Occasion de se plonger ou se re-plonger dans la pensée de Castoriadis, cet ouvrage pose les jalons d'une réflexion critique et actuelle sur la démocratie.

"Je veux secouer les gens, et je veux faire comprendre que l'homme n'est pas, de droit divin, un être démocratique. Que la démocratie a été une création, une conquête de l'histoire, qu'elle est constamment en danger et que d'ailleurs elle est en train de ficher le camp"   . C'est avec un grand optimisme qu'il faut accueillir Démocratie et relativisme. Optimisme, car il est rare de trouver des livres qui ne cherchent pas à dire sur la démocratie ce que l'on croit déjà, qui ne se limitent pas aux quelques idées en vogue dans les mondes journalistiques et politiques.

La pensée de Cornélius Castoriadis témoigne de cette indépendance d'esprit, de cette volonté de penser le monde autrement que par les sens communs, qu'ils soit libéraux, marxistes, ou même démocrates. Invité par le MAUSS   en 1994 pour une séance de débat, le philosophe et psychanalyste y précise certaines de ses idées, retranscrites dans cet ouvrage de 130 pages, si l'on inclut l'introduction. Cette dernière est écrite par Jean-Louis Prat et propose une mise en perspective des propos qui vont être tenus. On pourrait résumer brièvement la démarche intellectuelle en trois points :
 
- Premièrement, refuser le capitalisme en tant que système naturel ;
- Deuxièmement, fonder une pensée marxiste non-dogmatique ;
- Troisièmement, définir ce que serait, dans ce cadre conceptuel, une démocratie.

"Secouer les gens" n'est donc pas un terme exagéré : "libérer l'avenir", dirait Ivan Illich, montrer que les idéaux socialistes ne se sont pas effondrés avec le mur de Berlin, mais qu'ils doivent être constamment mis à l'épreuve de l'évolution des sociétés, et enrichis par une réflexion rigoureuse. C'est un euphémisme de préciser que la tâche est complexe, tant elle implique de passer au crible une multitude de données contemporaines : la consommation, le vote, les classes sociales, etc.

Ainsi, sont regroupés dans Démocratie et relativisme un ensemble de réflexions qui intéresserons un public varié. Le lecteur initié y découvrira une reformulation des idées de Castoriadis, parfois une re-présentation synthétique de ces idées par lui-même, ainsi que des réactions face à certaines critiques minutieuses des membres du MAUSS. Quant au lecteur non-initié, il trouvera une bonne occasion de s'introduire à l'œuvre d'un penseur qui a marqué le vingtième siècle.



Relativisme du relativisme

Parmi les quelques points qui seront relatés ici, la question du relativisme paraît essentielle parce qu'elle amorce une partie importante du débat, même si elle n'en constituera pas, il nous semble, sa perspective la plus éclairante. Peut-on affirmer que tous les systèmes politiques et culturels sont "égaux", et en même temps reconnaitre le rôle particulier de la pensée hellénique-occidentale, de par l'émergence en son sein de l'auto-critique politique ? Admettre que le relativisme est une valeur historiquement fondamentale ne revient-il pas à pratiquer une variante de l'ethnocentrisme occidental ?

Si cette interrogation se montre pertinente à un niveau purement intellectuel, les participants au débat s'y perdent en pirouettes rhétoriques et en nuances de vocabulaires. Elle amène progressivement à un autre débat, celui de l'évolution historique des valeurs d'auto-critiques politiques, la place de la culture grecque dans cette évolution, etc. Les réflexions émises ne manquent pas d'intérêt. Cependant il faudrait plus surement aborder en historiens – sources à l'appui – qu'en philosophes ces considérations sur l'histoire.



Définir la démocratie

Ce qui retient l'attention, le point fort du livre, se trouve plus à notre avis dans la seconde partie du débat, où sont discutées les publications de Castoriadis sur la notion de démocratie. Qu'est-ce qu'une démocratie ? Après quelques rebondissements visant à établir la forme optimale que doit avoir une définition de la démocratie – la démocratie comme processus, indétermination, procédure,  régime politique, etc. -, les protagonistes entament la dissection du régime politique occidental. Castoriadis annonce la couleur, avec des propos sans concessions : "A mes yeux, il n'y a de démocratie que directe. […] Je veux bien élire des magistrats révocables, etc., mais je ne veux pas être représenté. Je considère cela comme une insulte"   .

