Le pirate, un héros des temps modernes ? Jean Pierre Moreau revient sur une des figures qui ont le plus fasciné l’imaginaire occidental à travers la littérature, la bande dessinée et le cinéma: le pirate. Les archives maritimes dans lesquelles a puisé l’auteur livrent une réalité plus prosaïque mais non moins passionnante de la piraterie telle qu’elle a pu sévir au moment où les nations occidentales étendaient leur emprise sur les océans.
Un mythe occidental
Jean-Pierre Moreau a choisi de s’intéresser dans le détail au phénomène de la piraterie dans l’Océan atlantique et le sud de l’Océan indien., tel qu’il a marqué les esprits contemporains. Il le fait à travers une succession de personnages présents dans les écrits des XVIIe et XVIIIe siècles. Traquer la réalité de la piraterie aux XVIIe et XVIIIe siècles à travers de rares documents disponibles dans les différentes archives de l’histoire maritime, c’est l’exploit que réalise Jean-Pierre Moreau. Derrière la réalité de la piraterie se dessine celle de l’extension par les nations européennes de l’exercice de leur pouvoir à ce nouveau domaine: les océans. C’est finalement un chapitre de l’histoire des nations modernes qui s’écrit avec celle des pirates, une histoire assez éloignée du mythe.
Le pirate trône en bonne place au Panthéon des mythes de l’Occident moderne. Version maritime et moderne donc du Robin des Bois médiéval, il ajoute à sa panoplie un élément essentiel du mythe, voire du fantasme occidental moderne, celui du trésor volé, enfoui, et potentiellement offert à la redécouverte par l’aventurier audacieux qui saura le mériter. Le pirate rassemble en lui tous les ingrédients du personnage romanesque au point de tenir en haleine des générations des lecteurs de Defoe, Stevenson, puis de Hergé, de Charlier et d’Hugo Pratt, les adeptes de Peter Pan et de ses différentes incarnations et finalement des spectateurs du Pirate des Caraïbes de Disney. Un mythe tenace donc, qui n’en rend l’étude historique que plus nécessaire et méritoire. Surtout si on prend conscience qu’une partie importante de l’histoire de la vie sur les navires relève de la transmission orale. Or l’étude de Jean-Pierre Moreau, appuyé sur des manuscrits de nombreux centres d’archives différents, prend à contre-pied bien des aspects de l’imagerie du marin appuyé sur sa béquille. Le mythe chancelle !
Un marin comme un autre ?
C’est en filigrane la réalité que Jean-Pierre Moreau entreprend de partager avec le lecteur. En tout cas, marin avant tout ! Un marin dont le destin a pu basculer par un accident de parcours, par la contrainte – il a été forcé de se joindre à un équipage d’un navire pirate. L’origine de sa vocation peut également être une crise économique et une crise du recrutement dans la marine de leur pays respectif. Finalement, le pire ennemi du flibustier et l’origine fréquente d’une vocation de pirate est bien souvent la paix : elle transforme le spécialiste de ce qu’on appelle alors la course, par le jeu des nouvelles relations internationales, un hors-la-loi. Le pirate ne serait-il qu’un flibustier qui poursuit, une fois les hostilités rompues, une activité soutenue officiellement en temps de guerre ?
Le pirate est donc, et avant tout, un marin. L’étude anthropologique de la vie du marin aux XVIIe et XVIIIe siècles, esquissée par Jean-Pierre Moreau à partir des rares archives disponibles, est un des aspects les plus intéressants du livre : des questions aussi diverses que celles ayant trait aux contrats, à la répartition des biens, à l’organisation de la vie à bord des navires sont ainsi développées. S’introduire dans l’organisation de la vie du pirate, c’est avant tout connaître la vie à bord des navires de la période moderne ; la principale activité du pirate reste alors la navigation.
Pirate par accident : l’image tranche avec l’idée romanesque du rebelle courageux à l’ordre établi, de l’agent de redistribution des richesses accumulées dans les colonies, par des moyens eux-mêmes parfois proches du pillage, ou de l’exploitation forcenée des ressources tant humaines que naturelles.
