Pierre-Marc de Biasi retrouve son ami Gustave Flaubert, dont il ausculte la vie, indéniablement consubtentielle à l'oeuvre romanesque.

Dans Gustave Flaubert : Une manière spéciale de vivre, Pierre-Marc de Biasi retrouve son ami Flaubert. Fi des distances temporelles, des différences référentielles, pour le plaisir des exégètes comme des néophytes, de Biasi nous emporte dans la flamboyante ronde flaubertienne…Les plus avertis connaissent le chercheur Pierre de Biasi : agrégé, docteur, directeur de recherche à l’ITEM (Institut des Textes et Manuscrits modernes), branche du CNRS, spécialiste de génétique littéraire, mais aussi passionné d’art et plasticien lui-même. Sa pratique nourrit ses réflexions, nous constaterons avec quelle fertilité ! 

Le généticien compulse, lit et relie, analyse, synthétise, transmet, comme tout chercheur. La génétique textuelle explore manuscrits, lettres, notes, dessins, ratures, gribouillis. Elle explore les tréfonds de la création littéraire, pour mieux éclairer l’œuvre à jamais inachevée. Sondant les limbes de la création, cette approche n’érige aucune stèle mortuaire à l’œuvre, mais l’enrichit de ces possibles, des traces entrevues, des chemins possibles. Pierre-Marc de Biasi transmet dans de nombreux ouvrages cette réjouissante promenade vers le texte publié. Toutefois cette légèreté attentive ne se gagne qu’au prix d’une intimité étroite avec un corpus. Et le corpus des manuscrits de Gustave Flaubert, nous le savons aujourd’hui, s’avère incommensurable. De cet homme voué à l’écrit nous restent correspondances, brouillons, essais, témoignages de ses contemporains, de ses éditeurs, de ses amantes…

Ecrire, c’est vivre. Tautologie qu’il s’agit de ré-énoncer. En effet, abolissant temps et espace, le lecteur amoureux de Biasi épouse la dynamique intime de Flaubert. Parce que, abolissant temps et espace, notre lecteur amoureux, Pierre de Biasi, rejoint ainsi Flaubert dans sa dynamique intime. Il le côtoie avec attention et savoir, et nous invite à le suivre. Nous voici dans la fratrie Flaubert, les désirs enfouis des enfants face aux projets affirmés des parents. Nous voici au chevet du jeune Flaubert, terrassé par des crises aussi violentes que subites. Nous voici en selle, chevauchant, épousant la jouissance du cavalier fondu dans la vitesse, dans l’espace, dans la puissance. Nous entendons les contradictions de l’artiste en germe, son opposition taiseuse à son milieu familial, sa propre acception à l’appel de la création, nous assistons le jour venu à son adoubement, à la reconnaissance des pairs, à l’effroi  de la bonne société..

Promenade à multiples voix/es où de Biasi tisse avec Flaubert les aléas de la création. L’écrivain pense, veut faire œuvre, cherche, théorise, tente, "gueule". Œuvre n’est pas un mot de circonstance. S’il vise la postérité, ce n’est que pour Elle, s’il triture la prose, c’est pour La hisser à la perfection poétique. Il lui faut la langue, l’énergie, il lui faut se dégager du moi, de ce moi encombrant, de ses élans débordants. Ces combats intimes, de Biasi nous les explique, ne désavoue pas son objet,  crochète une dentelle fine et nette de cette présence grâce la maîtrise du généticien sur son corpus.


Pierre de Biasi  exhume, comprend, mémorise et nous offre les multiples traces écrites de son double sans jamais nous étouffer de sa complicité avec Flaubert. Il trace la cartographie de la destinée, dessoudant le grand homme, pour mieux ressusciter l’écrivain. Il retrouve, peut-être à  son corps défendant, l’essence de toute véritable "biographie" d’écrivain : non une écriture de plus qui surcharge et enferme les écrits dans un mausolée, mais un flux qui éclaire, entraîne à lire, relire, recréer… L’image des épousailles qui prolongent l’héritage, qui initient lecture et écriture parce que cet ouvrage-ci concocte des lecteurs. L’ignorant pourra y trouver l’élan joyeux, curieux pour découvrir, celui qui a lu ses classiques, enrichit ses souvenirs, retourne à ses déjà-lus et reprend ses encore-à-lire.

L’aventure peut se cacher au coin de l’alphabet. Homéostasie du chercheur au lecteur, de l’amoureux à son objet d’études qui nous emballe dans la cavalcade, dans les plaisirs charnels, dans la réflexion théorique. Notre histoire littéraire réserve une place de choix à la démarche flaubertienne. Pour avoir lu un ou plusieurs de ses romans, pour avoir appris leur parrainage sur l’émergence du jeune Maupassant, pour l’avoir comparé aux tout aussi phénoménaux Zola ou Balzac, il nous semble le connaître. L’émérite familiarité du généticien avec la correspondance fournie, les traces écrites, les subtilités biographiques, les lieux de l’écriture dissociés ou non des temps de maturation de l’œuvre (entre maladies, voyages, séjours parisiens, retraites à Croisset)  nous glisse dans l’intimité de la création émergente, des strates accumulées, des souvenirs condensés, des désirs, des bravades. La théorie surgit dans la continuité de l’époque, des essais, de la volonté de Gustave Flaubert. Le cadre ne se plaque plus sur l’œuvre, il s’engendre tout en engendrant, clarifie et opacifie tour à tour en d’incessants aller-retour entre brouillons toujours en train d’être écrits et arsenal théorique déjà brandi en idéal à atteindre. Toujours en train d’être écrit jusqu’au point final, là où l’idéal plus ou moins atteint, il faut se résoudre à clore, à envoyer à l’imprimeur. L’opus se clôt, mais l’énergie elle réenfourche une nouvelle thématique, ouvre une nouvelle cosmogonie et le flux jamais ne s’interrompt.
 
S’il s’agissait de démontrer les richesses de l’étude des manuscrits, s’il s’agissait d’enrôler les étudiants frileux à une recherche jouissive, s’il s’agissait de souligner la figure singulière et encore incontrôlable de "notre" Flaubert, le sésame est là. Attaquez l’incipit, enserrez de votre esprit les flancs de votre monture et décrypter allègrement l’Œuvre sous l’égide de Pierre de Biasi