Le parcours d'un artiste porté par une quête de "l'âme du peuple", à travers l'éducation des regards.

La relation complexe et ambiguë qui lie les pôles “art” et “peuple” ont, depuis le XXe siècle et par leur dimension romantique (l’archétype de l’artiste politique et surtout humaniste), souvent habité les prises de positions artistiques. Avant même le rappel presque exutoire du “peuple manquant” par Gilles Deleuze   la question a, comme une intuition commune, effleuré les esprits de certains artistes de la moitié du XXe siècle. Parmi eux, un artiste va lui-même évoquer sa quête d’une “âme du peuple” et changera à jamais l’histoire de la peinture : Vassily Kandinsky.

Une origine de l’abstraction commune


Au fil de son ouvrage Kandinsky. Le peintre de l’invisible, Olga Medvedkova dépeint l’histoire de l’artiste, fragmentée en huit étapes biographiques et chronologiques. Histoire qu’il paraît nécessaire de rappeler.
À l’origine, l’art est encore loin. Kandinsky préfère, à dix-huit ans, se lancer dans une carrière d’ethnographe pour y découvrir, comme il le dit lui-même, l’“âme du peuple”. Cette première ambition pousse toutefois l’homme, déjà influencé par une éducation humaniste et artistique, à s’intéresser à l’art populaire finno-ougrien. Cette étape marquera l’avènement de son sentiment artistique, renforcé par les sensations, sentiments et impressions, glanées au cours de ses nombreux voyages. Il confiera lui-même cette pensée dans une autobiographie, Regard sur le passé, de 1913.
Toutefois, l’ethnographie et la vie de juriste finissent par décevoir Kandinsky, qui finira par conclure et affirmer le postulat que seul l’art était en mesure de révéler l’âme du peuple et de l’humain. C’est d’ailleurs porté par ce sentiment radical que l’artiste quittera sa Russie natale pour s’installer en Allemagne. Mais de quel peuple est-il question ? Comment cette intuition, cette quête initiale, va donner naissance à l’avènement d’une multitude de bouleversements dans le monde des arts ?
Il y a tout d’abord une colère. Dès 1901, Vassili Kandinsky publie “La critique des critiques”, article attaquant directement les critiques d’arts, accusés d’être inaptes à juger à leur juste valeur des élans artistiques d’abstraction embryonnaire. À cette époque, en effet, les critiques majoritairement conservateurs rejettent encore l’absence d’objet dans la peinture de l’artiste. En 1911, ses positions s’affirment : l’objet nuit au tableau et doit disparaître pour laisser naître la non-figuration. À travers le célèbre Du spirituel dans l’art   et l’almanach Le Cavalier bleu, Kandinsky développe la portée théorique de la fameuse pyramide spirituelle, influencée par la théosophie   . Au sommet, le père et la matière, suivis par le fils, esprit incarné, et en troisième lieu se trouve le royaume de l’esprit à venir. L’artiste devient le premier témoin de l’invisible
Cette époque, la plus fascinante de l’artiste pour une grande partie de l’artworld   , sera celle qui marquera les premiers pas de l’ "abstraction pédagogique". Par "abstraction pédagogique", il est question d’une abstraction qui aurait pour volonté d’éduquer le regard du spectateur, d’être par définition formatrice, de contenir de façon immanente la question du regard et de sa conversion. Kandinsky créé la confusion, un certain chaos, où la forme et la figure ne peuvent être déterminées que par un regard préparé, éduqué. Le “caché” devient une notion centrale, presque rhizomatique   et constitutive de l’objet d’art.
Kandinsky rejoint le Bahaus en 1921, invité par Gropius, ayant à cœur de réunir et former des artistes mus par la volonté de lier art et monde du travail, art et vie quotidienne, relation intime. Avant même que ne naisse le pop art ou les œuvres de Tracy Emin (Bed, 1999), la question de la vie quotidienne était déjà au centre des questionnements. Le rôle de l’artiste s’altère alors peu à peu : il ne rend plus compte de la matière, du corps, du geste, mais “rend invisible” pour faire naître l’imaginaire. D’un credo de l’artiste imaginé par Paul Klee   , lui aussi membre du groupe, la pensée d’une époque sensiblement politisée prend ainsi toute sa forme.
En 1939, Kandinsky prend la nationalité française, au sein d’une Europe bouleversée par la guerre. Il fréquente Duchamp, Mondrian, entre autres grands artistes de cette époque. Il mourra en 1944 dans une France occupée, et réalisera un dernier tableau à l’image de sa quête perpétuelle : Kandinsky termine son œuvre de maître sur une peinture, L’Élan tempéré, présentant une lutte, un combat, à l’image d’une vie jonchée de postulats et de prises de positions humanistes.

