Un ouvrage significatif qui, tout en retraçant l’histoire des politiques sociales et éducatives à l’égard des "jeunes", s’interroge sur le modèle républicain d’intégration et d’assimilation.

L’ouvrage d’Ivan Jablonka conte une étonnante histoire, celle de ces personnages que l’on dit souvent sans histoires, oubliés de l’histoire ou indignes de faire partie des livres d’histoire, à savoir les enfants abandonnés, les vagabonds, les jeunes criminels ou les orphelins, selon une terminologie qui varie au fil du temps. Il s’agit de figures inquiétantes et dangereuses, parfois violentes, que la République a en quelque sorte pris en main et a voulu "éduquer" au sens fort du terme, comme s’il s’agissait d’un morceau de "cire malléable" pour reprendre l’expression de l’auteur. Le lecteur se trouve ainsi confronté à ces multiples identités, de l’enfant battu au voleur, du mineur abandonné à l’enfant naturel sans droits, comme ressuscités de l’oubli par l’historien, grâce à un lourd travail archivistique.

La figure du vaurien

L’auteur des Enfants de la République retrace ainsi l’histoire des politiques publiques élaborées par l’Etat à l’égard des mineurs de 1789 à nos jours. En outre, l’un des buts d’Ivan Jablonka est de montrer la filiation entre le jeune de banlieue actuel qui obsède notre société et ses médias, et les petits vagabonds du XIXe siècle qui peuplent les romans de Zola, d’Hugo ou d’Hector Malot, tentant de comprendre la continuité et les évolutions entre l’élan éducatif révolutionnaire que poursuivit la IIIème république et les actuels débats sur le modèle d’intégration à la française, par l’école et d’autres structures. En effet, comme le montre Ivan Jablonka, la République est mue depuis la fin du XVIIIe siècle, par une double dynamique, à la fois d’exclusion et d’intégration. Le modèle français d’intégration n’est donc pas né aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Pour se saisir de ces enfants sans famille, sans racines et sans origines, la République a du créer, durant trois siècles, une importante législation les définissant et les protégeant. L’Etat a donc extrait les mineurs de l’état d’anomie dans lesquels ils se trouvaient, pour leur donner un statut, présidant à la mise en place d’une vaste politique éducative, plus ou moins coercitive.

La démarche de l’auteur est donc chronologique et son histoire des jeunes commence lorsque naît la République, qui se doit de triompher de ses ennemis, l’Ancien Régime, la Royauté ou encore l’obscurantisme. Pour Robespierre et ses partisans, l’enfant qui est né dans le malheur, est paradoxalement une chance : il se révèle même un protagoniste à part entière de l’œuvre de renouvellement et de refondation de ces années. La politique éducative révolutionnaire est une métaphore de la dynamique qui meut les hommes de 1789 et de 1793 : il s’agit de créer pour mieux abolir. En donnant une chance aux vagabonds, aux bâtards, en fabriquant de petits citoyens qu’elle coupe de leurs passés malheureux et troublés, la Révolution rompt avec ce qu’elle considère être des siècles sombres, ceux que la Royauté a construits.

Eduquer ou exclure par la loi ?

Les Enfants de la République retrace donc les principales étapes du long cheminement juridique et législatif au cours duquel l’Etat dicte des codes et impose ses normes. L’auteur s’attarde longuement sur l’épisode révolutionnaire et son importance capitale. Pour les révolutionnaires de 1789 et de 1793, pétris des écrits des philosophes des Lumières et des réflexions sur l’éducation de Rousseau, l’enfance est en effet "l’antichambre de la citoyenneté"   , un moment clef où la Jeune République a le pouvoir de forger les bons citoyens qui défendront ses acquis par les armes. La Révolution définit et fabrique une première série de figures : le bâtard et le mineur. Peu de réalisations concrètes découlent des débats passionnés des membres de la Convention et ce sont davantage le Consulat et l’Empire qui élaboreront une véritable politique éducative pour les bâtards, les orphelins et les enfants naturels. Le lecteur trouvera ainsi dans l’ouvrage d’Ivan Jablonka d’intéressants passages, extrêmement bien documentés sur l’œuvre juridique et législative du Consulat et de l’Empire, concernant notamment les enfants naturels et leurs droits à l’héritage.

