Le dernier ouvrage du journaliste Yvan Stefanovitch tend à mettre en lumière la tendance de la classe politique hexagonale à former un microcosme de plus en plus fermé et fort de privilèges exorbitants.

"Le principe fondamental du gouvernement démocratique et populaire, c’est-à-dire le ressort essentiel qui le soutient et le fait mouvoir (…), c’est la vertu (…)." C’est en ces termes qu’en 1794 Robespierre définissait les principes de morale politique devant présider à la conduite des affaires publiques. Ce n’est pas pêcher par anachronisme que d’affirmer que cette logique garde, aujourd’hui encore, toute sa validité. Pourtant, le dernier ouvrage d’Yvan Stefanovitch, La caste des 500. Enquête sur les princes de la République, tend à mettre en lumière la tendance de la classe politique hexagonale à former un microcosme de plus en plus fermé et fort de privilèges exorbitants. Quelles sont la signification et les implications de l’existence même de la "Caste", cette excroissance que l'on ne retrouve pas sous une telle forme dans les autres démocraties occidentales? S’il est difficile de contester que cette "Caste" existe en soi, existe-t-elle pour soi ? Si à l’évidence les "500 princes de la République" ont en commun divers vues, parcours et intérêts, partagent-ils réellement une conscience de "Caste" ? 

La politique, un métier à part entière ?

Yvan Stefanovitch renforce le constat selon lequel la politique est devenue un métier. Il n’est d’ailleurs pas le seul à le penser et à l’écrire, à l’étranger comme dans l’Hexagone. C’est, par exemple, le cas de Peter Oborne en Grande-Bretagne. Ce journaliste politique a, en effet, publié en 2007 un livre au titre éloquent : The triumph of the political class. Cette professionnalisation de la vie politique est allée de pair avec une certaine oligarchisation, laquelle n’est toutefois ni un phénomène récent ni propre à la politique. Elle représente la tendance manifestée par un groupe social restreint, collectivement défini à travers la naissance, la fonction et les possessions, à se réserver l’essentiel du pouvoir, sous la forme d’une oligarchie. En grec, d’ailleurs, oligarchia signifie commandement de quelques uns. L’oligarchie s’oppose, par définition, à la fois à la monarchie et à la démocratie. Pourtant, c’est ce qui semble se passer en France avec l’émergence de véritables dynasties républicaines, avec tous les paradoxes que l’expression suppose et toutes les virtualités antidémocratiques que la généralisation du phénomène implique.

Particulièrement discrète, cette "Caste" compterait environ 500 membres cumulant mandats parlementaires et territoriaux. Ils vivent pour et de la politique. Certes ils incarnent la Nation, mais depuis les années 1970 les membres de ladite caste ne font l’objet d’aucune forme de contrôle. "Conjuguant la visibilité de leurs fonctions avec l’opacité de leurs moyens, de leurs privilèges et de leur pouvoir"   , les informations les concernant ne sont pas pléthore. Bien qu’opaque et relativement officieuse, la "Caste" serait incontournable. L’essence de son pouvoir est "monarchique". Yvan Stefanovitch avance, à cet égard, deux éléments explicatifs : d’une part, les évolutions de la législation n’ont pas suffi à enrayer la montée en puissance du cumul des mandats ; de l’autre, les lois de décentralisation adoptées depuis 1982 ont élargi les champs de compétence des collectivités territoriales et ont permis aux parlementaires de se hisser à la tête d’exécutifs locaux. "Ainsi débarrassés du contrôle tatillon des préfets, continue Y. Stefanovitch, ces énarques, fonctionnaires et apparatchiks de parti sont devenus les princes de la République, parlementaires respectés à Paris, voire ministres, et roitelets féodaux dans leur lointaine province."       

Le cumul des mandats, cancer de la démocratie française

Ces "cinq cents féodaux confisquent le pouvoir, l’argent et la parole"   . Aujourd’hui, le cumul de mandats parlementaire et local concerne 81 % des sénateurs et 85% des députés. Dans la plupart des autres démocraties occidentales, le cumul des mandats est soit interdit soit inusité. "416 parlementaires, 12 eurodéputés et 24 ministres et secrétaires d’Etat sur 38 du gouvernement Fillon IV cumulaient leur fonction avec un mandat exécutif local."   . Ce cumul des mandats a pour corollaire un très grand absentéisme au Parlement, lequel d’après la lettre des alinéas 1 et 2 de l’article 24 de la Constitution "vote la loi, contrôle l’action du Gouvernement, évalue les politiques publiques".

