Un livre de synthèse sur les dernières heures du gouvernement Paul Reynaud et les premières du cabinet Pétain.
Rendre intelligible aux hommes d’aujourd’hui les horizons d’attente de ceux d’hier : telle est sans doute la partie la plus difficile du travail d’historien tel que Reinhart Koselleck a invité à le repenser. Cette rupture-là ne s’accomplit pas sans difficulté pour qui en accepte la leçon. Il y faut de l’imagination – entendue comme capacité à se déplacer en pensée et à quitter des systèmes de raisonnement datés –, de la méthode – pour éviter de se perdre dans les lacis et paradoxes du temps – et, osons le mot, de l’empathie. Comme il est dur pourtant de renoncer au déterminisme ! Egaré dans le temps comme dans un labyrinthe, le chercheur éprouve souvent la tentation de faire de l’étiologie son fil d’Ariane. L’étiologie ? Cette science des causes, cet enchaînement des déterminants et des conséquences qui flatte notre secrète propension au fatalisme… De Gaulle lui-même n’y sacrifiait-il pas dans ses Mémoires de guerre en décrivant les années 1930 comme une pente qui conduisait nécessairement la France à la chute de juin 1940 ?
Eric Roussel, qui fut de Charles de Gaulle le biographe à la fois inspiré, libre et incisif , lui emprunte du reste une métaphore maritime pour désigner ce qui advint le 16 juin 1940, veille de la demande d’armistice : un "naufrage" . Un "naufrage" qui aurait donc "fait la France", s’il faut en croire le nom de la collection dans laquelle paraît le livre. Un "naufrage" qu’Eric Roussel ne s’interdit pas d’expliquer comme la conséquence de causes connues : la mue de la IIIème République en un parlementarisme d’impuissance, le pacifisme d’une majorité de l’opinion publique française, la méconnaissance de la spécificité du nazisme par rapport à un nationalisme "classique", enfin un armement mal adapté à la guerre de mouvement, quand l’expérience de 1914-1918 semblait indiquer que les conflits "modernes" seraient de positions...
Une date-charnière
Pourquoi Eric Roussel désigne-t-il ce 16 juin 1940 comme une date qui compte dans l’histoire de la France contemporaine ? Le gouvernement de Paul Reynaud est alors replié à Bordeaux, après avoir d’abord quitté Paris pour Tours. Depuis la conférence interalliée de Briare, le 11 juin 1940, les responsables civils et militaires français semblaient avoir compris que les "diverses issues" se résumaient pour la France à trois hypothèses désespérantes : "capitulation, poursuite de la lutte (…) dans l’Empire, armistice ". Or, c’est bien le 16 juin que le pays s’engage, en quelques heures, dans la dernière voie : il se réveille au matin du 16 juin avec un gouvernement de combat ; il se couche, trois conseils des ministres plus tard, avec un cabinet convaincu de la supériorité du feu allemand.
Les quelques heures qui séparent cette aube de ce crépuscule voient les belliqueux céder à l’accablement et les partisans de l’armistice savourer l’amère satisfaction d’avoir – pensent-ils – eu raison avant les autres. Comment comprendre ce basculement ? Eric Roussel consacre par exemple des pages éclairantes à "l’énigme Paul Reynaud ". Enigme il y a assurément quand le président du Conseil qui assurait aux Français : "nous vaincrons parce que nous sommes les plus forts" présente, dans cette soirée du 16 juin 1940, sa démission au président de la République Albert Lebrun, en sachant que celui-ci songe au maréchal Pétain, partisan de l’armistice, pour lui succéder. On croit souvent résoudre ce mystère en brandissant la clef de la vie privée : Paul Reynaud, qui incarnait l’esprit de résolution dans le combat, aurait laissé un temps les arguments de sa maîtresse Hélène de Portes, pacifiste résolue, affecter sa détermination. Eric Roussel infirme cette hypothèse. Il insiste sur l’excessif respect des formes républicaines chez ce président du Conseil investi quelques mois plus tôt avec une voix de majorité à peine. Persuadé à tort que la ligne de la poursuite du combat était minoritaire au sein de son propre gouvernement, Paul Reynaud préféra se démettre plutôt que de "sortir à tous risques du cadre et du processus ordinaires " en remplaçant le généralissime Maxime Weygand et en renvoyant avec le maréchal Pétain les autres ministres favorables à l’armistice. Une seconde erreur acheva de fausser le jugement de Paul Reynaud : il pensait en effet que les Allemands imposeraient des conditions inacceptables à Pétain, la démission du vainqueur de Verdun lui ouvrant à nouveau, à lui, quelques jours après ce 16 juin, le chemin de la présidence du Conseil. Ce calcul d’un homme acculé, accablé par l’ampleur du désastre, manquait de hauteur de vues. A cette aune, le jugement de la postérité sur Paul Reynaud se comprend dans sa sévérité, s’il ne se justifie.
