Une entrée dans l’univers de Mike Kelley et une réflexion sur les usages mémoriels.

Mike Kelley : Educational Complex Onwards 1995-2008 présente une série d’œuvres réalisées par l’artiste plasticien Mike Kelley entre 1995 et 2008 au sujet des processus éducatifs, et plus précisément des interprétations surgies autour de la remémoration partielle des événements et des lieux qui les structurent. Cet ouvrage fort bien illustré accompagnait l’exposition du même nom organisée par Anne Pontégnie au centre d’art contemporain de Wiels en Belgique et au Museion, musée d’art moderne et contemporain de Bolzano en Italie. Édité en Suisse par JRP Ringier, il comprend dans sa version française éditée par les Presses du réel un cahier de traductions final de 46 pages qui reprennent les trois textes insérés en anglais dans le corps de l’ouvrage – d’Anne Pontégnie, Howard Singerman et Diedrich Diederichsen. Par contre, il est regrettable que les titres et les écrits de l’artiste accompagnant les 16 chapitres de présentation illustrée de ce travail n’aient pas été traduits, car le choix de cette série offre une riche entrée dans l’univers d’un excellent artiste californien contemporain.


Dans le chapitre introductif, Anne Pontégnie explique sa volonté de retracer la généalogie et la descendance de la série d’œuvres produite par Mike Kelley lors de la dernière décennie – en partant d’Educational Complex (1995). Elle tente de dégager les thèmes récurrents de son travail, qui utilise l’autobiographie et la mémoire pour déconstruire le façonnage des individus, ici appliqué aux établissements scolaires fréquentés par l’artiste. Kelley confronte sa mémoire des lieux aux maquettes des architectures réelles, proposant une architecture ou un environnement sobre à l’expérience du public, doublés de souvenirs tabous touchant au corps, à la sexualité, à l’inconscient. L’artiste procéderait ainsi à une analyse esthétique des codes et des structures qui forgent son histoire. Traumatismes pédagogiques et psychologiques s’enchevêtrent, entre fiction et éléments biographiques. Ironique face à la période de mise en avant du “souvenir refoulé”, Kelley mêle ainsi des images populaires à des techniques picturales gestuelles qui lui furent enseignées dans les années 1970. Pour l’auteure, Kelley s’attaque à des phénomènes quotidiens pour en révéler la nature construite et permettre d’y introduire un changement, travaillant les interstices entre fiction et réalité. Mais il faut lire les deux textes d’analyse placés en fin d’ouvrage pour avoir accès à une véritable interprétation du travail et de la pensée de Kelley articulées à son contexte de création et d’énonciation, qui lui donnent toute sa puissance et en restituent l’intelligence plastique.


Le court texte introductif de Mike Kelley explique le cadre dans lequel il a conçu ce travail de pseudo-mémoire (il n’a aucun souvenir de 80 % de ces lieux de vie) autour des lieux éducatifs – ses anciennes écoles et la maison où il a grandi. En 1995, il réagit au débat vif en cours chez les professionnels de la santé mentale, qui réagissent à la crédibilité des témoignages issus de séances d’hypnose et nient l’idée que des traumatismes sévères puissent être totalement réprimés. Ces affirmations ont eu un impact fort, amenant certains États américains à changer les lois pour prendre en compte des abus sexuels qui ne seraient resurgis que très tardivement, dans ce type de thérapies. Alors que l’artiste désirait, par son travail proposant des peluches, interroger le fait que ce soit des adultes qui conçoivent de tels objets, ils ont été systématiquement interprétés comme des signes autobiographiques patents d’anciens abus sexuels. Kelley a alors cessé d’utiliser des peluches et s’est attaqué à une déconstruction des idéologies sous-tendant cette lecture de son travail, notamment par Educational Complex.


Les 16 chapitres que comporte l’ouvrage retracent ensuite les différents projets de ce complexe éducatif, mêlant les souvenirs personnels à ceux issus des médias de masse narrant les pseudo-abus réprimés, Kelley pervertissant aussi sciemment des situations quotidiennes en scènes d’abus. À chaque fois, quelques notes, un texte ou des articles de journaux, évoquant des histoires de traumas visiblement inventés, informent sur le contenu et le sens du cahier d’images qui suit, images qui constituent une richesse visuelle très appréciable pour comprendre la multiplicité des moyens plastiques employée par l’artiste (performance, installation, dessin, vidéo, peinture, son, sculpture) et le kaléidoscope de styles qu’il emploie. Il reprend ainsi de manière humoristique et critique des films, une peinture de Picabia ou retravaille dans de larges cadres – parsemés des vides colorés de la mémoire défaillante – la revue de bandes dessinées à l’humour paillard Sex to Sexty, parue entre 1965 et 1983. À la lecture de ces courts textes de l’artiste, il est vraiment dommage de ne pas avoir introduit un entretien qui aurait donné une autre vision de l’artiste, qui a fait preuve d’une véritable profusion théorique au sujet de son travail, mode de pensée et d’écriture qui appartient intrinsèquement à son projet artistique