Le “peuple” manquant


La volonté de Kandinsky, ciblant le peuple dans ses démarches créatrices, vise à installer une relation presque chamanique entre l’artiste, spiritualiste et lié à une sphère supérieure, divine, et le peuple, réceptif car éduqué, potentiellement prêt à recevoir sa propre vérité. De cette première affirmation, une multitude de questions et de remarques peuvent être amenées. Dans un premier temps, de quel peuple parle-t-on ? Ensuite, dans quelle mesure l’art est vecteur de spiritualité ?
Quand Joseph Beuys réalise Comment expliquer des tableaux à un lièvre mort, il se place évidemment dans une position de médiateur entre la figuration de la mort, un lièvre et l’objet, l’art. Le rôle médiumnique de l’artiste, à la fois médium et médiateur humain, devient signe d’une volonté idéale commune : devenir les partisans à l’accession vers un monde spirituel, de la pensée, de l’informe et de l’invisible. Kandinsky eut alors, dans cette volonté de découvrir l’âme du peuple et de faire de l’artiste le père de cet idéal, un mode de pensée clairement engagé vers les positions de protection de l’avant-garde qu’il défendit (au travers de l’almanach Le Cavalier bleu) tout au long de sa vie
Mais de quel peuple est-il question ? Ici, la question se pose clairement lorsque sont mises en tensions les analyses a posteriori des productions de Kandinsky. Le peuple occidental de 1920, portés par l’industrialisation et les classes ouvrières ? La conception deleuzienne livrée dans L’Image-Temps où le peuple est un peuple en devenir, utopique, que l’artiste doit créer ? La double temporalité du peuple, présente et matérielle ou fantasmée et à venir reste une énigme toujours d’actualité, à une époque où les mouvances de l’art l’enferment dans une reconsidération nécessaire. Entre l’apparente remise en question actuelle des processus minimalistes du siècle dernier (traduite par un retour vers la peinture et l’investigation de la “matière créatrice” du dessin) se retrace le parcours d’un art qui, en cherchant la figure invisible et cachée sous l’impulsion de Kandinsky, vise à retrouver un lieu commun. Un temps où le peuple idéal et la spiritualité de l’œuvre ne font qu’un. L’accès à la spiritualité par l’art est alors induit par la nécessité de corriger ses rapports perceptifs au monde, d’appréhender avec un regard neuf la forme de l’image. Le spectateur est en quête du caché, de l’invisible, et pourra par ce processus de culture du regard accéder à un nouveau degré de connaissance.
L’accès à l’art prend une tournure nouvelle : l’avènement de l’“abstraction pédagogique” de Kandinsky est le signe de l’intuition d’une pensée nouvelle. L’art doit être accessible, non pas par la démagogie d’un objet immédiat (où le rapport n’induira aucune rupture, jouissance potentielle   ) proposée par l’“esthétique relationnelle” de Bourriaud (la comparaison peut avoir l’air anachronique, mais l’actualité des questions de Kandinsky contredit ce principe). L’accès à l’art, pour Kandinsky, ne peut se faire que si le peuple (qu’on nommera finalement “peuple idéal” pour temporairement adhérer au principe deleuzien) est éduqué à voir le caché.
Dans son œuvre, Olga Medvedkova vient interroger ce principe d’invisible, de caché, de regard éduqué, au travers d’un format aux airs d’invitation à la découverte tout à fait innocent et inopiné. Le trait le plus fascinant de l’œuvre d’Olga Medvedkova tient alors en un principe essentiel : on invite le lecteur à découvrir, déplier, agir, éduquer son mode de lecture, pour appréhender un artiste qui véhiculait par sa création et par la quête de sa vie le même désir ardent.
Reste désormais à l’histoire de l’art, portée par ses remous et mouvances de résistance, à montrer ce que sera le peuple de l’art à venir