Un article de Natalie Nougayrède, intitulé 'Le message d'Hillary Clinton sur la sécurité de l'Europe', revient sur le discours de Hillary Clinton, prononcé lors de sa visite à Paris le 29 janvier dernier. Hormis dans le journal Le Monde, ce discours semble avoir été peu commenté à l’époque, alors que "les Etats-Unis ont, pour la première fois depuis l'élection de Barack Obama, signalé solennellement leur intention de peser sur les affaires de l'Europe en matière de sécurité", et ont répondu clairement non aux tentatives russes de créer un nouveau traité sur la sécurité en Europe, comme le remarque justement Natalie Nougayrède.

Ce discours n’a pas été prononcé en France par hasard, car un an après le retour de la France dans le commandement intégré de l'OTAN, "la France veut s'afficher comme un interlocuteur privilégié de la Russie en Europe, à l'occasion de l'année culturelle croisée qui verra les présidents Nicolas Sarkozy et Dmitri Medvedev se rendre visite. Paris multiplie les signaux, petits et grands, d'un reset ("remise à zéro") à la française." Il s’agissait donc aussi pour l’administration américaine de manifester ses profondes réserves à l’encontre des manœuvres politico-militaires dans lesquelles Paris s’est lancé avec Moscou.

Alors que le président russe est attendu pour une visite en France en mars, et dans le cadre de l’année "franco-russe", il est utile de s’interroger sur  "l’incompréhension réelle de la Russie" dont l’historienne Françoise Thom fait une radiographie dans son article 'Russie Europe : les risques du "redémarrage" ' sur diploweb.com.

Le ton est donné dès la première phrase de l’article : "Ce qui frappe l’historien lorsqu’il se penche sur les rapports Russie-Europe c’est la permanence des fantasmes que la Russie engendre dans l’imagination des Occidentaux et la capacité de la Russie à dicter les cadres conceptuels dans lesquels elle veut être pensée – et incomprise - à l’étranger."

En s’appuyant sur la guerre de Géorgie   , Françoise Thom déconstruit le rapport d’incompréhension radicale que les pays occidentaux, et surtout européens, manifestent face aux discours et aux actions d’une Russie lancée dans une stratégie de regain de puissance tout azimut. Françoise Thom dresse le portrait d’Européens qui s’obstinent à ne rien vouloir comprendre à l’évaluation faite à Moscou de la nouvelle "corrélation des forces" issue de l’opportunité offerte par une crise économique qui affaiblit l’Occident, et de l’avènement de l’Administration Obama, jugée faible et isolationniste. C’est face à tant d’obstination européenne que les Russes passent aux travaux pratiques.     

Car Françoise Thom livre une interprétation originale des objectifs stratégiques russes dans la guerre de Géorgie : "Comme en Europe on traînait les pieds et on continuait à refuser de voir les « réalités », comme on dit en Russie, Moscou décida de faire une petite démonstration : la guerre russo-géorgienne avait avant tout pour objectif de montrer aux Européens que l’alliance avec les Etats-Unis ne valait plus rien. Sitôt la démonstration finie, le président D.Medvedev remit sur le tapis sa proposition de nouveau système de sécurité européen."

Après une analyse de la nouvelle doctrine militaire russe   définie dès septembre 2008, et dont les aspects vigoureusement offensifs sont accueillis par un "silence presque total de la presse occidentale", Françoise Thom procède à une mise à nue des objectifs stratégiques russes dans les rapports (de force) engagés par Moscou avec les pays européens, France et Allemagne en tête. Profitant des diverses offres de "redémarrage" qu’Allemands, Français et Italiens se bousculent pour lui faire, Moscou applique sa tactique préféré envers l’UE : diviser pour mieux régner, privilégier les rapports avec les "grands" pays membres de l’Union, pour asseoir son influence sur les "petits", en l’occurrence ses anciens satellites, toujours considérés par les idéologues du Kremlin comme chasse gardée (alias "étranger proche") de la Russie impériale. Moscou semble mettre l’accent sur la France, non seulement parce que l’Allemagne et l’Italie lui sont acquis, mais parce les dirigeants français font preuve d'un rare engouement. 

