Le sens du terme "espace public" s’étant aujourd’hui dilué par son utilisation à tout-va, cette synthèse, riche et accessible, est la bienvenue.

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Dans un monde où les nouvelles technologies de communication bouleversent l’appréhension du temps et de l’espace ainsi que la frontière entre intimité et public, le rapport à l’altérité se transforme. Cette mutation du rapport à l’autre dans les villes contemporaines modifie profondément le sens de l’espace public. Face à l’enfermement des citadins sur leur propre foyer, à l’élargissement des échelles de sociabilité ou aux politiques sécuritaires qui se développent dans les centres-villes, l’espace public peut-il encore tenir son rôle de "liant social" ? Peut-il conserver sa fonction d’espace de débats? Afin de répondre à ces interrogations, Thierry Paquot tente tout d’abord à travers cet essai de clarifier la notion d’espace public, devenue expression fourre-tout et citée à tout-va par les universitaires, les professionnels ou les élus. Dès l’introduction, l’auteur montre la différence qu’il existe entre le singulier et le pluriel de l’espace public. Selon lui, l’espace public est "le lieu du débat politique, de la confrontation des opinions privées que la publicité s’efforce de rendre publiques" tandis que les espaces publics désignent davantage "les endroits accessibles au(x) public(s) […] des rues et des places, des parvis et des boulevards, des jardins et des parcs." 


L’espace public


Évoquant dans un premier temps l’espace public du débat d’idées, Thierry Paquot se réfère à l’ouvrage devenu classique,  L’espace public de Jürgen Habermas. À travers une analyse de la pensée de cet auteur, il parvient à en extraire les idées essentielles, notamment sur les liens entre les activités de la société bourgeoise naissante du XVIIème siècle et l’essor de la communication dans l’espace public. En effet, le développement des moyens de communications - nécessaire au passage d’une "économie du maître de maison" à une "économie commerciale"- participa à la formation d’un "public" à travers l’apparition des théâtres, la naissance de la presse ou l’expansion des cafés et salons. Par conséquent, apparurent dans la ville des débats publics et politiques. Ainsi, au sens habermassien, l’espace public est devenu au cours du XVIIIème siècle un espace dans lequel se manifeste une certaine critique envers le pouvoir en place selon un processus "au cours duquel le public constitué s’approprie la sphère publique contrôlée par l’autorité et la transforme en une sphère où la critique s’exerce contre le pouvoir de l’État." Un des mérites d’Habermas a notamment été de démontrer l’importance de la publicité (en tant qu’opinion privée dévoilée dans l’espace public) dans le débat politique : "La bourgeoisie oppose à l’absolutisme du pouvoir étatico-monarchique, la publicité. Celle-ci extériorise une opinion publique qui contrebalance la voix unique de l’Etat, délimite un intérêt général et donne à la raison une place de choix dans le débat collectif ." C’est notamment l’évolution de cette publicité vers des intérêts privés qui marque selon Habermas le déclin de la dimension critique de l’espace public. À l’aide d’exemples détaillés, Thierry Paquot accompagne l’idée du déclin de l’espace public habermassien. Qu’il s’agisse de la privatisation d’une grande partie de la presse, de l’essor de la communication mobile et des mutations spatiales ou encore de la diminution des cafés comme lieux de débats, l’auteur montre au lecteur que la confrontation d’idées dans la sphère publique devient de plus en plus rare. Or, afin de comprendre les nouveaux usages de l’espace public, l’auteur analyse ensuite avec pertinence la genèse de la relation public-privé, constitutive de la forme et du sens des espaces publics des villes contemporaines.


Une "géo-anthropologie" du domaine privé et du domaine public


De façon à éclaircir cette dualité, Thierry Paquot retrace rapidement l’histoire et l’évolution de la relation privé/public dans la Grèce antique et l’Italie, dans l’Europe du Moyen-Âge ainsi que dans le monde arabe ou au Japon. Cette brève excursion dans l’histoire n’en suffit pas moins à convaincre le lecteur de l’instabilité de la frontière entre les domaines publics et privés selon les périodes et les cultures. Ainsi, au Moyen-Age, au sein de la société bourgeoise ou de la maison de l’artisan, cohabitaient ensemble les apprentis et le maître ainsi que les domestiques et la famille, sans compter les hôtes de passage. Le domicile constituait alors une extension de la rue, mêlant public et privé sans différenciation. L’auteur explique que cette période historique se caractérise par deux dynamiques décisives dans l’élaboration de la distinction privé/public. Nous assistons d’un coté à l’émergence de l’État-Nation tandis qu’en parallèle, l’ "individu" s’affirme. Ce sont notamment l’émergence du respect de l’autre, des "bonnes manières", de l’autocontrôle de soi et l’"adoption d’un code social" qui illustrent le processus sous-jacent de la montée de l’ "individu" dans la société, ce que Norbert Elias nomme "la psychogenèse de l’individu". Selon ce dernier, les sphères d’influence d’une part de la sociogenèse de l’État ,et d'autre part de la psychogenèse de l’individu, créent la démarcation entre ce qui devient le public et le privé. Prolongeant ce raisonnement à l’époque contemporaine, l’auteur montre que la place de l’individu dans la société continue de croître, celui-ci devenant un "être privé qui décide de son public". Les gated-communities, la vidéo-surveillance, la communication virtuelle sont autant de témoins d’une disparition, voire d’une peur de la proximité sociale avec les inconnus. Ainsi, "plus l’individualité d’un sujet s’affirme, plus la distinction entre « privé » et « public » lui parait essentielle." C’est donc selon les évolutions des mœurs que se développe la frontière public/privé, fluctuante et poreuse. D’où, comme le rappelle à juste titre Thierry Paquot, l’ "importance de l’entre-deux positions ou du passage accéléré, quasi instantané, entre deux situations, l’une privée et l’autre publique, sans que cela génère une quelconque schizophrénie."


