Entre témoignage et analyse, un ouvrage indispensable pour les spécialistes d’histoire du temps présent.
 

Lorsqu’en 2007, la journaliste Michèle Cotta publia le premier tome de ses Cahiers, jusqu’alors secrets, la communauté des spécialistes de l’histoire dite du temps présent et en particulier de l’histoire politique de notre pays exprima alors son heureuse surprise de découvrir l’existence d’une source aussi précieuse et que celle-ci fût mise à la portée de tous. Ce livre reçut en outre un accueil excellent d’un nombre considérable de Français passionnés par l’étude du milieu politique. La publication, en 2008, du tome 2 consacré aux années 1965-1977, accrut encore la satisfaction des lecteurs. On retrouve dans le millier de pages de ce tome 3 ce qui a fait le succès et l’intérêt des tomes précédents.

Entre les lignes : la vie politique et la vie tout court

L’ouvrage se lit comme un roman en raison de la qualité de la plume, de sa rédaction au jour le jour, de l’attention de l’auteure aux couleurs des événements qu’elle relate ou des portraits qu’elle dresse mais aussi de l’alternance entre le ton de chaque paragraphe. Tantôt tragique comme en novembre 1986 lorsque le dîner désignant "l’homme politique de l’année" est bouleversé par l’annonce de l’assassinat de Georges Besse, patron de Renault. Tantôt émouvant comme en mai 1989 lorsque Yasser Arafat annonce en direct sur TF1 que la Charte de l’OLP est caduque   . Tantôt drôle quand elle cite les bons mots des uns et des autres   .

Ces Cahiers sont en fait trois livres en un. C’est un recueil de commentaires ou d’analyses à chaud réalisés par une spécialiste du monde politique et qui permettent de dresser des portraits ou des bilans riches, intelligents, instructifs et pertinents. On pense à la longue page rédigée au soir du 7 mai 1995 dans laquelle elle revient sur la carrière de Jacques Chirac   . Mais, c’est également un journal personnel où elle livre ses rencontres, ses impressions et ses convictions, ses humeurs aussi. On y voit ainsi une professionnelle des médias qui se pose des questions sur son métier et sur son exercice, comme lors de la guerre du Golfe en 1991   . Enfin, ce livre est une publication de très nombreuses conversations et confidences recueillies grâce à ses réseaux de connaissances dans le monde politique, construits dès le milieu des années 60. Cela lui permit d’avoir des informations de première main, qu’elle notait mais qu’elle ne pouvait révéler immédiatement. On pense, entre autres, à ce qu’elle écrit, en janvier 1996, sur les derniers moments de François Mitterrand grâce aux témoignages inédits d’André Rousselet et de Roland Dumas   .

La forme du journal politique préserve contre le penchant naturel au déterminisme historique. Ce n’est pas le moindre intérêt de ce livre que d’aider le lecteur à mieux comprendre que les faits ne sont pas écrits d’avance selon une nécessité ou une loi et d’assister, dans les entrelacs des volontés, des contraintes mais aussi parfois des hasards, à leur agencement. On observe par exemple qu’en mars 1992, Jacques Chirac ne voit pas comment ne pas entrer à nouveau à Matignon si l’opposition emporte les législatives de l’année suivante   , puis finalement décider de ne pas y aller au début de 1993   .

Enfin, ces Cahiers nous remettent en mémoire le quotidien des alliances ou ruptures entre telles ou telles personnalités, qu’une actualité plus récente a pu faire oublier ou dont elle a simplifié le souvenir. C’est le cas par exemple du front commun réalisé par Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy au printemps de 1989 contre l’opposition réunie de Charles Pasqua, Philippe Séguin et Michel "Noir   .

De l’ambiguïté des rapports entre journalistes et responsables politiques

Derrière l’enchaînement des chroniques de ces Cahiers, M. Cotta met en évidence des caractères essentiels du monde politique contemporain. Les tomes précédents avaient déjà permis d’interroger les rapports entre le monde politique et la presse. On poursuit la réflexion avec cette livraison. En 2007, Michèle Cotta avait ainsi répondu au soupçon de connivences par un paradoxe, en affirmant que c’était l’absence de liens réguliers avec les personnalités politiques qui nourrissait la complaisance, et non les contacts fréquents   . Elle s’interroge à nouveau sur ce point dans ce troisième tome. Lorsqu’au terme d’un entretien télévisé avec Michel Rocard, en mars 1991, celui-ci, caméra éteinte, se lance dans une charge féroce contre François Mitterrand, on se demande avec l’auteure ce que peut être l’intention de celui qui a nié quelques instants auparavant avoir de mauvaises relations avec le chef de l’État et qui s’épanche pourtant devant des techniciens et une journaliste !

M. Cotta souligne également quelques évolutions du champ politique: la désacralisation du chef de l’État   ), le rôle croissant de la communication politique, la substitution de la télévision au Parlement comme lieu de la vie politique avec des émissions comme "L’Heure de vérité" ou "Questions à domicile", l’influence grandissante de l’humour et de la dérision lors de la campagne présidentielle de 1988 avec le "Bébête show" ou lors de celle de 1995 avec les "Guignols".