C’est sur cette forme de néo-romantisme russophile que Françoise Thom se concentre in fine, pour s’interroger sur ce qui lui parait être l’élément le plus inquiétant dans les rapports déconcertants qu’entretiennent les Européens avec la Russie : la surprenante efficacité de la propagande russe sur les dirigeants et faiseurs d’opinion européens, lancés dans une sorte de "Schröderisation" à toute épreuve. Il faut dire que la Russie sait y mettre le prix. Françoise Thom nous rappelle, non sans ironie, "que le budget prévu pour la propagande à l’étranger en 2010 atteint 1,4 milliards de dollars, dépassant celui de l’aide aux chômeurs."

Pour autant, selon elle, cela ne suffit pas pour expliquer la reprise baroque, par les portes-drapeau de cette "russo-béatitude", des leitmotivs de la propagande du Kremlin. D’autant plus que ces hérauts (se) comptent parmi les figures éminentes du débat français en matière de relations internationales, comme Thierry de Montbrial ou d’économie, comme Jacques Sapir. Le mantra de la grande Russie sans cesse "humiliée" par l’Occident est psalmodié sur toutes les ondes par des figures françaises non moins éminentes qu’Hubert Védrine.

Comme l’a remarqué avec un déplaisir prononcé le Secrétaire américain à la Défense, Robert Gates, l’actuel gouvernement français ne semble avoir qu’une seule hâte : offrir à Moscou des technologies militaires, qui lui permettraient d’agresser encore plus facilement ses voisins. C’est dix jours après la visite d’Hillary Clinton que Robert Gates, lui aussi en visite à Paris, "laissait filtrer dans le New York Times qu'il n'était pas enchanté par le projet de vente du navire français Mistral à la Russie, première livraison du genre par un pays de l'OTAN", comme le souligne Natalie Nougayrède dans son article, faisant écho aux propos de Françoise Thom.

Or, le constat de cette dernière en matière idéologique est alarmant : "A force de marteler que la défense de la démocratie libérale était l’apanage des néo-conservateurs américains, les propagandistes russes en arrivent à inciter les Européens à renier les bases mêmes sur lesquelles s’est construite l’Europe pendant plus de cinquante ans. L’idée d’une égalité de droits entre les Etats européens, petits et grands, l’idée que le rapport de forces est exclu entre Européens, l’idée d’une solidarité européenne, tout cela est dédaigneusement balayé de la main à Moscou. Si cette « philosophie » du Kremlin gagne du terrain, l’Europe risque de régresser prodigieusement et d’oublier les dures leçons tirées des deux guerres mondiales."

Bien entendu, il reste en France des voix dissonantes, qu’on pourrait qualifier de "russo-réalistes". Pour ne citer que l’une des plus renommées, on peut noter que Marie Mendras vient d’être nommée à la tête de la nouvelle Direction de la Prospective du Ministère des Affaires étrangères. Une nomination qui ne devrait pas plaire à la Russie, car Marie Mendras développe avec constance des positions extrêmement critiques contre la "Russie poutinienne" depuis plusieurs années. On pourrait en conclure qu’il existe encore quelques responsables dans la diplomatie française qui n’ont pas perdu tout sens des réalités géopolitiques.  

Pensons aussi aux travaux de Georges Sokoloff, Anne de Tinguy, Pascal Marchand, Jean Radvanyi, Hélène Blanc, Charles Urjewicz ou Thierry Wolton, par exemple, qui chacun dans un domaine spécifique (économie, géopolitique, politique intérieure, politique de "l’étranger proche", appareil de sécurité, etc.), travaillent depuis longtemps à analyser les réalités de la Russie, après avoir analysé celles de l’URSS.

De jeunes chercheurs - historiens, politologues, géographes, spécialistes des relations internationales - continuent dans cette voie, malgré les vents contraires qui balaient les microcosmes universitaire, médiatiques ou politique. Citons Ludovic Royer, Isabelle Facon, Marlène Laruelle, Jean-Robert Raviot, Roumiana Ougartchinska, Anaïs Marin, Patrice Vidal, Laurent Vinatier, Nina Bachkatov ou Jean-Sylvestre Mongrenier. Beaucoup de jeunes chercheurs sont issus du CERI et de l’Institut Français de Géopolitique, et ont souvent été formés à l’INALCO, sans doute les trois instituions universitaires les plus rigoureuses dans la formation et la recherche sur l’Europe continentale et la Russie/CEI.

Il serait intéressant de voir comment le débat autour des relations entre la France et la Russie dans le cadre de l’UE et de l’OTAN, va se développer entre "russo-réalistes"  et "russo-béats" français, face aux interrogations de Washington et aux inquiétudes des partenaires européens de la France