Les exemples pourraient être multipliés, de retournements ou plutôt de glissements individuels vers la résignation en cette journée du 16 juin 1940. Le président Albert Lebrun, élu de Lorraine, n’en offrit-t-il pas une illustration tragique jusque dans son impuissance et son respect scrupuleux des formes ? Donné comme favorable à la poursuite du combat le 16 juin au matin, il accepta la démission de Paul Reynaud quelques heures plus tard , avant de se réjouir de la célérité avec laquelle le maréchal Pétain lui soumit la liste de son Gouvernement. Jamais peut-être l’expression "ballotté par l’Histoire" ne prit sens plus cruel qu’en ce 16 juin 1940, pour celui à qui les lois constitutionnelles de 1875 faisaient le devoir d’incarner la continuité de l’Etat ! Plus conscients de la gravité de l’heure mais respectueux des formes, les ministres Georges Mandel ou César Campinchi , refusèrent d’emmener la patrie "à la semelle de leurs souliers" et pensaient encore, le 16 juin 1940, que le gouvernement pourrait continuer le combat outre-mer – au Maroc – plutôt qu’à l’étranger.
Cherchez la cause
Le titre de l’ouvrage d’Eric Roussel ne doit pas égarer le lecteur : il n’y trouvera vraiment de récit de la journée du 16 juin 1940 que des pages 12 à 52. Un sociologue comme Michel Dobry a pourtant remis à l’honneur l’analyse des crises politiques, y compris brèves, en montrant que la "désectorisation de l’espace social" qui s’y observe n’empêchait pas les acteurs des crises de continuer à "calculer" et à "anticiper" les événements, mais selon des logiques plus "fluides" qu’en temps "normal" . Il serait passionnant d’analyser l’influence d’officiers comme Maxime Weygand, porteur de nouvelles implacablement alarmistes avant la demande d’armistice, sur les hommes de la IIIème République, comme un signe de cette "désectorisation de l’espace social" La différenciation entre le politique et le militaire, accélérée depuis la fin du XIXème siècle, semble en effet être suspendue pendant les heures tragiques de la campagne de France. La nomination d’un militaire –de Gaulle- au sous-secrétariat d’Etat à la Défense nationale et à la Guerre, le 5 juin 1940, ne vérifiait-elle pas ce phénomène?
Eric Roussel ne s’aventure pas dans des analyses de sociologie historique. La recherche des origines de cet effondrement occupe en effet l’essentiel de l’ouvrage. Elle donne lieu à des passages attendus sur la faiblesse démographique, en 1940, d’une France saignée à blanc par la Première Guerre mondiale ou sur la perte de légitimité du régime républicain à la fin des années 1930. Au milieu de ces choses (déjà) vues, mais rarement écrites avec autant d’élégance et de précision mêlées, on découvre de discrètes "perles" d’analyse. Qui se souvient par exemple des réticences de Paul Reynaud face aux achats de matériel militaire à l’étranger à la fin des années 1930, au motif qu’ils risquaient de compromettre la valeur du franc ? Le biographe reconnu qu’est Eric Roussel ne "rate" en outre aucun des portraits en situation des dirigeants qu’il évoque, qu’il s’agisse de peindre Churchill ou de croquer Edouard Herriot.