Les espaces publics


L’évolution de la relation public/privé participe inévitablement à l’évolution de la dimension spatiale de l’espace public, autrement dit "des" espaces publics. L’auteur illustre alors l’origine et l’importance variable de la rue au cours de l’histoire. Il décrit les structures urbaines de Rome et de la Grèce antique ainsi que l’évolution de la voirie, de la ville du contact du Moyen-Age à la ville actuelle du mouvement et de la fluidité en passant par la ville-spectacle de la Renaissance. À travers une analyse synthétique de l’évolution de la théorie urbanistique, l’auteur démontre que les espaces publics actuels découlent d’un long processus de transformation et d’évolution du rapport à la rue, de l’affirmation d’un domaine privé et de l’émergence de l’esthétique dans l’aménagement.


De l’ "espace public" aux "lieux urbains"


Face à la difficulté de définir précisément ce qu’est l’espace public, de nouveaux phénomènes apparaissent qui mettent en doute la dimension d’ouverture de certains espaces dits "publics" et déstabilisent la cohésion sociale urbaine. L’auteur évoque notamment l’étalement urbain, les dynamiques d’ "entre-soi", la vision de la rue comme seul espace de flux ou encore l’expansion de pratiques aménagistes basées sur une logique sécuritaire. Établissant le constat que la "communication" qui liait le pluriel et le singulier de l’espace public, tend à s’effriter (presse privatisée et contrôlée, affichage public limité), l’auteur interroge la nouvelle dimension publique de l’espace urbain. Il évoque alors les nouveaux usages de la rue qui se multiplient (rollers, spectacles impromptus, détournement des fonctions du mobilier urbain, etc.) ainsi que ces spectacles éphémères (musiciens de rue, artistes, oeuvres publiques…) qui lui semblent participer à l’apparition d’une appartenance collective. Ces actions s’articulent souvent aux lieux et participent au développement d’un "en-commun" liant les habitants du quartier entre eux et à leur espace de vie. Selon l’auteur, ces pratiques redonneraient à l’espace public une part de sa dimension habermassienne. Il s’agit même parfois de lieux non publics qui prennent l’allure d’espaces publics (centres commerciaux …). Thierry Paquot parle alors de "lieux urbains" en tant qu’endroits réservés au public, quelque soit leur statut juridique. Selon lui, un lieu est commun ou urbain "si et seulement si l’altérité s’y déploie". Ce sont ces lieux qui constituent alors un enjeu majeur de nos villes contemporaines quant à l’évolution de la civilisation urbaine. Afin de conserver la vie sociale de la rue, la flânerie ainsi que ses surprises, l’auteur recommande aux aménageurs de "ménager" (prendre soin) plus que d’aménager, en tenant compte des identités, des usages, des sensations des citadins ainsi que de l’esthétique et de la temporalité des lieux. Il nous renvoie notamment aux pratiques du new urbanism ainsi qu’à divers exemples d’humanisation de la ville par un certain traitement de ses lieux.


Parvenant à combiner différentes théories, passant habilement d’un auteur à un autre tout en liant les problématiques actuelles aux phénomènes historiques, l’auteur nous offre une synthèse efficace et pertinente de la notion d’espace public. Sans tomber dans la nostalgie de la ville du début du XXè siècle comme de nombreux auteurs, Paquot parvient à lancer de nouvelles pistes pour les aménageurs et à capter dans la ville contemporaine les signes d’une nouvelle urbanité tout en mettant en garde contre certaines dérives. Il met ainsi à disposition d’un large public une vision élaborée de l’espace public et présente une intéressante réflexion sur le sens de la ville. Éclairant, accessible et accompagné d’une riche bibliographie, cet ouvrage suscitera chez le lecteur curieux l’envie d’en savoir plus sur cette notion multiple qu’est l’espace public