Bien plus qu’une analyse quasi-exhaustive de la théorie libérale, cet ouvrage est, à l’évidence, un véritable traité de philosophie politique. Catherine Audard, dans une langue d’une totale simplicité, restitue l’originalité et la richesse d’une pensée trop souvent confondue avec ses caricatures contemporaines.

Cet ouvrage fera date. Bien plus qu’une analyse quasi-exhaustive de la théorie libérale, il est, à l’évidence, un véritable traité de philosophie politique. Catherine Audard, dans une langue d’une totale simplicité, restitue l’originalité et la richesse d’une pensée trop souvent confondue avec ses caricatures contemporaines. On oublie fréquemment, en effet, que le libéralisme est une représentation intellectuelle, une vision du monde, ce qui le distingue radicalement du capitalisme qui constitue une réalité, une organisation économique. Cette précision, pourtant triviale, est importante car, dans la langue du français contemporain, le libéralisme évoque la globalisation marchande, le capitalisme prédateur ou encore le désengagement de l’État. C’est oublier que la philosophie libérale a promu une libération vis-à-vis des grandes souverainetés, l’État de la monarchie absolue et l’Église catholique. Sa naissance se confond avec l’essor du scepticisme, de la tolérance et, pour une part, du protestantisme.
 
Dans sa tradition, le libéralisme est une vision des valeurs et des institutions indispensables à la protection des libertés publiques et des droits individuels. Les conquêtes libérales portent en elles toute la modernité, du XVIe siècle à nos jours : autonomie de l’individu, distinction du public et du privé, liberté de conscience, liberté de presse et d’opinion, séparation des pouvoirs   .

De tout cela et de bien d’autres choses, nous prenons l’utile mesure dans un livre dont l’auteur ne cherche jamais à dissimuler tensions ou contradictions nées d’une déjà longue histoire. Tensions, pour l’essentiel, produites par la confrontation du normatif et du réel et dont nous ne saurions percevoir la nature sans une constante référence aux contextes. Mais ce souci, jamais démenti chez C. Audard, ne doit pas nous éloigner de la nécessité de mettre en évidence le noyau constitutif d’idées et de valeurs qui donne sa cohérence au libéralisme. Dans cette perspective, les trois premiers chapitres sont consacrés à ses concepts clés, à ce qui est constitutif de son identité : la souveraineté de l’individu, la liberté des Modernes et l’État de droit.

Les concepts clés

Le premier d’entre eux ne doit pas être compris comme la conséquence d’un savoir théorique, mais comme le moyen par lequel l’individu refuse de se soumettre à un pouvoir injuste. Et, même si le libéralisme a pour ambition de proposer une interprétation générale de la condition humaine, il n’emprunte pas la voie du savoir contemplatif, mais celle, léguée par Descartes, qui vise à transformer le monde par l’action politique.
 
Nous avons là une première source de tensions. Car le reproche, récurrent, fait à la philosophie libérale est d’avoir, en proclamant la souveraineté individuelle, contribué à dissoudre le lien social. Mais ce reproche est infondé. L’individu est, en effet, la source de la souveraineté pour des raisons métaphysiques et morales et non simplement, comme pour le républicanisme, en tant que membre du corps politique. Dès lors, pour un libéral, le pouvoir de la conscience individuelle prime, comme l’avait souligné Benjamin Constant, sur celui de la volonté générale. C. Audard montre que cette exigence centrale traverse l’histoire puisqu’on la retrouve exprimée chez Rawls, près de trois siècles après le Traité du gouvernement civil de John Locke (1690). Le concept d’individualisme possessif, défini comme “la tendance à considérer que l’individu n’est nullement redevable à la société de sa propre personne ou de ses capacités, dont il est, au contraire, par essence, le propriétaire exclusif ”   , rend compte de cette conception de la société politique dont la finalité est de permettre à l’individu de réaliser les fins qui lui sont propres.
 
Mais l’importance de ce rapport à soi n’implique nullement l’atomisme, c’est-à-dire l’autosuffisance de l’individu. L’anthropologie du libéralisme, dans la filiation lockéenne, refuse toute substantialisation puisque “le rapport à soi y est rapport à autrui”   . Hume montrera que, “pour l’individualité libérale, le soi ne s’arrête pas à la substance corporelle et [que] la division du soi et d’autrui est intérieure à l’individualité ; elle est sans cesse renégociée par l’individu lui-même dans ses interactions émotionnelles, sociales et morales, tout en étant indépassable”   . L’individu libéral ne peut donc légitimement être décrit comme antisocial ou comme immoral, car “il accueille l’autre au sein même de son intériorité”   . L’individualisme de Locke, de Hume et d’autres est donc un individualisme éthique et normatif, dès lors fort éloigné de l’individualisme descriptif de Hobbes.