Y. Stefanovitch multiplie les exemples à foison. La matière, en effet, ne manque pas. Sénateur-Maire de Lyon, Gérard Collomb préside aussi la communauté urbaine du Grand Lyon, c’est-à-dire la plus importante communauté de communes française, forte d’un budget de 1,6 milliard d’euros et gouvernant 1,3 millions d’habitants. D’après Y. Stefanovitch, "Gérard Collomb personnifie parfaitement la Caste avec son image de bon gestionnaire d’une collectivité locale". Certes travaille-t-il énormément localement, Lyon et le Grand Lyon étant ses priorités, mais le parlementaire "bat des records d’absentéisme au Palais du Luxembourg". "Sur les trois dernières années, continue le journaliste, on ne relève que trois interventions publiques de sa part au Sénat, cruellement consignées dans les comptes rendus des débats. La plus courte : le 4 juillet 2007, Gérard Collomb se contente de lâcher un « Hé oui ! », au cours du débat sur la réforme des traités européens. C’est tout."  

Le cumul des mandats parlementaires et locaux conduit, de surcroît, nos princes à considérer que le rôle d’un parlementaire se limite "à défendre son petit coin d’Hexagone à Paris et à profiter des subventions de Bruxelles. Chacune de ses rares interventions montre cette conception très locale et féodale de l’action politique." Ce qui est dommageable car les parlementaires sont investis d’un mandat national. Bien qu’ils soient élus dans une circonscription, ils sont les élus de la Nation. Gérard Collomb n’est, loin s’en faut ! point un cas isolé puisque la "Caste" comprend 500 membres. Il ne s’agit pas de s’en prendre à lui personnellement, mais plutôt à cette dérive inquiétante qui met non seulement à mal les fondements de la République française, mais également l’embryonnaire démocratie européenne.

"La Caste a de beaux jours devant elle"

La conclusion de Y. Stefanovitch n’incite pas à l’optimisme : cette discrète "Caste" d’intouchables a en effet de beaux jours devant elle. Malgré sa médiatisation, voire sa "pipolisation", la "Caste" se serait repliée tant sur son népotisme que sur ses privilèges. Le journaliste avance qu’un regain de confiance des Français en leurs décideurs politiques passe, entre autre, par "la suppression du cumul des mandats et la disparition du système de la Caste"   . Cela suppose d’achever enfin la décentralisation : si nos collectivités locales disposaient de "réels pouvoirs politico-économiques, l’intérêt du double mandat tomberait de lui-même et la Caste imploserait". Hélas, la réforme territoriale qui se profile contribuerait à "institutionnaliser" le cumul des mandats en réduisant les recettes fiscales des collectivités locales par le biais de la suppression de la taxe professionnelle. Par ailleurs, on imagine mal une seconde "nuit du 4 août", au cours de laquelle la "Caste" se saborderait en vue de moraliser ses mœurs et de rationnaliser son fonctionnement.

Si l’enquête d’Yvan Stefanovitch est très recommandable, c’est parce qu’elle est somme toute sérieuse, même si des coquilles semblent s’être glissées dans les dernières pages. Cet ouvrage se fonde, en effet, sur nombre d’entretiens avec les principaux intéressés ainsi que sur les statistiques parlementaires, que l’on peut retrouver sans mal sur les sites de l’Assemblée nationale et du Sénat. Le fait que l'auteur ne verse en aucune façon dans les affres de l’antiparlementarisme ou d’une illusoire théorie du complot, puisqu’il appelle de ses vœux un véritable renouveau de la démocratie, est appréciable.

Il est, en revanche, regrettable que rien ne soit écrit sur le profil sociologique des membres de la "Caste" très homogène et peu représentatif des réalités de la société française. La thématique du difficile accès aux postes les plus en vue de notre système est sous-tendue par la question du renouvellement du personnel politique ainsi que par celle tout aussi cruciale de l’égalité des chances. La source du problème réside, en effet, dans la mortifère endogamie entre mandat politique et appartenance aux catégories socioprofessionnelles privilégiées. Espérons que ne demeure pas lettre morte l’atavique rêve républicain, et que s’établisse, enfin en France, comme le disait Robespierre, un "ordre de choses (…) où l'ambition soit le désir de mériter la gloire et de servir la patrie; où les distinctions ne naissent que de l'égalité même; où le citoyen soit soumis au magistrat, le magistrat au peuple, et le peuple à la justice; où la patrie assure le bien-être de chaque individu et où chaque individu jouisse avec orgueil de la prospérité et de la gloire de la patrie; où toutes les âmes s'agrandissent de la communication continuelle des sentiments républicains, et par le besoin de mériter l'estime d'un grand peuple."