant parfois dans une même page comme dans l'accélération d'un montage filmique torrentiel (...très brakhagien) !
Le montage, comme tel, apporte aussi sa contribution au livre. Le texte sur Dreyer est construit entièrement sur une procédure de montage, productrice de sens : Brakhage entrecoupe régulièrement son récit de fragments choisis d'un conte de Hans Christian Andersen, compatriote de Dreyer, La Reine des neiges. Un dialogue poétique s'instaure entre la vie du cinéaste et l'univers du conte, peuplé d'apparitions merveilleuses, ou d'hallucinations – allégories ou métaphores du faiseur d'images de lumière et d'ombre, et psychanalyse de l’inconscient collectif qui l'habite (car "Carl a bien dû lire cette histoire à plusieurs reprises"   , petit garçon). La pensée que produit ce "puzzle"   demeure flottante, complexe et insaisissable, mais de manière heureuse : pensée plus lumineuse. Sur ce point encore, voici une parenté avec le cinéma : avec la "pensée visuelle en mouvement" (moving visual thinking) que Brakhage revendiquait pour ses films, par opposition à la pensée conceptuelle (thought), arrêtée.
On songe encore au cinéma, cette fois, à ses figures humaines (au sens de L'Homme visible   , dans la forte empathie anthropologique qui anime le livre. Brakhage manifeste un effort patent pour instaurer une proximité humaine, assez rare, avec ces Grands Maîtres du cinéma : les nommant familièrement par leurs prénoms (Georges, David, Carl, Sergueï), puis les figurant dans leur présence humaine première, tel Dreyer enfant, "petit blondinet", "à la peau claire" et "rougie", "aux yeux perçants"   , "jouant à la marelle"   dans l'hiver froid du Danemark – être en chair et en os, susceptible de nous attendrir !
Enfin, c'est toute la pensée qui porte ce livre que l'on pourrait qualifier de cinématographique : cette pensée vivante, vibrante et enthousiaste. Car, comme aime à le rappeler Brakhage, selon l'étymologie : "ému (signifie) mis en mouvement"   .