Bernard Edelman propose une lecture à la fois juridique et philosophique du statut particulier réservé au corps humain, en se posant la question de la propriété du corps, et de la particularité de l'embryon et du cadavre.

Par le titre de son ouvrage, Bernard Edelman annonce au juriste qu’il va s’interroger sur la qualification du corps. En réalité, c’est sa qualification même, ou plutôt l’absence de qualification du corps par le droit que l’auteur questionne, pour saisir le rapport que la société et les individus entretiennent avec la composante biologique de la personne. Philosophe et juriste, Bernard Edelman lie ici les deux disciplines d’une manière originale. Le droit, par les solutions qu’il apporte aux problèmes nés des techniques biomédicales, sert de point de départ à une réflexion, sans doute plus philosophique que juridique, sur les façons dont la science, l’Etat, les personnes, se saisissent du corps humain. Ni purement philosophique, ni strictement juridique, cet ouvrage intéressera tous ceux qui s’interrogent sur ce que l’on désigne par le terme générique de "bioéthique". Ni technique, ni vulgarisateur, il est une invitation à prendre de la hauteur, à élargir son champ de vision, ce qu’il rend possible par la présentation, toujours pédagogique, d’éléments puisés aussi bien dans l’histoire et la sociologie que dans les diverses branches du droit. Plaçant le statut du corps humain vivant, "Ni chose ni personne", au centre de son questionnement, l’auteur commence par décrire comment le droit a permis à l’homme de s’approprier le vivant, végétal et animal, et termine en pointant l’incapacité du droit à appréhender de manière cohérente le néant qui précède la vie et qui lui succède.
 
Le vivant objet de propriété
 
C’est par le biais de la propriété intellectuelle que le vivant est devenu appropriable. L’auteur retrace dans la première partie de son ouvrage l’évolution juridique, tant en France qu’aux Etats-Unis, qui a conduit à l’abandon de la restriction du domaine du brevet aux seules choses inanimées. Les manipulations dont l’homme s’est rendu capable, sur le vivant végétal d’abord, sur le vivant animal ensuite, de la bactérie à la souris, ont amené les juges à étendre le domaine du brevet au vivant. Mais pour être brevetable, le vivant doit avoir été transformé par l’homme, ne pas pouvoir résulter de l’action des seules forces de la nature. Ce qui est alors protégé par le droit, c’est le vivant "fabriqué" par l’homme. Mais ce que la biologie est capable de faire sur le règne végétal ou animal, elle est aussi capable de le faire sur le vivant humain. Une fois l’appropriation de la substance du vivant non-humain admise, l’appropriation de la substance du vivant humain devient envisageable. La question de l’appropriabilité du corps humain, par la science, par la communauté, par la personne, est alors resituée dans son contexte historique. L’auteur ose alors poser la question de savoir : "à qui appartient le corps humain ?"
 
Le statut du corps humain
 
Provocatrice dans son intitulé, cette partie, selon la même démarche que la précédente, c’est-à-dire en partant des réponses juridiques apportées aux questions posées par l’évolution des techniques et des pratiques, développe la question des rapports juridiques de la personne à son corps. C’est la Common Law, et plus précisément le rapport de l’Office of Technology Assessment du Congrès américain, et deux décisions de la Cour suprême de Californie, qui fournissent ici la matière de la démonstration. La voie de la propriété intellectuelle est explorée, pour être réfutée. Le corps n’est ni une invention, ni une œuvre de l’esprit de la personne, ni même un "secret d’affaires". Quant au rapport de propriété qui pourrait exister entre la personne et son corps, son exploration, guidée par le rapport de l’OTA, donne lieu à des développements particulièrement intéressants en ce qu’ils renversent la perspective habituelle. L’OTA s’est en effet posé la question de savoir si les éléments du corps étaient assimilables à des res nullius   , à des animaux sauvages. Les cellules et tissus ne sont alors plus considérés comme appartenant "naturellement" à la personne, mais comme étrangers à elle   .
 

 
Mais la question du droit de propriété de la personne sur ses cellules ne pouvait être abordée sans référence à la fameuse affaire Moore, qui avait déjà donné lieu à un article du même auteur   , et à l’occasion de laquelle la cour suprême de Californie avait considéré que le requérant était bien propriétaire de ses cellules, ce qui lui ouvrait le droit à une partie des bénéfices que leur exploitation pouvait produire. Ce droit de propriété est toutefois rattaché à la personnalité, et présenté comme un moyen de protection de l’intégrité de celle-ci. Après ce tour d’horizon des solutions du droit américain, l’auteur revient au droit français pour constater que, à l’inverse des juges californiens, le législateur, le juge, le juriste français ne qualifient pas ce rapport juridique de la personne à son corps. S’ils ont commencé par proclamer les principes de respect et de dignité du corps humain, s’ils ont voulu le soustraire aux lois du marché, ils en sont aujourd’hui réduits à organiser la régulation des échanges de produits et d’éléments du corps. L’auteur en conclut que "nous sommes devenus des chimères d’un nouveau genre, des chimères auto-produites selon des processus qui ne valaient, jusqu’alors, que pour les choses"   . C’est ensuite la question du statut du corps avant la naissance et après la mort qui est abordée.
 
L’embryon et le cadavre
 
C’est ici en droit français que l’analyse est menée, et elle part du constat que le choix entre les qualifications de chose et de personne est encore moins tranché. L’embryon n’est pas une personne, mais il peut en devenir une. Le cadavre est une chose, mais il a été une personne. Dans ses développements consacrés à l’embryon, l’auteur expose l’état du droit. Il reprend les décisions relatives à l’embryon in vitro, prises par le Conseil constitutionnel et les juridictions administratives, qui refusent de reconnaître la personnalité de l’embryon   . Il présente la position de la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui refuse de considérer l’embryon in vivo comme une personne. Il commente enfin la façon dont l’état civil fait une place à l’enfant sans vie. Ces développements ne relèvent pas véritablement de l’analyse juridique, déjà conduite par de nombreux auteurs, mais de la synthèse. Il commente la place faite à l’embryon et au fœtus par notre droit, et en pointe les contradictions. Les développements relatifs au cadavre sont bien plus riches. La réflexion se fait alors plus philosophique. L’auteur montre comment les pouvoirs qui s’exercent concurremment sur le corps prennent alternativement le dessus avant et après la mort. Il revient sur les solutions adoptées en matière de transsexualisme et de pratiques sadomasochistes, et en matière de liberté funéraire, pour faire apparaître que si, pendant la vie de la personne, sa raison, sa liberté, sont toutes puissantes, après sa mort, l’Etat se saisit des corps et, au nom de l’ordre public, vient à l’emporter. C’est sans doute là que le pouvoir de la volonté sur le corps, son étendue et ses limites, sont analysés le plus en profondeur.
 
Ainsi, ce n’est pas tant sur le plan juridique que cet ouvrage est riche, en ce qu’il vise principalement à recenser les décisions ou dispositions les plus signifiantes. Le non-juriste y trouvera ce qu’il est intéressant de connaître, le juriste y trouvera ce qu’il connaît déjà. Cet ouvrage vise à comprendre bien plus qu’à apprendre. Le corps humain n’est bien ni chose, ni personne, mais à la lecture de cet essai, on comprend un peu mieux pourquoi. On comprend mieux aussi les conséquences de l’absence de réponse juridique à la question de la qualification du corps, et l’influence que le droit et les représentations symboliques exercent l’un sur l’autre. On saisit alors l’impuissance du droit à répondre aux questions auxquelles la société elle-même ne répond pas, et l’on en est sans doute moins enclin à le blâmer