Au XIXe siècle, les mesures à l’égard des mineurs se complexifient et prennent en compte les débats du temps concernant notamment l’hygiénisme, le milieu carcéral ou encore l’évolution des politiques coercitives à l’égard des délinquants. Bien évidemment, l’auteur établit des différences entre les politiques monarchiques, impériales et républicaines à l’égard de la jeunesse tout au long du XIXe siècle. Ivan Jablonka consacre par exemple de passionnants développements au système des colonies agricoles pénitentiaires, créées par la loi d’août 1850. Les mineurs condamnés à un emprisonnement de moins de deux ans sont conduits loin de la ville et de son terreau corrupteur pour se livrer, en commun, à un certain nombre de tâches agricoles aux vertus pensées comme régénératrices. En outre, Ivan Jablonka montre longuement comment le modèle des colonies agricoles fut fécond : des petits groupements furent ainsi aussi créés pour les mineurs abandonnés. On exporta même le système outre-mer, en Algérie où l’éducation de jeunes orphelins était menée de pair avec une vaste entreprise de colonisation des terres agricoles. Ivan Jablonka décrypte avec talent l’enracinement du mythe agraire chez les hommes politiques de la Monarchie de Juillet et le désenchantement qui suivit l’échec des colonies agricoles, qui virent les enfants mourir par centaines de maladies ou de violences diverses. Le bilan est donc assez sombre sous la plume de l’historien. Si les colonies agricoles sont en perte de vitesse sous la Troisième République, cette dernière développe en revanche un vaste arsenal législatif dont on peut citer certaines lois-phare, comme la réglementation du travail des enfants dans les manufactures en 1874 ou encore la prise en charge des enfants assistés, votée en 1904. Un tournant dans cette histoire des enfants et des jeunes est très bien décrit par Ivan Jablonka : celui de 1889 quand les députés ont voté une loi à la fois pénale, civile et administrative, centrée sur la défaillance parentale qui punit les manquements des parents. L’Etat sanctionne donc les familles et se métamorphose en une figure tutélaire, nourricière et paternelle, pour reprendre des images de l’auteur. L’ouvrage explique également comment sous la Troisième et la Quatrième République, l’Etat délègue certaines de ses prérogatives éducatives en plaçant les enfants dans des familles de petits cultivateurs, développant ce que l’auteur nomme une "politique de l’affection."   .

Les choses évoluent encore après la Seconde Guerre mondiale. En effet, jusqu’à cette date, l’enfant pris en charge était défini par les déficiences de sa famille et de son éducation. Mais à partir de 1960/1970, les efforts se concentrent sur  les jeunes enfants des colonies d’Outre-Mer. Pour Ivan Jablonka, ce n’est plus la différence sociale, mais raciale qui préside à l’élaboration des politiques étatiques d’assistance publique. Des actions diverses sont ainsi menées tant en France auprès de jeunes Algériens, qu’à la Réunion. Certains de ces jeunes sont même transportés en métropole pour recevoir une formation. Ils symbolisent pour la République les derniers confettis d’empire français et les ultimes feux de la politique coloniale assimilationniste s’incarnant alors dans des mesures variées décrites par Ivan Jablonka.

Enfin, la dernière partie du livre est consacrée aux problèmes qui se posent dans les cités, avec les jeunes issus de l’émigration. Sont tour à tour évoqués les foulards islamiques, les émeutes des Minguettes, le problème de l’emploi ou l’échec de l’école républicaine. L’auteur poursuit sa démarche, analysant les plans mis en place par les gouvernements de la Cinquième République, des mesures préventives estivales aux dispositions qui sont partie intégrante de la politique de la ville. Le sujet est extrêmement délicat et nécessite un appareil critique puissant, une solide connaissance de l’islam et de l’histoire de l’urbanisme français. On pourra néanmoins regretter qu’Ivan Jablonka ne soit pas allé jusqu’au bout de sa démarche et ne remette pas davantage en question, et de manière critique, le modèle intégrationniste français. En effet, à l’heure où le – faux - débat sur l’identité nationale déchaîne les passions, il est peut-être bon de s’interroger en profondeur sur les échecs et les failles de cette politique qui, au nom de l’intégration, exclut en normant à l’excès