D’ailleurs, comme tout élément marginal à l’ordre établi, le pirate - et surtout leurs chefs - entretient des relations ambiguës avec les pouvoirs locaux dans les colonies, et réciproquement. L’économie clandestine contribue à construire des fortunes au grand jour. Le rêve du pirate lui-même reste bien souvent, une fois sa fortune faite, de devenir lui-même un colon de bon aloi. Ce que les gouverneurs des colonies tentent d’ailleurs d’encourager pour la tranquillité autant que la prospérité de leur colonie.
Bravoure contre nécessité
Autre mythe battu en brèche, celui de la bravoure de pirates : en réalité, ceux-ci s’en prennent souvent à des navires dépourvus de tout moyen de défense et qui se livrent eux-mêmes à leurs poursuivants afin de tenter d’atténuer les inévitables supplices à venir une fois entre les mains de leurs assaillants.
Le pirate est un marin, certes –les codes et les règlements de vie à bord des navires y sont très proches de ceux des bâtiments "réguliers" -, mais un marin dont l’activité se distingue évidemment en temps de paix de celle du membre d’équipage du navire de commerce ou de guerre officiellement commissionné. Cette activité se fonde sur d’autres cycles, qui dépendent de la capture des marchandises d’autres navires et non plus de leur acheminement. L’incertitude et l’irrégularité des revenus ajoutent encore au caractère coloré des célébrations qui suivent la répartition du butin entre les membres de l’équipage -une des rares parties de la légende à ne pas être galvaudée-. Les pirates sont aussi des ripailleurs : là encore, on ne sort pas totalement des caractéristiques du marin de son époque, même si le marin régulier doit souvent s’en remettre aux escales voire à la destination finale de son voyage pour se laisser aller à ses penchants festifs. C’est d’ailleurs une fois à terre que la vie du pirate risque de différer le plus nettement de celle des autres marins. A moins de trouver refuge dans une enclave échappant au contrôle d’une des nations européennes qui le poursuit, ou de bénéficier du régime de tolérance d’un gouverneur local, il est condamné à la clandestinité et à l’exil.
La description du phénomène de piraterie remonte historiquement aussi loin que les premières descriptions des rapports de forces sur la scène maritime pendant l’Antiquité. Dès le tournant du XVe siècle, les Portugais s’illustrent dans le domaine sur les mers du monde, et plus particulièrement l’Océan indien. Cette activité de piraterie s’inscrit dans la continuité de la tradition de course dans la Méditerranée et dans l’Océan indien, par exemple dans le cadre de la rivalité avec les flottes des pays musulmans. S’étendant aux nouvelles sphères auxquelles l’Estado da India étend ses activités, elle s’exerce autant contre les riches navires croisant en route vers le pèlerinage pour la Mecque que contre les navires de portugais. De même, le système de contrôle officiel établi par le gouvernement portugais est alors perçu par les puissances maritimes et commerciales de l’Asie comme une enfreinte à la liberté de commerce, voire de la piraterie.
Pirates au Jour le Jour apporte de précieuses informations géographiques sur cette carte du monde océanique (atlantique et sud de l’Océan indien) dans lequel les nations européennes étendent progressivement leur contrôle : régions contrôlées, têtes de ponts, zones refuges des pirates, marges géographiques et humaines encore utiles un temps aux états modernes européens en construction… Car, finalement, avec la piraterie, l’étude de Jean-Pierre Moreau rappelle un aspect de la construction des états modernes. Le phénomène la piraterie tend à se résorber avec la consolidation de leur assise au début du XVIIIe siècle. Au fur et à mesure que se réduit l’utilité de cette modalité d’action en marge de l’action officielle, voire qu’elle devient une gêne à l’établissement des nouveaux rapports commerciaux dans un commerce océanique désormais sous leur contrôle, les amnisties et chasses successives finiront par avoir raison de l’activité de piraterie des marins européens. Le mythe pourra, lui, commencer sa carrière glorieuse et durable