Reste que ce primat de la souveraineté individuelle ne règle pas la question politique cruciale de la coopération entre individus souverains et celle des fondements moraux du consensus politique. En d’autres termes, comment doit-on “réduire l’influence des passions négatives, le ressentiment ou l’envie nourris par les inégalités sociales qui résultent des inégalités de talents et d’aptitudes entre individus”    ? En prenant la mesure de la nature sociale des intérêts individuels, de l’irrationalité et de l’incompétence politiques des individus et surtout de la peur de la liberté, le libéralisme sera conduit à se transformer. Les instruments de cette transformation sont la liberté des Modernes et les institutions de celle-ci, l’État de droit.

La liberté des Modernes se distingue, selon la fameuse dichotomie proposée par Benjamin Constant en 1819, de celle des Anciens à partir de la question de la participation à la vie de la Cité : alors que celle-ci “consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté tout entière, à délibérer sur la place publique, de la guerre et de la paix ”, le but de Modernes “est la sécurité dans la jouissance privée ; et ils nomment liberté les garanties accordées par les institutions à ces jouissances”   . Cette opposition sera généralisée par Isaiah Berlin en 1958.
 
Mais le libéralisme n’ignore pas les dangers de la liberté individuelle et ne cherche donc pas à se passer de l’État. Bien au contraire, il va s’efforcer de “l’apprivoiser par les institutions de la liberté dont le "règne de la loi" est le dispositif le plus important”   . Dès lors, l’État libéral doit être un État de droit, c’est-à-dire un État qui peut être limité par le droit. Là “où le républicanisme classique plaçait sa confiance dans la vertu des dirigeants et des citoyens, le socialisme dans les révoltes populaires et les révolutions, le libéralisme place sa confiance dans les lois et, pour reprendre l’expression de David Hume, "l’habitude de respecter les lois", aussi bien par les pouvoirs que par les sujets”   .

Une fois reconnue la nécessité de la légitimité du pouvoir, on ne peut que constater un désaccord, au sein même du libéralisme, entre la forme déontologique et la forme téléologique de la légitimité. Dans le premier cas, on vérifiera “la conformité des lois au contrat social originel et à la Constitution”, alors que dans le second, on insistera sur “l’efficacité de la législation, sur ses bons résultats en matière de bonheur et d’intérêt commun  ”   . On sait qu’une bonne part de la théorisation de Rawls se construit contre l’utilitarisme, contre le “libéralisme du bonheur” auquel il oppose, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie morale (2000), un “libéralisme de la liberté”. C. Audard note précieusement que, pour ce dernier, le bonheur des sujets ne saurait suffire et se substituer à la valeur qu’y prend la liberté.

Auto-transformations du libéralisme 

Si l’État de droit est la condition nécessaire pour la réalisation politique de la liberté individuelle, il ne saurait être considéré comme sa condition suffisante. Le XXe siècle a amplement montré que les libertés formelles ne sont pas séparables des libertés réelles. C’est au moment même où le libéralisme traverse une profonde crise d’identité, c’est-à-dire à la fin du XIXe siècle, qu’il devient un nouveau mouvement intellectuel, à la fois rival du socialisme et capable de l’influencer. Cette “flexibilité diachronique” (selon l’expression de Michael Freeden) constitue certes un atout considérable, mais elle prête le flanc à une critique, qu’on lui adressera à droite comme à gauche, de s’exposer au risque du despotisme étatique et, dès lors, d’abandonner la priorité des libertés.
 
Dans de nombreux pays (Angleterre, France, États-Unis, Italie), le libéralisme social mettra l’accent sur la question sociale et suscitera une réaction néolibérale. Les reproches adressés (notamment par Hayek et Nozick) au versant progressiste du libéralisme sont paradigmatiques de la crispation autour de la priorité de la liberté, priorité que sacrifierait, dans le but de lutter contre les inégalités, l’intervention de l’État. Cependant, plutôt que d’exclure Hayek de la mouvance libérale vaut-il mieux voir en lui, comme le note C. Audard, “un Old Whig, un libéral du début du XIXe siècle sur le modèle de Lord Acton ou de Tocqueville, ses deux héros”   . L’appartenance de Nozick au libéralisme est, en revanche, moins assurée car bien que “l’argument que toute redistribution n’est juste que si elle est compatible avec la liberté et les droits des individus soit convaincant […], il laisse complètement de côté les besoins humains en biens publics, que les transactions entre individus ne sauraient garantir à tous de manière équitable”   .

