Lire, écrire, aimer : une trilogie qui n’est pas sans risque ni quelque plaisir.
Avec ce troisième volet des femmes dangereuses, nous voici, comme le dit La Fontaine, embarqués sur “la mer amoureuse”, puisque c’est bien d’amour qu’il s’agit. Et nous voilà embarqués, non pas avec n’importe qui : nous voyageons en excellente compagnie, avec la curieuse et gourmande Ève, avec la sanguinaire Médée, avec Circé l’ensorceleuse, la pâle Ophélie, Bethsabée la sensuelle, avec Inanna, déesse sumérienne de l’amour… Et en guise de maîtres à bord et de chefs de croisières : Élisa Lécosse et Laure Adler.
Cette dernière signe une belle introduction qui débute sur une citation d’Hiroshima mon amour : “Tu me tues, tu me fais du bien.” Le ton est donné. Laure Adler s’interroge alors sur la “violence du désir qui saisit les femmes lorsqu’elles tombent amoureuses” et insiste sur cette “chute”, cette déperdition de soi en même temps qu’un sentiment de se trouver enfin.
Mères et vierges ne sont pas celles que l’on croit…
Les hommes et les femmes : drôle d’affaire – non exclusive d’ailleurs. Les femmes sont parfois amoureuses d’autres femmes, nous y reviendrons. Tout d’abord, et pendant longtemps, les femmes se sont vues interdire le droit d’aimer par les hommes “qu’ils se nomment ecclésiastiques, aristocrates, hygiénistes, pseudo-spécialistes des humeurs féminines”. Le droit des femmes, résume Laure Adler : celui de pleurer, d’être confinées dans le rôle de la mater dolorosa.
Femme = mère pleureuse. Et si la mère, celle que tous les peintres de la Renaissance peignent et repeignent, pleurait d’être cantonnée à ce triste rôle de virginité. “Les vierges ne sont pas ce qu’on voulait nous faire croire”, glisse Laure Adler. Comment la vierge reçoit-elle l’annonce de l’immaculée conception ? s’interroge-t-elle. Pas toujours bien, force est de le reconnaître. Et preuve à l’appui : L’Annonciation de Lorenzo Lotto (1527) où ladite vierge n’a pas l’air satisfaite de son sort, celui de ne pas connaître la sensualité, la corporalité du désir. Elle se détourne de l’ange, regard sombre, corps sur la défensive. Elle n’est pas au centre, c’est un chat noir et fuyant qui occupe le centre du tableau, “qui signalerait, note L. Adler, le mauvais sort – voire le malheur – en train de s’abattre sur elle”. “Vierge donc, sans doute, mais pas si heureuse de l’être et de le rester”, conclut L. Adler. Elle évoque aussi une autre vierge, celle de Filippo Lippi, dont la robe bleue est trouée, ce qui en fait une “vierge sexuée”. Mais toutes les femmes ne connaissent pas le même sort que Marie, d’où le danger. Danger d’une femme qui gère son plaisir elle-même, dans sa solitude, “amoureuse d’elle-même”, comme le prouve ce dessin d’après une figurine maltaise (vers 4000-3000 av. J.-C.) d’une femme se masturbant. Le danger vient alors de la dissociation du “plaisir sexuel de la faculté de reproduction”. Porte ouverte à tous les dangers, y compris l’amour.