Le projet de fusion ou l’avortement d’une spectaculaire manifestation de solidarité
Les pages les plus inspirées de ce livre sont consacrées au projet d’union franco-britannique du 16 juin 1940. De quoi s’agissait-il ? De rien moins que de fondre ensemble la Grande-Bretagne et la France dans une union indissoluble ! Projet que de Gaulle, qui s’en fit l’avocat, qualifierait après coup de "grandiose" mais de peu adapté à une "réalisation rapide" Cette solution de la dernière chance, à laquelle le cabinet britannique s’était rallié, se heurta à Bordeaux à la méfiance et au ressentiment que beaucoup de responsables politiques éprouvaient à l’égard de l’allié britannique. Refusant que la France devienne un "dominion", des ministres de Paul Reynaud s’élevèrent avec détermination contre le projet lors du Conseil des ministres qui se tient en fin d’après-midi, ce 16 juin 1940. Eric Roussel avait déjà eu l’occasion d’étudier ce projet dans sa magistrale biographie de Jean Monnet .
Il rappelle d’abord que l’idée avait été avancée, en France, au sein du Centre de politique étrangère, à une date mal connue. En serrant la chronologie au plus près, l’auteur du Naufrage parvient ensuite à circonscrire l’étrangeté du projet, où il voit surtout un signal à destination du Gouvernement et de l’opinion publique français. La Grande-Bretagne aurait ainsi donné à voir sa détermination à lutter contre l’Allemagne nazie, à rebours des intentions égoïstement pacifistes que beaucoup lui prêtaient au sein du Haut commandement hexagonal ; la France aurait pour sa part évité le déshonneur d’une demande d’armistice. La glorieuse chimère ne passa pas toutefois la journée du 16 juin 1940. La détermination des partisans de l’armistice était, au sein du Gouvernement, trop forte, et trop profond le désarroi des avocats de la poursuite du combat pour lui prêter vie plus longtemps.
Quelle mémoire de l’effondrement français ?
La perspective qu’adopte Eric Roussel lui interdit de s’interroger longuement sur les effets psychologiques de l’effondrement français de juin 1940. Combien de jeunes Français, confrontés à la défaite, décidèrent à en ces heures sombres de servir l’Etat pour empêcher qu’un tel déshonneur se reproduise ? Comment le souvenir du naufrage de la campagne de France pesa-t-il sur la vie politique française de la IVème République, condamnant par exemple toute tentative de retour au premier plan des Paul Reynaud , Edouard Daladier ou Edouard Herriot ? La défaite cinglante subie au printemps 1940 par la nation dont on disait qu’elle possédait la première armée du monde fut-elle vraiment effacée, aux yeux des Alliés, par le courage du général de Gaulle et sa prétention à incarner le seul pouvoir légitime face à Vichy ? Les autorités américaines ou britanniques avaient-elles ce désastre en tête lorsqu’elles dialoguaient avec les gouvernements français qui se succédaient après la Libération ? En bref, que peut-on dire de la mémoire de la débâcle, de la défaite et de l’armistice dans les opinions publiques française et internationale après 1945 ? Autant de questions passionnantes qu’Eric Roussel laisse ouvertes.
On tient, avec Le naufrage, une synthèse rigoureuse sur les circonstances de la défaite française de 1940. Mais l’œuvre risque peut-être de flatter la pente fataliste de nombreux lecteurs, en ce qu’elle donne involontairement le sentiment de l’inéluctabilité de cet effondrement. Or, les historiens – et le remarquable biographe qu’est Eric Roussel mieux que d’autres – savent qu’il n’est de loi, en histoire, que celle de l’incertitude. Et que, comme l’écrit le romancier Pierre Michon, "toutes choses [y] sont muables et proches de l’incertain "