On pourrait dire que c’est ce souci de prendre en compte les besoins humains en biens publics qui est à la racine du libéralisme démocratique de Rawls. On sait le rôle joué par C. Audard dans la diffusion, en France, de la pensée du philosophe américain. Elle place en exergue du chapitre qui lui est consacré un extrait de Théorie de la justice qui exprime parfaitement l’ancrage libéral de la théorisation rawlsienne : “Chaque personne possède une inviolabilité fondée sur la justice qui, même au nom du bien-être de l’ensemble de la société, ne peut être transgressée”     Comment mieux marquer l’opposition, au nom du libéralisme de la liberté, au libéralisme du bonheur ?

Une lecture empathique de Rawls n’empêche nullement l’auteur d’examiner quelques-unes des critiques qui ont été adressées au philosophe américain. Parmi celles-ci, C. Audard accorde une particulière importance à celle formulée par Amartya Sen. Une théorie de la justice ne saurait faire l’économie d’une analyse des obstacles réels aux libertés positives des individus (niveau d’éducation, état de santé, discriminations diverses). Selon Sen, Rawls ne tient pas suffisamment compte de la diversité des êtres humains (rappelons qu’il s’agit d’un des reproches adressés par Rawls aux utilitaristes). L’homogénéité des besoins des individus engagés dans la position originelle serait incompatible avec cette diversité. Rawls se limiterait à considérer les ressources comme des biens inertes et non les relations entre la personne et les ressources. Pour Sen, l’important est “la capacité de tirer avantage des ressources, de les transformer en utilités, ce qu’il appelle la capabilité”   . L’égalité citoyenne est donc menacée par les disparités d’utilisation des ressources (et pas seulement par les inégalités de revenus), ce que, selon Sen, Rawls, “parce qu’il part des biens sociaux et non de la capacité inégale de transformer ces biens en utilités”   , ne prend pas en considération.

C. Audard reconnaît que la perspective de Sen, qui insiste sur nos capacités d’agir, propose une conception de la solidarité différente de celle de Rawls. Il reste qu’à ses yeux les deux auteurs se rejoignent en défendant l’un et l’autre “une conception active de la citoyenneté, une conception “réelle” de l’égalité et de sa valeur, mesurée non par la productivité ou les besoins, mais par les possibilités d’agir que représentent les droits et les libertés”   . Nous souscrirons à ce point de vue conciliateur : dans son dernier ouvrage, pourtant présenté comme une contestation globale de la théorisation rawlsienne, Sen écrit que “passer des biens premiers aux capabilités ne constitue pas à mon sens une divergence essentielle d’avec le programme rawlsien, mais plutôt un ajustement dans l’approche centrée sur la raison pratique”  

Jusqu’où peut-on être libéral ?

Le terme de “programme” est essentiel : Rawls a énoncé des principes qu’il serait déraisonnable, et anti-libéral, de considérer autrement que comme des incitations à creuser des sillons. Aussi, sur cette question centrale de la solidarité, C. Audard insiste-t-elle utilement sur le “devoir moral de porter assistance à tous ceux qui souffrent sur la planète, sans considération de nationalité ou de race”   . Ce devoir est parfaitement conforme à la dimension universaliste du libéralisme, dans la perspective esquissée par Kant en 1795 dans Vers la paix perpétuelle. Quelles raisons pourraient, en effet, s’opposer à ce que la justice s’étende à l’humanité tout entière, “les hasards de la géographie, du lieu de naissance, n’étant pas plus pertinents que ceux de la classe sociale d’origine pour justifier des inégalités de perspectives et de développement de soi”    ?

Les défis que représente l’accroissement de l’hétérogénéité culturelle à l’intérieur des nations sont tout aussi redoutables pour le libéralisme. L’affirmation des différences collectives peut-elle être considérée comme un approfondissement de la dynamique égalitaire de celles-ci ? Ceux qui le pensent insistent sur le fait que la politique multiculturaliste “vise seulement à ménager, pour les identités minoritaires, une place et une visibilité dans l’espace public qui correspondent à leur importance sociale, voire à faire simplement disparaître les attitudes et les représentations qui sont vécues comme des marques de mépris social ”   .
 
