Un utile et clair inventaire des diverses remises en cause de l'universalisme républicain qui gagnerait néanmoins à se montrer plus critique envers nos propres présupposés.
Inquiète, à juste titre, de l’avenir de l’universalisme, C. Fourest dresse, dans un ouvrage écrit dans le style incisif qu’on lui connaît, un inventaire des menaces qui pèsent sur lui. Elle poursuit ici un salutaire travail d’interrogation des présupposés de la bien-pensance de gauche, travail qui avait été remarquablement conduit dans La tentation obscurantiste, publié en 2005. On ne saurait trop lui être reconnaissant de l’attention alors portée, à la suite de Michel Feher, à un clivage fondamental entre « deux visions du mal secrété par la modernité : celle qui privilégie le racisme colonial et celle qui privilégie le racisme génocidaire » . Ce clivage traverse la gauche et explique largement les alliances improbables entre militants tiers-mondistes et islamistes et renvoie, ceteri paribus, au débat, au moment de l’Affaire Dreyfus, entre jaurésiens, sensibles à la lutte pour la vérité et la justice, et guesdistes, décrivant l’affrontement entre dreyfusards et anti-dreyfusards comme un conflit entre deux clans de la bourgeoisie et justifiant, ainsi, l’impassibilité du prolétariat. Elle avait, dans cette perspective, stigmatisé la retenue de ceux qui se refusent à dénoncer un mouvement fascisant, sexiste et antisémite, sous le fallacieux prétexte de solidarité à l’égard des déshérités du monde arabo-musulman, autrement dit pour ne pas désespérer les Billancourt de notre temps. Les compagnons de route de l’intégrisme musulman n’ayant rien à faire dans le camp progressiste, elle appelait à la lutte contre « la gauche confuse et sa tentation obscurantiste, avant que le mot “progressiste” ait perdu tout sens à force d’avoir été mis au service du pire ».
Droit à la différence et universalisme
Même si ces recommandations sont encore très présentes dans l'actuel ouvrage, C. Fourest centre son propos sur les dangers du multiculturalisme. L’universalisme, écrit-elle, « risque de succomber à force de tolérer les idées les plus intolérantes au nom du droit à la différence » . On ne peut lui donner tort sur ce point. L’absolutisation de la différence culturelle a, en effet, été instrumentalisée par les idéologies identitaires pour lesquelles l’individu n’existe qu’en tant que membre de sa communauté d’origine. Le retour à l’ethnicité n’a certainement plus aujourd’hui les vertus émancipatrices qui furent les siennes lorsqu’il s’agissait, à l’opposé de l’idéologie colonialiste, de reconnaître l’égale dignité de toutes les cultures. Désormais, le droit à la différence se confond trop souvent avec le droit à l’enfermement. À chacun sa culture, à chacun sa vérité, tel apparaît le slogan de ceux qui, culpabilisés par le colonialisme (et il existe mille raisons de l’être), ont entrepris de remettre en question les droits de l’homme parce que ceux-ci ont pris naissance en Occident. Ce péché originel invaliderait donc la prétention de ces droits à l’universalité. Le débat concerne clairement l’autonomie de la raison ou, si l’on veut, l’irréductibilité de la philosophie à l’ethnologie. Ce qui est requis ici, c’est le droit de juger des cultures à partir d’une définition de l’homme fondée sur son aptitude au décentrement critique.
C’est précisément la volonté de promouvoir, dans le champ politique, la notion de respect des différences qui a rendu problématique, à gauche, la reconnaissance d’une communauté de destin liée à l’appartenance à l’humanité commune. On a ainsi remis en cause le sentiment selon lequel une société digne devait, d’une part, veiller à redistribuer les richesses et à assurer l’égalité des chances et, d’autre part, combattre les discriminations en faisant disparaître les préjugés. La reconnaissance des différences identitaires a pris le pas sur la lutte contre la force du préjugé. Pourtant, la précellence du principe d’universalité n’exclut aucunement la reconnaissance positive des différences ou, si l’on préfère, le droit à la différence doit être compris comme implication des droits de l’homme. Le temporel et le contingent étant les moyens par lesquels l’homme exprime son humanité, il n’est donc nullement question de renoncer à ses propres références. Au contraire, faute d’un point de vue déterminé, c’est-à-dire d’une appartenance à une tradition, nous nous privons de la dimension évaluative de la compréhension, rendant alors celle-ci rigoureusement impossible. C’est sans doute également la conviction de C. Fourest. Cependant, elle me paraît sous-estimer le fait que le principe d’égale dignité des citoyens doit autoriser l’existence d’un contexte culturel dans lequel ceux-ci peuvent faire des choix de vie qui revêtent une signification pour eux.