La conception de la représentativité comme un leurre, qui " [exproprie] la collectivité de son pouvoir"   , si elle n'est pas originale pour qui est initié aux théories de la gauche radicale des années 1960 et 1970, surprend ici par son actualité. De plus, Castoriadis rappelle que produire un consensus – production qui semble de nos jours l'une des préoccupations et justifications fortes des "démocrates" au pouvoir - n'est pas synonyme de démocratie : il peut y avoir consensus dans une société hiérarchisée et autoritaire. Pour Castoriadis, "la démocratie, […] c'est l'auto-institution explicite". Cela induit que le sociétés sans États et qui disposent d'un système apparemment démocratique, au sens d'une répartition équilibrée du pouvoir  et des richesses, ne sont pas pour autant démocratiques en ce sens ; pas tant que leurs institutions n'ont pas été instituées par les individus concernés eux-mêmes.



Instituer une société autonome

On en vient à une facette essentielle de la pensée de Castoriadis. "Il s'agit simplement de ménager la possibilité – mais la possibilité effective – que les institutions puissent être altérées, et sans qu'il faille pour cela des barricades, des torrents de sang, des bouleversements et tout le reste"   . En d'autres termes, cette mise en place d'une société "autonome" passerait par l'institution d'une possibilité : celle de changer les institutions sans les remettre radicalement en cause, notamment sans l'usage de la force, donc créer des institutions souples... et démocratiques.

Cependant, dans cet espoir d'un avenir pacifiste et révolutionnaire, les discussions des intellectuels se heurtent, en dernier lieu, à un problème majeur, celui des citoyens. Ces derniers, à l'heure actuelle, n'ont pas forcément envie de cette liberté, qui réclame bien des investissements. Il faut s'occuper des activités publiques, réfléchir au bien commun, etc. Comme le dit Castoriadis : "Je ne crois pas qu'il puisse y avoir de politique sans une certaine position sur les fins de la vie humaine. […] les fins de la vie humaine, c'est le nouveau téléviseur l'année prochaine. Voilà. Alors, est-ce cette réalité-là que nous voulons ? En tout cas, […], c'est effectivement ce que veut la majorité"   .



Et si les citoyens ne voulaient pas de la démocratie ?


La volonté des citoyens pose une question cruciale. Doit-on, en tant qu'intellectuel, admettre l'impact de divers facteurs tels que l'influence des médias sur le peuple, au risque de prendre une posture de supériorité élitiste ? Doit-on s'en remettre à sa volonté immédiate de consommation, au risque d'induire une position de passivité ? Au risque, aussi, de laisser notre démocratie à l'état potentiel de dictature maquillée.

Il semble que ce point essentiel aurait du être abordé dans ce livre, faute de quoi celui-ci finit sur une note très fataliste. A ce sujet, le point de vue de Noam Chomsky, qui envisage le chercheur comme un tenant de cours d' "auto-défense intellectuelle", est plus aboutie. Selon lui, les intellectuels ne sont pas supérieurs en soi mais ils ont plus le temps pour porter attention aux phénomènes sociaux et leurs traitements médiatiques : "Le plus simple, vous le savez, quand vous rentrez du travail, vous êtes fatigué, vous avez été occupé toute la journée, vous n'allez pas passer la soirée à effectuer un projet de recherche. Alors vous allumez la télévision, vous dites que c'est probablement vrai, ou vous regardez les titres de la presse écrite, et après vous regardez du sport ou quelque chose d'autre. C'est fondamentalement comme cela que le système d'endoctrinement fonctionne. C'est sûr que les autres informations sont là, mais vous allez devoir travailler pour les trouver"   .

Pour conclure, si nous avons relevé les éléments qui peut-être manquent à l'ouvrage, nous incitons fortement à sa lecture ; celle-ci est l'occasion de se plonger ou se re-plonger dans la pensée de Castoriadis, et d'ailleurs aussi d'avoir un aperçu des idées développées au sein du M.A.U.S.S. On y apprécie la volonté de repenser la démocratie sans pour autant céder aux dogmatismes de tous horizons. On y espère, aussi, que l'ensemble de ces idées en fermentation pourront un jour contribuer au renouveau politique de la gauche