Une fresque ambitieuse sur la naissance historique d'une catégorie commune de la géographie.

Combien y a-t-il de continents sur la terre ? Pour un Français, il y en a cinq qui sont l’Asie, l’Europe, l’Afrique, l’Amérique et l’Antarctique. Pour un Brésilien, les continents sont six car il en compte deux  en Amérique, l’un au sud, l’autre au nord. Pour un Australien, les continents sont sept puisqu’à la liste classique s’ajoute l’Océanie. Les continents sont donc loin d’être des objets géographiques évidents. Ils ressemblent davantage à des dénominations plus ou moins variables ou arbitraires, changeantes selon les cultures et les époques. Les continents ont, en fait, été "inventés" au fur et à mesure que les Européens découvraient le monde et mettaient en place les premières formes de la mondialisation, vers la Renaissance.


C’est cette thèse originale que Christian Grataloup défend dans un ouvrage superbement illustré, L’Invention des continents. Il commence par poser la question de l’appartenance de la Turquie à l’Europe et annonce clairement quelle est son ambition. "L’objectif de cet ouvrage est, sans ambiguïté, de montrer que le découpage des parties du monde est un fait de culture, qu’il aurait pu être tout autre et qu’il ne saurait donc servir d’argument pour fonder en nature quelque démarche géopolitique que ce soit". Les continents sont donc des objets culturels et ils ont ensuite été naturalisés pour les besoins des idéologies dominantes à l’époque.


Christian Grataloup suit une démarche chronologique. Il commence par aborder les "pères fondateurs" c'est-à-dire le récit biblique qui fait des trois fils de Noé les fondateurs des peuples du Moyen-Orient (Sem et les sémites), de l’Afrique (Cham) et de l’Europe (Japhet). Au Moyen-Age, ce texte est interprété comme une tripartition du monde, qui est représentée sur des cartes dites "en T". Ces cartes comptent trois mers (la Méditerranée, la Mer Rouge et la Mer Noire) qui séparent trois continents, l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Jérusalem est à peu près au centre et l’Est (l’Orient) est au sommet de la carte. L’Asie est donc en haut parce que le Paradis terrestre y était localisé et qu’il est logique qu’il soit le plus proche du ciel possible. S’orienter revient donc à se situer par rapport à une hiérarchie dont le Paradis occupe le point le plus haut. Le chapitre suivant explique comment cette conception est changée par la découverte progressive de l’Amérique. Le monde est alors pensé selon un nouveau découpage avec quatre races (la rouge étant nouvelle) et quatre continents. L’Europe est le continent des Blancs, l’Afrique celui des Noirs, l’Amérique celui des "Peaux Rouges". Assez curieusement, les races "arabes" ou "sémites" ne sont pas pensées comme semblables aux races "jaunes" mais sont englobées dans le seul continent multiracial, l’Asie. Il est donc déjà clair que le découpage est d’abord fait pour justifier la domination politique des Blancs sur les autres. Dans un second temps, chaque partie du monde est qualifiée par la couleur de ses habitants et une entreprise de naturalisation se met en place. Il faut décrire l’Afrique comme un continent noir, en ignorant les populations arabes, et décrire les Amériques de telle façon qu’elles soient différentes de l’Afrique, et de l’Asie. Par définition, l’Europe est différente de tout le reste. Ces découpages sont particulièrement bien représentés dans les décors baroques des églises des Jésuites dont l’"Empire" couvre justement les quatre parties du monde. Christian Grataloup y consacre un chapitre particulier dont les illustrations sont magnifiques et très clairement commentées dans un texte dense.


Le chapitre suivant est l'un des plus intéressants : il reconstitue le cheminement intellectuel des scientifiques du XIXe siècle (et en particulier du géographe Malte-Brun) qui ont peu à peu élevé, par antiphrase, l’Océanie à la dignité d’un nouveau continent. Christian Grataloup fait remonter l’origine de ce continent aux mystérieux antipodes, terres qui, au sud de la planète, doivent faire contrepoids aux continents du nord et éviter que le globe ne roule sur lui-même. Les antipodes servent en fait à garantir que l’Europe reste en haut du globe et occupe donc la place que les cartes médiévales assignaient à l’Asie et au Paradis.
Le chapitre "Nous et les autres" expose la thèse principale du livre de façon un peu plus théorique. "Sous l’apparence de faits de nature, les continents sont incontestablement des objets historiques masqués". Christian Grataloup dénonce une forme d’identité continentale et explique combien le découpage en continents aurait été différent si la mondialisation avait été faite à partir de l’expansion chinoise du haut Moyen Age. Il propose pour finir sa vision du monde et d’un découpage possible. Il distingue des continents durs et des continents mous. L’Antarctique, l’Amérique du Sud, l’Europe sont pour lui des continents durs, c'est-à-dire dont l’identité culturelle, historiquement construite et les caractéristiques naturalistes donnent une forme d’identité spatiale difficilement discutable. L’Australie, Madagascar, l’Inde, le Nord de l’Asie sont, selon sa terminologie des régions fortement autonomes, c'est-à-dire des lieux que l’on pourrait aussi définir comme sous-continents, si le mot "sous" n’impliquait pas une hiérarchie. Plus originales sont les "régions intermédiaires", qui peuvent se sentir aussi bien proches d’un continent que d’un autre (l’Indonésie, l’Amérique centrale, la péninsule arabique). Certaines régions sont dites "partagées" comme l’Afrique du Nord (l’Egypte est-elle du Moyen-Orient, de l’Afrique ou du monde arabe ?). Enfin des "périphéries mal situées" sont tout en bas de la liste. Il s’agit du Groenland, de l’Asie Centrale et de la Nouvelle-Zélande. 

Tout au long de l’ouvrage, des cartes anciennes illustrent le propos avec une très grande qualité plastique. De nombreuses reproductions de tableaux ou de planches d’atlas, permettent aussi de mieux comprendre les représentations propres à chaque époque ou à chaque culture. Des cartes actuelles   présentent le potentiel de terres émergées, de richesses et de populations sous une forme particulièrement convaincante et incitent à la réflexion. La répartition de la richesse potentielle dessine en effet un tout autre découpage que celui qui divise les terres émergées en continents.

Ce livre est donc un travail intelligent, clair, convaincant et profondément critique à l’égard des notions convenues et traditionnelles d’identité territoriales. La démarche est courageuse. Elle devrait être l’introduction incontournable à toute réflexion géopolitique