Mike Davis retrace l’évolution de la voiture piégée, de son invention vers son usage meurtrier universel. Un essai percutant au cœur du terrorisme moderne

Après son livre-maître City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur l’historien et sociologue américain Mike Davis nous surprend cette fois en proposant une histoire virale de la voiture piégée, de son invention jusqu’à son usage universel. "Les voitures piégées sont devenues un phénomène mondial presque aussi banal que les iPods et le sida…"   . Le ton est donné. L’auteur s’emploie à montrer comment ce "virus implacable" se répand en moins d’un siècle sur tous les continents et pourquoi il est devenu le mode d’action privilégiée des guérillas urbaines. Du premier véhicule bourré d’explosifs à New York dans les années 20 jusqu’à l’Irak contemporain en passant par les attentats sionistes contre les Britanniques en 1947 ou ceux de l’IRA en Grande-Bretagne, Mike Davis nous livre un essai percutant au cœur des stratégies terroristes contemporaines.

Si la voiture piégée existe depuis le début du XXe siècle, l’auteur montre que c’est lors de la Guerre froide qu’elle est expérimentée par les groupes sionistes en Palestine, l’OAS en Algérie, les guérilleros du Viet Cong à Saigon. Mais son influence reste limitée à cause de son coût encore élevé et de la difficulté à se procurer des explosifs industriels ou militaires. L’auteur note également que l’essor du terrorisme et du même coup de la voiture piégée est freinée par l’autorité des superpuissances et leurs réseaux d’alliances. L’apparition d’une nouvelle génération d’explosif, le mélange nitrate-fioul - testé pour la première fois à grande échelle par l’IRA à Belfast lors du "Vendredi sanglant" (21 juillet 1972) – marque un saut technologique de la voiture piégée et de sa capacité de destruction : "le terrorisme urbain passait du stade artisanal au stade industriel, ouvrant la voie à des attaques massives contre des zones urbaines de grande ampleur et permettant la destruction intégrale de gratte-ciel de béton armé et de tours d’habitation."   Avec des ingrédients bon marché et universellement accessibles (stations d’essence, coopératives agricoles), n’importe qui pouvait désormais fabriquer son véhicule terroriste.

Il faut attendre les années 80 pour que la voiture piégée prolifère et devienne l’arme préférée de la "planète Djihad". Tout au long du livre, l’auteur revient régulièrement sur le rôle de la CIA et de son patron William Casey dans la propagation de cette technologie meurtrière parmi les groupes islamistes les plus radicaux. Ainsi il montre que parmi la nouvelle génération, on compte bon nombre de diplômés des cours de sabotage et d’explosifs montés par la CIA et les services secrets pakistanais en Afghanistan et financés par l’Arabie Saoudite. "C’était le plus important transfert de technologie terroriste de l’histoire : les islamistes en colère (…) pouvaient acquérir un diplôme de sabotage urbain certifié par la CIA..."   . L’accusation se fait plus précise encore lorsqu’il affirme que le 11 septembre 2001 était "un retour de manivelle (…) pratiquement inévitable."   . Les membres d’Al-Qaïda n’ont fait que mettre en pratique ce qu’ils avaient appris dans les "académies de terrorisme urbain" organisées par la CIA. Les attaques du 11 septembre sont, selon Davis, une version aérienne de la voiture piégée. Si l’historien a le sens de la formule choc, la polémique l’emporte parfois sur l’argumentation. Par exemple lorsqu’il s’en prend à Ariel Sharon, qui par intransigeance, aurait radicalisé l’activisme chiite et ainsi contribué à l’invention par le Hezbollah de la voiture piégée conduite par un kamikaze, "ce monstre de Frankenstein est largement une création de l’apprenti sorcier Ariel Sharon."   .

Même si Mike Davis dénonce avec force le laxisme voire la complicité des Etats, il n’exonère pas pour autant les mouvements terroristes de leur responsabilité : "la voiture piégée est une arme fondamentalement fasciste, et la cause de ceux qui y ont recours reste irrémédiablement souillée par le sang des innocents."   . Il préfère l’attitude d’un Nelson Mandela qui refuse de recourir à la violence aveugle et gratuite de cette technologie meurtrière.

Arme du faible contre le fort, la voiture piégée représente pour l’historien le "bombardier du pauvre" par excellence. Elle permet à des groupes marginaux sans poids politique d’obtenir rapidement une force de frappe spectaculaire, bon marché, simple d’utilisation, aveuglément meurtrière, sûre et anonyme. Meilleur rapport qualité/prix sur le marché de la terreur, la voiture piégée au nitrate-fioul conduite par un kamikaze se mondialise à partir des années 90. De Bogota à Londres en passant par Beyrouth et Alger, "une fois que la technique des véhicules piégés pénètre l’ADN d’une société hôte et attise ses contradictions, son usage tend à se reproduire indéfiniment."   Si la voiture piégée prolifère ainsi dans le monde entier, c’est qu’elle "prend racine dans les milliers de fissures créées par les conflits ethniques et religieux (…). Elle fleurit également dans les territoires sinistrés par une inégalité extrême, à la périphérie des villes pauvres…"   . Avec plus de 9 000 victimes de véhicules piégés, l’Irak est désormais "l’épicentre mondial du phénomène".

Rien ne semble arrêter la contagion, pas même les mesures sécuritaires (zones de protection, moyens de détection, technologie de surveillance) dont l’auteur souligne l’inefficacité : "pour des métropoles aussi énormes que Bagdad, Londres ou Los Angeles, avec leur océan d’automobiles, de camions et de bus et leurs milliers d’institutions et d’infrastructures potentiellement vulnérables, il n’y aura jamais de garantie de sécurité universelle."   Il nous met en garde contre "nos peurs et nos paranoïas du terrorisme [qui] se dirigent vers l’anthrax, le gaz sarin, les armes nucléaires de contrebande, la guerre en réseau via Internet, (...) [alors qu'] aujourd’hui ce sont toujours les voitures piégées qui sont le pain quotidien et l’infanterie lourde du terrorisme urbain."   . L’historien prévoit même un bel avenir pour la voiture piégée "en l’absence de réformes socio-économiques ou de concessions politiques susceptibles de promouvoir le  désarmement des esprits."  


* Vous pouvez retrouver l’interview video de Mike Davis en cliquant ici.

--
Crédit photo : s1lang / Flickr