Elle ne distingue pas, en effet, suffisamment l’exigence d’égalité exprimée par les penseurs communautariens, dont le souci est de vivifier la démocratie en prenant en compte la dimension communautaire de l’identité individuelle, et le communautarisme de repli, fondé sur une approche holistique du lien social, dont le sens est assez proche de celui d’ethnicisme, et qui se présente comme une contestation globale de la conception libérale de l’autonomie individuelle. Notre préoccupation, à l’évidence commune, est bien de refuser une ethnicisation de l’espace public susceptible d’ouvrir la voie à l’institutionnalisation du racisme. Mais il convient de ne pas laisser croire que le discours identitaro-raciste se confond avec le discours multiculturaliste libéral alors que seule est commune la valorisation de la différence. Dans un monde idéal, il serait souhaitable que règne le principe d’indifférence à la différence. Mais donnons-nous vraiment l’exemple ?
Pour un républicanisme critique
Nombreux sont les auteurs français se réclamant du républicanisme qui n’ont pas su voir que les revendications différentialistes n’étaient le plus souvent que la réponse (mauvaise, cela va sans dire) d’un processus pervers d’assignation identitaire par lequel « la majorité tend à ériger certaines différences en signe d’altérité objective, les transformant ainsi en source de domination pour les minoritaires » . Il n’existe, en effet, aucune (bonne) raison de penser que l’identité nationale française aurait cet extraordinaire privilège de coïncider avec l’universel, ce qui nous affranchirait de l’effort d’ouverture à l’altérité de l’autre. Entendons-nous bien : ce n’est pas un reproche que l’on peut, en toute honnêteté, adresser à C. Fourest. Mais celle-ci peut donner à croire que la laïcité à la française fournit la réponse à toutes les questions soulevées par la différence collective (même si elle condamne fermement ceux qui, le plus souvent à l’extrême droite, instrumentalisent la laïcité pour restaurer le mono-culturalisme). C. Fourest privilégie la thèse selon laquelle « le voile s’inscrit dans une reconquête politique » et, défendant les conclusions du rapport Stasi, elle rejette l’essentiel de celles de la commission Bouchard-Taylor. Son analyse de la politique canadienne des accommodements raisonnables tombe ainsi sous le reproche qu’adresse, dans une perspective républicaine critique, Cécile Laborde aux républicains français : si les accommodements sont nécessaires, c’est parce que tous les principes en vigueur dans nos sociétés (la française comme la canadienne ou la québécoise) ne sont pas neutres et universels. Certains d’entre eux, à la différence de l’égalité entre les sexes, reproduisent les valeurs et les normes de la culture majoritaire.
Il importe, en outre, pour un républicain critique, que les individus ne soient pas dominés. On ne peut donc tolérer des situations où l’agentivité sociale est limitée (et c’est très souvent le cas dans les communautés où les femmes sont infériorisées). Mais on doit accepter que l’on puisse renoncer de façon autonome à exercer son autonomie dans la sphère privée. Ainsi, à propos du port du foulard islamique, C. Laborde défend le point de vue suivant : « Si l’on veut bien concevoir l’autonomie de l’individu comme un outil et non comme une fin en soi, et si l’on veut bien considérer l’autonomie comme une des ressources essentielles à la non-domination, on doit conclure que les républicains français ont raison d’insister sur le fait que tous les élèves doivent recevoir une éducation à l’autonomie, mais qu’ils ont tort de postuler a priori que le port d’un signe particulier est en tant que tel (je souligne) le signifiant d’un statut d’hétéronomie et de domination » . Est-il utile de préciser que cette position théorique ne néglige aucunement le risque d’instrumentalisation du port du voile par le fondamentalisme islamique ? En revanche, elle autorise que, par exemple, la pratique de la foi soit préférée à la recherche de l’autonomie individuelle.
Si C. Fourest avoue comprendre aussi bien la position d’Alain Gérard Slama, lorsqu’il exprime sa crainte « de voir le retour de particularismes régionaux menacer l’idéal commun », que celle de Mona Ozouf, « lorsqu’elle s’agace de voir le credo de l’unité servir à maintenir une vision uniformisante et conservatrice » , elle me semble accorder plus d’importance à la crainte de Slama qu’à l’agacement d’Ozouf. J’ai tendance à prendre le parti inverse. Mais, à l’évidence, il s’agit entre nous d’une querelle de famille.