Enfin, l’ouvrage se clôt par deux analyses de l’œuvre qui s’attachent aux effets de mode du syndrome des faux souvenirs sur la réception de l’œuvre de Mike Kelley et nous amènent à véritablement comprendre l’intérêt et la force de ce travail. Howard Singerman analyse ainsi brillamment un des thèmes majeurs de l’œuvre de Kelley : le trauma historique, les atrocités de l’histoire, à partir des emblèmes de la culture américaine employés par l’artiste. L’exposition rétrospective autour de ce complexe éducatif convoque les institutions qui ont formé Kelley, que l’auteur ne se contente pas de décrire, mais qu’il réinscrit dans le parcours de l’artiste, car Kelley réagit à la réception de ses travaux précédents. En effet, son utilisation de certains objets (photographies cornées, animaux empaillés, notes délavées, habits usés, jouets cassés, etc.) ont été associés à cette interprétation de la mémoire en tant que nostalgie et trauma, s’appuyant sur le syndrome de l’amnésie dissociative ou de la mémoire réprimée devenue dominante à la fin des années 1980. Le travail de Kelley contenait les éléments permettant d’y associer son travail, au point que ces interprétations sont devenues dominantes, occultant toute autre signification possible. Educational Complex a ainsi été pensé comme une réponse à ce phénomène. Entre mémoire affective et sujet social, ce sont deux visions de l’histoire qui s’opposent. L’auteur situe cette montée en puissance dans ses enjeux contemporains, soulignant   que “dans le milieu académique, la fonction de l’Holocauste était aussi, de manière aussi considérable, de reprendre sur de nouvelles bases la pratique historique, comme un test de l’approche universitaire de l’histoire contre le relativisme postmoderniste.” Kelley met ainsi en scène son “viol” institutionnel, celui de l’imposition d’un apprentissage académique de la peinture, et crée un théâtre visuel dont l’adolescence américaine est l’acteur. L’auteur trace aussi une généalogie des influences de Kelley, remontant aux surréalistes, pointant les divergences entre leurs approches. Kelley tente, au travers de sa création, de comprendre les déterminations historiques et sociales qui ont structuré sa mémoire, son inconscient, tout ce qui sert aujourd’hui son art. En ceci, il est un artiste tout autant imprégné des théories de son époque que conscient de leurs effets dans la réception de son travail, qu’il tente d’infléchir, ce que l’auteur met très bien en évidence, en s’appuyant sur de multiples sources, tant historiques que psychanalytiques, sans éviter d’aborder les querelles historiographiques propres à la détermination de paradigmes historiques.


Le second texte, intitulé “Généalogie de la victime”, s’intéresse aux théories de réforme de l’enseignement, et plus particulièrement des écoles d’art, en pointant la position adoptée par Kelley dans l’installation Educational Complex. Il y parodie un type d’autobiographie devenu dominant, la victimisation du sujet, en racontant ses expériences de formation sous forme d’abus institutionnels. Selon Diedrich Diederichsen, l’artiste analyse le sentiment répandu dans les années 1990 de ne plus pouvoir agir politiquement et au sein d’une forme d’organisation collective, qui amène à la prédominance d’un “Grand Récit” individuel et biographique   , dont l’histoire d’abus est un récit idéal. Le développement intéressant qui suit, au sujet de l’institution éducative artistique, ses conflits et ses enjeux politiques, aux États-Unis et en Europe, aurait mérité d’être plus amplement rattaché à la proposition artistique de Mike Kelley, qui passe ici au second plan.


Au final, cet ouvrage ouvre les portes à tout un réseau de débats contemporains contradictoires issus tant de l’histoire et de l’histoire de l’art que de la psychanalyse ou de la philosophie, qui articulent les propositions esthétiques de l’artiste à ce contexte discursif. Ainsi, par le biais de l’analyse d’une œuvre – particulièrement riche et soutenue par le discours critique pertinent de Kelley – Singerman et Diederichsen nous font entrer de plain-pied dans la fabrique de l’histoire, dans les conflits épistémologiques et les changements paradigmatiques qui structurent les interprétations des œuvres d’art. Ils nous invitent à retourner à l’œuvre et à la réfléchir de manière beaucoup plus complexe, en évitant de vouloir en épuiser le sens par une interprétation unique, en saisissant les tentatives de l’artiste pour sortir du cadre. En ceci, la traduction de ces deux textes et les riches illustrations de l’ouvrage sont un apport majeur pour la compréhension de l’œuvre récente de Mike Kelley. Par contre, ils ne peuvent suffire à comprendre le parcours de l’artiste, et il faut pour cela se référer aux parutions ultérieures