Un manuel qui est en même temps un ouvrage de réflexion sur une période difficile à appréhender.

L’objectif de cet ouvrage est nettement exprimé dès la première page : il s’agit de combler un vide de l’historiographie actuelle qui paradoxalement, au moment même où les études bibliques connaissent un regain d’intérêt, ne comporte pas de synthèse récente en français sur le sujet. Ce renouveau est dû notamment à des découvertes archéologiques assez largement diffusées dans La Bible dévoilée d’Israël Finkenstein et Neil Asher Silberman   , entre autres. Stéphane Encel, dans la lignée de ce dernier ouvrage, s’est donc attaché à combler ce vide par un livre qui, tout en étant accessible aux non-spécialistes, demande un certain engagement et une connaissance préalable du sujet de la part du lecteur. Pour ceux qui travaillent sur ce sujet, il constituera sans doute un outil précieux, bien qu’il se place dans une perspective qui relève plus de l’histoire des religions que de l’histoire ancienne. Le travail –considérable- auquel s’est livré l’auteur ne se borne pas à une relecture critique de la Bible. La typographie variée de l’ouvrage présente à la fois un récit chronologique allant des origines du peuple Hébreu au deuxième siècle de notre ère, et plusieurs encadrés éclaircissant un point précis, d’ordre plus anthropologique comme "L’aniconisme"   , ou littéraire  comme "Philon d’Alexandrie"   ou "Flavius Josèphe"   , ainsi que des dossiers plus développés sur des aspects complémentaires tels que "le rapport à la violence, à la terre et au zèle pour Dieu"   ou "le christianisme"   , sans compter de nombreuses cartes et illustrations.

C’est donc à une étude de la première grande période du judaïsme que nous invite l’auteur ; ce sujet n’est évidemment pas sans implications actuelles. Au-delà de l’instrumentalisation du texte biblique à des fins politiques, que Stéphane Encel cherche à écarter tout au long de son ouvrage en refusant toute confusion entre la "bibliothèque éclectique"que constitue la Bible et "la civilisation d’où elle est née"   , le récit biblique pose des questions qui intéressent l’historien, notamment sur la manière dont se construit une tradition, les liens entre le sacerdoce et le pouvoir politique ou le rapport à la guerre et à la violence.

 

"Une politique de la promesse"


Pour Stéphane Encel, la Bible reste la principale source sur l’origine des Hébreux. L’historien commente de manière critique ce qui constitue une étape fondatrice dans le récit de l’Ancien Testament : le voyage d’Abraham, premier des Patriarches, d’Ur sa ville natale jusqu’au pays des Cananéens. Présenté comme un modèle par son obéissance et sa fidélité absolue à son dieu, son histoire illustre un schème récurrent dans le récit biblique. Stéphane Encel parle à ce sujet d’une "politique de la promesse"   : Dieu, en promettant une terre, donne une légitimité, "à la fois externe et interne"   , c’est-à-dire à destination à la fois du peuple élu et des autres, pour acquérir et s’approprier ce territoire. Ce n’est cependant pas la terre de Canaan (actuels Palestine, Israël, Liban et Syrie) qui scelle l’alliance entre Dieu et son peuple, mais un autre territoire, qui sur toute la période étudiée a des liens étroits et complexes avec les Hébreux : l’Egypte. C’est à partir de ce pays en effet qu’ont lieu trois événements essentiels : l’épisode du buisson ardent, où Dieu révèle son nom à Moïse ; la sortie d’Egypte et le don de la Torah au pied du mont Sinaï ; la conquête de Canaan. Ces trois volets constituent le "triptyque de l’identité de YHWH"   , qui forme la base de la relation entre les Hébreux et leur dieu. Ce lien est matérialisé par l’Arche d’Alliance contenant les Tables de la Loi. Adoptant la datation de la sortie d’Egypte sous Ramsès II, c’est-à-dire entre 1280 et 1224 avant notre ère, l’auteur repousse cependant l’hypothèse d’un déplacement massif de population vers ce pays et penche plutôt pour "l’hypothèse d’une origine majoritairement autochtone des Israélites"   . Il dégage ainsi deux traits caractéristiques de l’identité de ce peuple, sur le plan culturel : l’aniconisme, c’est-à-dire la "non-représentation de la divinité"   , et l’absence de porc dans l’alimentation. Ce qui se distingue des traits essentiels du judaïsme en tant que religion : le rapport à la terre, le respect de la Loi et la notion de peuple.

