Jacques Attali dresse un état des lieux sans concession de la situation de crises multiformes auxquelles nous nous trouvons confrontés.

Jacques Attali dresse un état des lieux sans concession de la situation de crises multiformes auxquelles nous nous trouvons confrontés. L’approche est lucide sur le comportement des différents acteurs même si elle peut paraître par trop pessimiste dans le peu d’échappatoire qu’elle entrevoie face aux menaces qui se profilent. Bien sûr le talent prospectiviste et visionnaire d’Attali dans le prolongement de ses précédents ouvrages notamment « Les Lignes d’horizon » lui fait présenter les chances que recouvrent le progrès technique et les innovations avec notamment les NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Information Technologies, Cognitive Science). Mais cette chance semble devoir être elle-même tempérée par l’observation d’Hanna Arendt sur le progrès et la catastrophe comme étant l’avers et le revers d’une même médaille.
Le constat est celui de la mise en cause des rares instruments de gouvernance globale que ce soient les accords sur le commerce mondial ou la prolifération des armes nucléaires et de l’incapacité à progresser aussi efficacement qu’il le faudrait sur le climat, la lutte contre la pauvreté ou la régulation financière. Le déni de réalité laisse penser à tort à nombre de nations, d’entreprises de particuliers parmi les mieux protégés qu’ils peuvent traverser les crises sans changer leurs modèles d’organisation. La faillite des élites semble particulièrement patente à cet égard avec des gens qui ne pensent qu’à jouir de leur présent sans se soucier de l’avenir. Le cynisme et la désinvolture des financiers paraissent sans limites, avec notamment une stigmatisation de Goldman Sachs qui souligne une injustice flagrante vis-à-vis du contribuable américain et une collusion d’intérêts, déjà dénoncée par d’autres, avec l’administration américaine mettant en doute sa capacité à exprimer véritablement l’intérêt général. L’état de faiblesse enfin d’un occident n’arrivant plus à compenser l’épuisement de ses ressources intérieures par une fuite en avant à travers l’endettement. En cela Jacques Attali semble partager avec Gramsci un pessimisme de la connaissance qui n’empêche pas malgré tout l’optimisme de la volonté.

La survie à la crise, un projet collectif ?


Dans une société où la prégnance du risque, déjà bien identifiée par Ulrich Beck, est une réalité incontournable et où le nombre des calamités potentielles (crises économiques, énergétiques, écologiques, de la santé et de l’éducation, pandémique, politiques et militaires) qui se profilent est affolant, et le pire jamais décevant, l’enjeu n’est peut-être déjà plus comme le suggère l’auteur que celui de la survie. Le temps semble être définitivement plus à l’adaptation qu’à la résorption ou l’endiguement. Cela se vérifie notamment en matière climatique, alimentaire, sanitaire. Les leçons tirées des civilisations qui se sont effondrées énoncées par Jared Diamond semblent tout juste exploitables pour explorer le potentiel de résilience des uns et des autres mais non pour encore prévenir les crises présentées comme quasi inéluctables. Les sept principes énoncés par Jacques Attali pour s’en sortir (le respect de soi, le plein usage du temps, l’empathie, la résilience, la créativité, l’ubiquité, et penser la révolution) laissent penser en première analyse à un sauve-qui-peut. Un chacun pour soit où le kit de résistance semble avant tout inspiré de « l’art de la guerre »  et l’autre utilisé à des fins tactique à défaut d’être perçu comme une menace immédiate. La posture prétendument individualiste interpelle, face à des problématiques qui appellent des réponses collectives, face à des risques qui supposent plus que jamais de privilégier la mutualisation des moyens. On ne contestera pas la responsabilité individuelle de chacun. Et les autres entités auxquelles Attali entend confronté son modèle, à savoir les entreprises, les nations et mêmes l’humanité ne sont que l’agrégation d’individus ou de catégorie d’individus. La citation de Ghandi mise en avant par l’auteur : « Soyez vous-même le changement du monde que vous voulez voir dans le monde », au-delà de l’incarnation individuelle n’invite-t-elle pas aussi à inscrire cette démarche dans un projet collectif à la mesure des enjeux ?

 


Si l’on s’accorde aisément avec Jacques Attali sur la démission que reflètent les stratégies passives, la primauté en terme d’efficacité qu’il accorde aux stratégies actives personnelles semble discutable tant ces dernières ne semblent pas exclusives des stratégies actives collectives ou politiques. L’idée de survie développée par l’auteur est d’ailleurs proche de celle de Nietzsche d’une vie qui toujours doit se surmonter soi-même. Elle suppose un dépassement, elle invite à l’accomplissement par une optimisation de l’instant comme si la fin était pour demain. On peut s’interroger alors, en traitant à part les grands mystiques et le rapport exclusif à Dieu, sur la possibilité d’accomplissement individuel en dehors d’un rapport à autrui.
De même l’exercice consistant, dans une riposte graduée à la crise, à mettre en œuvre successivement les sept principes en fonction de la nécessité et de ne pratiquer qu’en dernier recours, le fait de penser le changement révolutionnaire paraît également discutable. En effet, l’urgence ou la gravité des crises exigent en pratique sans doute de s’inspirer des sept principes simultanément, et peut-être plus encore dès lors que l’on s’inscrit dans le long terme et qu’on entend mobiliser cette intelligence de la vie, des autres pour mieux encore prévenir les crises à venir.