“Les femmes amoureuses sont dangereuses, car elles peuvent perturber par la force de leur désir le déséquilibre dit naturel qui s’est instauré entre les deux sexes depuis l’aube de l’humanité et on les sent capables de parvenir quelquefois à le rétablir ou même à l’inverser.” La femme amoureuse serait donc dangereuse pour l’homme en ce qu’elle le féminiserait ? Plusieurs exemples, dans les pages qui suivent, tendent à le prouver : ainsi le Mars de Botticelli, alangui, désarmé, rejeté en arrière dans son sommeil alors que Vénus le veille d’un regard tendre, tendre mais vainqueur. Élisa Lécosse note : “L’amour spirituel, ici incarné par Vénus, gouverne l’amour érotique représenté par Mars.” Autre exemple d’homme féminisé : Hermaphrodite, enlacé par la nymphe Salmacis priant les dieux de les unir à jamais. Le résultat : la naissance d’un être hybride, mi-homme mi-femme, un androgyne. Toujours dans la mythologie grecque : le viril Hercule sous le joug d’Omphale – Rubens le représente dominé par la reine de Lydie, ses attributs virils masqués – castrés – par une étoffe féminine et soyeuse. François Boucher nous présente aussi un Renaud féminisé par la belle Armide : sans casque, sans arme, la main sur le cœur, les yeux implorants, aux pieds de la blonde Sarrasine, Renaud est comme émasculé…
Le pouvoir érotique de l’image
Les dangers liés aux femmes amoureuses sont donc multiples. La sensualité féminine est souvent peinte en guise de dénonciation : combien de Vénus doit-on à Titien, à Giorgione, et à tant d’autres ? Combien de Danaé (enfermée par son père dans une tour car celui-ci fut mis en garde par un oracle qui lui prédit la mort de la main même de son petit-fils ; Zeus se transforme alors en fine pluie d’or pour s’accoupler avec la captive Danaé) ? Combien de Calypso ?
Un anathème est jeté sur les femmes-malédictions, telles que Ève ou Pandore (associées toutes deux par Jean Cousin, dit le Père). Mais L. Adler et É. Lécosse s’empressent aussitôt de remarquer : “C’est là toute l’ambiguïté des représentations d’Ève qui mettent en scène une femme dangereuse, mais qui comportent elles-mêmes un danger : celui du pouvoir érotique de l’image.” Peindre pour dénoncer, peut-être, mais aussi et surtout peindre pour la beauté des yeux, peindre la grâce d’un corps dénudé, quelque dangereux qu’il soit…
Certaines femmes sont tout de même plus dangereuses que d’autres : Circé la magicienne, l’impitoyable Salomé, la femme de Putiphar qui fait emprisonner Joseph parce qu’il ne cède pas à ses avances, Dalila… Et certaines femmes sont plus dangereuses pour leurs consœurs que pour les hommes qu’elles aiment : je veux parler de Junon, dont la terrible jalousie prit pour cible les amantes de son inconstant de mari, Zeus.
Il en est d’autres qui sont victimes des hommes, et abandonnées par eux : pauvre Ariane sur son rocher de Naxos abandonnée par l’homme même qu’elle a sauvé ; pauvre Didon, esseulée après le départ d’Énée ; patiente Pénélope, délaissée depuis tant d’années par Ulysse, et Calypso non moins délaissée par l’ingénieux héros à qui elle avait pourtant promis l’immortalité. Certaines femmes amoureuses meurent d’amour telles Francesca da Rimini ou bien Cléopâtre (bien après, il est vrai, avoir laissé se suicider Antoine en lui faisant croire qu’elle était morte).
Un désir féminin plus mystérieux que celui de l’homme
“Le désir de la femme a toujours été perçu, et sous toutes les latitudes, plus fort, plus ensorcelant, plus mystérieux que le désir des hommes” écrit L. Adler. Pourquoi ? Peut-être en raison de l’invisibilité du désir féminin – avec ce que cela comporte de simulation : “Une femme qui bande, ça existe, bien sûr, mais ça ne se voit guère. Un homme qui a une érection, ça se voit. Une femme qui mouille peut, si elle le souhaite, continuer à mouiller sans que personne ne s’en aperçoive. La force de l’amour sexuel féminin demeure cachée.” Là est sans doute le vrai danger.
L. Adler et É. Lécosse évoquent nombre de femmes qui assument leurs désirs (comme Catherine Millet en quête de soi), ou bien qui sont ménopausées (“sujet gênant, tabou, censuré dans l’histoire du rapport entre les sexes”), des femmes à “cœur d’homme” comme Louise Bourgeois, des femmes amoureuses de Dieu comme d’un être de chair à l’instar de Thérèse d’Avila.
Elles évoquent également les femmes fatales qui sont aussi des victimes : Rita Hayworth (manipulée successivement par son père et ses maris) ou encore Marilyn Monroe, pour qui le danger se retourne contre elles