D’autres points marquants de la politique contemporaine sourdent de ces pages comme l’évidence que la vie politique est faite de moments qui se succèdent, pendant lesquels l’attention est principalement fixée sur un fait, un individu ou une question. Ces moments se recouvrent parfois comme en un effet de tuilage mais peuvent aussi se succéder brutalement, comme en mars 1991 où après avoir, pendant plusieurs semaines, consacré son journal aux opérations de la guerre du Golfe, Michèle Cotta note que l’actualité revient brutalement au champ national avec la mort de Michel d’Ornano   . Emerge également l’impression que pour ses acteurs principaux, la vie politique est une succession de combats et que chaque camp connaît parallèlement les siens ; Michèle Cotta analyse ainsi en même temps la lutte qui oppose, au début de 1990, Chirac à Pasqua et celle qui existe entre Jospin et Fabius.

L’ère des transitions ?

Dans ce tome 3, Michèle Cotta effectue son retour au journalisme politique après avoir dirigé pendant quatre ans la Haute Autorité de l’Audiovisuel. D’où une place considérable accordée aux questions de l’audiovisuel. Ainsi le premier trimestre de ces Cahiers est entièrement consacré à la privatisation de TF1. Celle-ci réalisée, Michèle Cotta accepte la proposition d’Étienne Mougeotte de prendre la direction de l’information sur la chaîne, ce qui nous vaut une page édifiante sur les différences de salaires entre le service public et le privé   . Elle occupe cette fonction jusqu’en décembre 1992. Elle anime ensuite l’émission "Revue de presse" sur Antenne 2 et assure de nombreuses chroniques dans les médias. A l’en croire, cette période provoque chez elle une frustration de l’écriture ; le résultat en est qu’elle se "défoule" en quelque sorte dans ses Cahiers   .

On ne reviendra pas ici sur l’ensemble des événements croisés dans ces Cahiers entre juillet 1986 et juin 1997, soit entre les premiers pas d’une cohabitation inédite sous la Ve République et la mise en place de la troisième expérience de ce type après la dissolution de l’Assemblée nationale par le président Chirac ; sinon pour remarquer qu’apparaissent alors des personnalités politiques qui sont, aujourd’hui encore, sur le devant de notre scène. C’est ainsi qu’en décembre 1988 elle remarque un jeune gaulliste invité du service politique de TF1 : Nicolas Sarkozy. Le recevant peu après, elle le décrit comme un homme "sec, brillant, nerveux, […] pressé   ". C’est au même moment qu’elle signale pour la première fois François Fillon, dont elle dit qu’il est ou plutôt se veut "gaulliste de gauche   ". C’est en "mangeuse de caméras   " que Ségolène Royal apparaît lors d’une réunion des anciens ministres de Pierre Bérégovoy en avril 1993, précédée de caméramen et de journalistes, ne s’adressant qu’à eux et repartant aussitôt sous le regard réprobateur de ses anciens collègues. Un premier déjeuner avec Martine Aubry, en juin 1994, permet à l’auteure de la peindre comme une vraie professionnelle, "tonique, faisant montre d’un mélange d’énergie et d’optimisme   ". Quelques pages plus loin, Michèle Cotta nous apprend qu’elle "serait la meilleure candidate que la gauche puisse trouver" selon Jacques Chirac   .

Au début des années 1990, Michèle Cotta décide d’accroître ses rencontres avec les dirigeants français de tous bords, tant elle est intriguée par les signes d’une crise de la société politique et la multiplication des affaires. Elle interroge alors toutes les personnalités qu’elle croise à ce sujet. L’analyse d’Alain Carignon, en décembre 1991, est de celles qu’on lira avec le plus d’intérêt   . Cette période est contemporaine de ce qu’elle appelle "une déliquescence de la gauche   " qui l’interpelle particulièrement. Cela l’entraîne à considérer l’année 1992 comme une année-clé de notre histoire politique. De toutes celles auxquelles ce tome est consacré, c’est celle qui occupe en effet le plus de pages. Et le lecteur prend mieux conscience qu’effectivement elle est centrale dans la décennie traitée, avec la lutte pour la direction du PS, la question de la candidature de Rocard aux présidentielles, l’effondrement du PS en raison des affaires, les élections régionales, la succession très tôt ouverte d’Édith Cresson, les projets d’adoption du quinquennat, le rôle de Bernard Tapie, le débat autour du traité de Maastricht et le référendum, l’affaire du sang contaminé et enfin la maladie du chef de l’État. Les Cahiers permettent en effet de suivre les premiers signes remarqués par M. Cotta de la dégradation de la santé de François Mitterrand, en décembre 1991, puis l’annonce publique de sa maladie en septembre 1992, et enfin les moments où la classe politique croit imminente la mort du chef de l’Etat, comme au moment du référendum sur Maastricht   . Si l’on avait besoin de nouvelles preuves pour comprendre combien cette année fut décisive, l’auteure ajoute encore que c’est en février 1992, à quelques jours d’intervalle, qu’elle apprend, par une confidence de Jean-Bernard Raimond, qu’Édouard Balladur a l’ambition de briguer, un jour, l’Élysée   et directement par Lionel Jospin qu’il caresse lui-aussi ce projet   .

Comme ces derniers exemples le confirment, on ne saurait se passer de la lecture de ces Cahiers pour connaître, dorénavant, l’histoire de la Cinquième République