Sept principes de survie.


Jacques Attali s’efforce de montrer que les sept principes de survie qu’il a identifiés s’appliquent aussi bien aux gens, aux entreprises, aux nations ou à l’humanité entière. L’ambition de la démarche peut laisser de prime abord sceptique, la démonstration n’en est pas moins convaincante pour ce qui est du souhaitable.
On mesure s’agissant des gens, la difficulté de l’exercice. L’auteur ne reconnaît-il pas lui-même la difficulté de s’appliquer ces préceptes à lui-même ?  À bien des égards, la rigueur de conduite du modèle proposé est aussi astreignante que celle de la conduite préconisée par Spinoza dans son traité d’Éthique. Le cheminement proposé suggère de prendre de la distance par rapport au superflu pour pouvoir se focaliser sur l’essentiel. Il préconise opportunément un usage non marchand du temps. Il y est question de confiance en autrui, de créativité mise au service des autres. Sont mises en avant les capacités de remise en cause, d’inventer sa propre vérité au-delà des certitudes acquises, de penser un nouveau paradigme, de faire preuve d’imagination rebelle. Dans ce cadre Jacques Attali incite à rejeter une solution à la crise économique qui ne ferait que renforcer le système financier en place, à refuser un suicide écologique, à s’opposer à l’explosion de la misère. Il y a bien là une réaction de l’individu face à des enjeux collectifs qu’il fait sien et pour lesquels l’action passe par essence par une stratégie coopérative avec d’autres acteurs.


S’agissant des entreprises, le gap entre les pratiques mentionnées dans l’état des lieux et les préconisations découlant de la mise en œuvre des principes est frappant. Le court-termisme dominant tranche avec le respect des valeurs de long terme de l’entreprise mis en avant. Le dogme managérial conduisant à l’alignement des intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires s’oppose à une stratégie prenant en compte l’ensemble des parties prenantes de l’entreprise dans un souci de responsabilité sociale. L’attention portée aux risques financiers élude la nécessaire prise en compte des risques de ruptures et de tensions assimilés souvent à des risques extra-financiers même si leurs conséquences financières n’en sont pas moins considérables. L’auteur identifie une gouvernance adaptée comme une clé de mise en œuvre et il a raison. C’est elle qui peut imposer une vision de long terme, c’est elle aussi qui peut être le garant du sens donné à la durabilité des produits et au temps des collaborateurs de l’entreprise. Jacques Attali achève son propos en soulignant le paradoxe de l’émergence d’entreprises sociales niant les exigences du marché pour optimiser leur chance de survie. Il aurait pu également évoquer le bien fondé des modes de gestion des biens publics confiés à des associations d’usagers récompensée récemment par le dernier prix de la Banque de  Suède en économie.


Pour les nations, la valorisation du temps passe par des politiques familiales et des politiques environnementales. L’empathie suppose un très grand souci de justice sociale et de mobilité des élites.  Elle passe également par un soutien aux pays les plus pauvres. La survie tient à leur capacité à encourager l’innovation dans les domaines d’avenir à orienter son industrie vers les secteurs de long terme.


Avec l’humanité, Jacques Attali replace l’individu face au collectif en rappelant ce qu’un comportement individuel fait de gaspillage et d’égoïsme peut nuire à la sécurité collective. Il renvoie l’individu, le dirigeant d’entreprise, le responsable politique par là-même à leur responsabilité. Le niveau des menaces perceptibles aujourd’hui à cette échelle notamment en matière de climat et de biodiversité nous situe d’emblée au stade de l’urgence absolue. Il suscite un devoir d’insoumission collectif pour transcender les résistances et garantir enfin une gouvernance mondiale susceptible d’assurer la protection des biens publics mondiaux. Lointaine la réalisation de cette ambition n’en est pas moins la plus réaliste comme si l’échelon de l’humanité par sa caractéristique totalisante rendait plus faisable la déclinaison des principes de survie.
La qualité de l’analyse de Jacques Attali n’est pas dans l’écart objectivé entre des pratiques et un souhaitable astucieux, mais dans la démonstration que « l’altruisme intéressé » s’inscrivant dans une perspective longue peut encore peut-être sauver le monde