Les Hébreux après le retour à Canaan

La reconquête de Canaan est relatée dans le livre de Josué et le livre des Juges comme  très violente ; mais selon l’auteur il s’agit d’une violence plus symbolique qu’effective : "Il s’agit bien d’une "rhétorique de la violence, selon le titre de l’ouvrage de L. L. Rowlett   , qu’il ne faut pas prendre dans un sens premier, mais comme "une arme symbolique de défense"   . Ainsi la "rhétorique de la violence" du livre de Josué et la "rhétorique de la répétition"   à l’œuvre dans le livre des Juges, même si elles illustrent deux modèles de conquête très différents, répondent à une même intention : fonder la légitimité de la possession de la terre et unifier un peuple encore très hétéroclite. Une fois les Hébreux installés en Canaan, le prophète Samuel établit une monarchie, après qu’une défaite contre les Philistins et la capture de l’Arche d’Alliance par ces derniers ont poussé le peuple à réclamer un roi "libérateur" et "justicier"   . C’est Saül qui est alors élu roi ; mais les rois les plus célèbres et les plus valorisés par la tradition sont David, successeur de Saül, et Salomon, fils de David. L’idéalisation de la figure de Salomon n’efface pas cependant une défiance certaine envers la royauté, constante selon l’auteur dans le texte biblique. Ainsi, la construction même du Temple de Jérusalem, effectuée sous son règne, donne lieu à une critique : elle déséquilibre les finances du royaume et manifeste de plus l’ambition irréalisable d’enfermer Dieu en un lieu donné. Lors de sa succession, des révoltes multipliées conduisent à une division du royaume entre Israël, au Nord, et Juda au Sud. À partir de ce moment, la survie des deux royaumes passe essentiellement par un jeu d’alliances avec les grandes puissances de la région, l’Egypte et surtout l’Assyrie.

Dominations étrangères et déportations
   

C’est d’abord le royaume d’Israël qui devient le plus puissant, comme l’atteste notamment la stèle de Mesha, roi de Moab, qui fait écho à un récit biblique   . Mais il attise ainsi la convoitise de l’empire assyrien, qui opère un retour en force à partir des années 750 avant notre ère. Après que son père s’est emparé de  l’Etat babylonien, le souverain assyrien Salmanasar V remporte en 722 le siège de Samarie, capitale d’Israël ; c’est la fin de ce royaume, car la défaite donne lieu à une déportation massive, "conformément à la politique propre à l’Empire assyrien"   . L’affaiblissement de l’Assyrie face à Babylone sous le règne de Nabuchodonosor surtout (605 – 562) donne lieu à une autre déportation en 588 avant notre ère, lors de la chute de Jérusalem devant les troupes babyloniennes, qui marque la fin du royaume de Juda. L’exil constitue une rupture fondamentale, notamment dans la pratique du culte : avec la perte du Temple de Jérusalem, "les rituels n’étant plus praticables pour la plupart, l’éthique, c’est-à-dire la demande d’un comportement, d’une attitude conforme à la volonté divine, dans son rapport à l’Autre ou à YHWH, s’y substitua en partie"   .

Le retour est assuré à l’époque de la domination perse, à partir de 520 : le laïc Néhémie entre 445 et 423 et le religieux Esdras mènent alors, en même temps que la reconstruction de Jérusalem, une réforme complexe, "tout autant réorganisation judiciaire et politique que religieuse"   . Elle consiste essentiellement en un recentrage sur les pratiques fondamentales du judaïsme et en l’élaboration d’une nouvelle hiérarchie : le pouvoir dominant (l’Empire perse) est vu comme un allié, et les ennemis véritables sont immédiats, voire intérieurs.

Avec la mort d’Alexandre en 333 s’ouvre la période hellénistique, caractérisée par des changements importants, comme la naissance d’une identité propre chez les Juifs d’Egypte, marquée notamment par l’écriture de la Septante, traduction de la Bible en grec sous l’impulsion de Ptolémée II à partir de 200 avant notre ère. A Jérusalem se met en place un conflit entre la maison des Tobiades et des Oniades pour la grande prêtrise du Temple, qui donne lieu à une grave crise en -175, lorsqu’un membre de la famille des Oniades demande l’aide du souverain de Syrie Antiochos IV pour devenir grand prêtre et, surtout, est accusé d’introduire le mode de vie grec, caractérisé par deux institutions : le "gymnase"et "l’éphébie"   . A la suite de la révolte qui se produit à Jérusalem, réprimée par Antiochos qui profane dans le Temple en y introduisant une statue de Zeus, s’enclenche une révolte de plus grande ampleur, menée par la famille des Maccabées ou Hasmonéens qui fonde une nouvelle dynastie. Le règne de Simon (142 – 134), parvient à ramener la stabilité. Ce leader charismatique est à la fois prince, grand prêtre et général en chef, "cumul […] contraire aux prescriptions de la Loi, mais nécessaire à la cohésion du groupe"   .