Il reste que la justification de droits collectifs pour les communautés minoritaires nécessite une conception relativement substantielle de la notion de culture, peu compatible avec l’attachement au libéralisme politique. Le multiculturalisme libéral est donc confronté à une aporie : il “impose aux cultures communautaires qu’elles renoncent à leur prétention totalisante, qu’elles renoncent à se concevoir comme le fondement de toute légitimité ; en un mot : qu’elles se sécularisent”   .

De surcroît, le libéralisme politique est-il aussi démuni que le disent ses détracteurs face aux revendications fondées sur la reconnaissance ? Déjà Berlin avait souligné que le désir de reconnaissance était tout aussi profond que le désir de liberté    . Les torts subis par l’indifférence, la condescendance ou le mépris d’autrui ne peuvent être compensés par l’assurance de ne pas être privé d’une certaine liberté d’action. Ce qui vaut pour l’individu vaut aussi pour les groupes.
 
On ne peut donc légitimement accuser le libéralisme d’être, par nature, inattentif à l’expression des différences collectives. C. Audard souligne, pour sa part, que l’égalité entre individus ne peut être pensée sans la médiation des cultures d’appartenance. Comme l’a montré, parmi d’autres, Georges Devereux, humanisation et ethnisation entretiennent des rapports de complémentarité : on ne saurait se limiter, pour comprendre un comportement humain, à expliquer l’aspect ethnique de celui-ci. Une fois cet aspect éclairé, survient la nécessité d’expliquer en quoi ce comportement est spécifiquement humain, c’est-à-dire ce qu’il comporte d’intemporel   C’est la conviction de C. Audard : “Sans attachement à des valeurs, nous ne sommes pas proprement humains ou plutôt humanisés”   Si traiter l’appartenance comme un moyen pour la liberté individuelle est totalement compatible avec les principes libéraux, on ne peut, en revanche, accepter de donner aux communautés “un rôle constitutif dans l’identité personnelle”   .

C. Audard prolonge sa réflexion en examinant les difficultés de la tolérance libérale face à des religions ou des croyances dont certaines semblent difficilement compatibles avec les valeurs du libéralisme. On sait que chez John Stuart Mill (De la liberté, 1859), la défense de la tolérance se fonde sur la valeur de la diversité : il est bon qu’existent des “expériences de vie” différentes. C’est parce que les individus sont fondamentalement différents et qu’ils doivent être souverains sur eux-mêmes que la tolérance est une exigence morale. Le libéralisme politique affirme donc le caractère vertueux du pluralisme. Ce dernier traite à l’identique les affirmations identitaires, qu’elles émanent d’associations volontaires ou involontaires. Dans une société pluraliste, ces associations sont évidemment très nombreuses et elles s’entrecroisent. Aucune affiliation identitaire ne peut, à elle seule, rendre compte de ce que nous sommes. Il n’y a là aucun consentement à la fragmentation sociale puisqu’il n’est nullement question de négliger les liens que nous partageons avec ceux qui, se reconnaissant dans une communauté d’appartenance, tracent une frontière avec ceux qui n’en sont pas membres. Toute communauté suppose un certain consensus, un accord général sur les règles du vivre-ensemble.

Une des façons de revigorer cet accord se situe dans la généralisation de la délibération, ce qui représente, selon C. Audard, un retour à la tradition libérale. Ce changement dans la procédure de décision pose la question essentielle de la justification publique dont Rawls a souligné l’importance : “Si le libéralisme a besoin d’une justification philosophique, indépendante des idéaux qu’elle promeut, et que cette justification n’intègre pas ces idéaux, il est en totale contradiction : une doctrine hétéronome au service de l’autonomie”   La démocratie délibérative n’est-elle pas, en outre, un moyen de  rapprocher le libéralisme du socialisme, à condition d’entendre ce dernier comme l’exigence d’apprécier l’économie de marché à l’aune de l’idéal de justice sociale ? Dès lors, la promesse serait tenue, et le libéralisme resterait “la doctrine de résistance radicale aux pouvoirs de domination et de défense de la liberté et de la dignité humaines”   qu’il est  constitutivement.