Les Hébreux face à Rome


Avec la victoire de Pydna contre la Macédoine en 168, Rome établit sa domination sur l’Orient. En Judée, les très fortes oppositions internes, à la fois politiques et religieuses, notamment entre Pharisiens, Sadducéens et Esséniens, permettent à Rome de s’établir de manière diplomatique, en jouant de ces luttes intestines. C’est en libérateur que Pompée entre donc à Jérusalem en -63, car il a fait de la Syrie une province romaine, réduisant à néant l’ennemi de la Judée ; on attend de lui qu’il rétablisse l’unité. L’instabilité ne se dissipe pas pour autant, comme l’illustre le règne d’Hérode de 37 à 4 avant notre ère, accusé d’être un "roi demi-juif"   , décrit à la fois comme un roi sanguinaire et un grand bâtisseur. La fondation du principat par Octave à partir de 27 avant notre ère, et l’annexion de l’Egypte comme province impériale, a de lourdes conséquences : la séparation rigide entre citoyens romains, citoyens pérégrins et pérégrins non citoyens   formant une "nation égyptienne"   , suscite un fort mécontentement : les Juifs, comptés parmi la dernière catégorie alors qu’ils étaient auparavant associés aux Hellènes, passent du statut de "conquérants, par rapport aux Egyptiens sous domination […] au rang d’Egyptiens"   . Cette humiliation, jointe à la mauvaise gestion de plusieurs gouverneurs romains des provinces d’Egypte et de Syrie, prépare le terrain de la révolte de l’an 66 de notre ère, provoquée par la levée d’un impôt supplémentaire, qui donne lieu au siège et à la chute de Jérusalem face aux troupes de Titus et de Vespasien en 70. La Judée devient alors province impériale indépendante de la Syrie. S’ensuit un soulèvement important mais aux motivations encore mal connues entre 115 et 117. Après la répression de la troisième révolte, menée par Bar Kochba entre 132 et 135, en réaction notamment à la décision de l’empereur Hadrien de réaliser une nouvelle colonie à l’emplacement de Jérusalem, la ville est interdite aux Juifs et la province rebaptisée Syrie – Palestine, étape finale de l’annexion.  C’est alors que s’opère un véritable tournant, conséquence de la destruction du Temple et de l’éloignement de Jérusalem : l’étude et le commentaire de la Torah (les cinq premiers livres de la Bible) sont "institué[s] comme clé de voûte du judaïsme – se substituant définitivement au culte sacrificiel désormais impossible"   .

La défaite de 70 : plus qu’un événement, moins qu’une rupture

La principale originalité de ce livre est donc d’insister sur la continuité entre "l’époque biblique"et le "judaïsme rabbinique"   . L’auteur va ainsi à l’encontre de l’idée largement ancrée dans la tradition historiographique, selon laquelle la défaite de 70 marque une rupture essentielle ; or cette guerre "politique et localisée"   n’a pas radicalement modifié le statut des Juifs dans l’empire. Stéphane Encel démontre donc également que la destruction du temple de Jérusalem n’a pas donné naissance à la diaspora, qui est bien antérieure : "La diaspora […] est un phénomène fort ancien dans le judaïsme », presque "consubstantiel à l’occupation de la terre de Canaan"   . L’emploi d’une approche presque  sociologique ou anthropologique, étudiant les différentes manières d’appréhender le culte dans les différentes communautés de la diaspora, permet également d’obtenir des résultats intéressants : par exemple, à travers l’étude de phénomènes marginaux, comme les temples d’Eléphantine, d’Osias ou de Samarie, "ce sont les marges du judaïsme, sa capacité d’ouverture et la force de son noyau doctrinal"   qui sont examinées. Aussi, tout en insistant sur la "profonde unité"   du premier judaïsme, due à la cohérence de ses dogmes fondamentaux, l’auteur montre que le royaume d’Israël n’a jamais été indépendant de son contexte : au contraire, l’ouvrage entier insiste sur l’importance des relations avec les grandes puissances voisines, dont il donne aussi un aperçu.

L’érudition dont l’auteur fait preuve pour les Hébreux, l’Assyrie ou Babylone fait d’autant plus ressortir, pour Rome surtout, des erreurs historiques étonnantes : y est par exemple évoqué "l’empoisonnement de Pompée"   alors que ce dernier fut passé par l’épée. De plus, on peut noter que toutes les affirmations d’Encel ne sont pas toujours assez précises. Il évoque ainsi la Septante exclusivement à partir de la Lettre d’Aristée, qui la présente comme une entreprise devant beaucoup à Ptolémée II ; or l’authenticité de ce document reste contestée. Si Stéphane Encel précise bien que l’identité affichée de l’auteur de cette lettre est fictive, il ne présente pas au lecteur les hypothèses alternatives quant à la rédaction même de la Septante. De même, il n’évoque le philosophe et écrivain romain Sénèque que comme judéophobe   alors qu’on pourrait, à l’instar de Pierre Grimal   , souligner la parenté étonnante entre sa pensée et celle de Philon d’Alexandrie. Enfin, alors que Stéphane Encel insiste plus sur la divergence d’intérêts entre les Juifs de la diaspora et ceux de Jérusalem   , l’historien Martin Goodman   met davantage l’accent sur leur solidarité. On referme néanmoins cet ouvrage avec le sentiment de tenir une somme, à la fois riche et très stimulante pour le lecteur