La première biographie d’envergure de Lucie Aubrac.

Lucie Aubrac est devenue dans les trente dernières années de sa vie une des figures emblématiques de la Résistance française. Dans les années 90, elle s'est imposée aux yeux du grand public comme une héroïne, incarnée sur grand écran en 1997 par Carole Bouquet dans un film éponyme de Claude Berri. Elle avait reçu l’année précédente la distinction de grand officier de la Légion d'honneur et sillonnait encore quelques mois avant sa mort   les collèges et lycées pour continuer de transmettre à plus de 94 ans son témoignage sur la lutte clandestine contre le nazisme.

Pourtant, aucune biographie d'envergure ne lui avait jusqu’alors été consacrée. Laurent Douzou, universitaire ayant étudié durant ses années de thèse le réseau de Résistance Libération-Sud, dont Lucie Aubrac fut l'un des principaux acteurs ainsi que la liquidatrice, a donc choisi d’évoquer la femme engagée et passionnée qu'il a eu l'occasion de côtoyer pendant de nombreuses années. Pour ce faire, il a confronté les écrits et entretiens de Lucie Aubrac avec les archives ayant trait à sa carrière de professeur d’Histoire-Géographie, à ses relations avec le Parti Communiste et à ses activités résistantes.

Faire la part de l’histoire et de la mémoire

L’auteur a choisi de ne pas focaliser son analyse sur la période de lutte clandestine et notamment l’année 1943, durant laquelle Lucie Aubrac, alors enceinte de son deuxième enfant, a mis au point plusieurs plans d’évasion et réussi à deux reprises à libérer son mari, Raymond, des geôles de la Gestapo. De nombreuses études ont déjà été consacrées à ces événements qui ont forgé la légende de la résistante : ainsi, dès 1946, une bande dessinée américaine, Lucie to the rescue, relatait les coups d’éclats de Lucie Aubrac. Ils ont été également l’enjeu d’une vive polémique ouverte à l’occasion du procès du chef de la Gestapo de Lyon, Klaus Barbie, en 1987. Celui-ci, ainsi que certains résistants, remettaient en cause la version donnée par les époux Aubrac sur les circonstances exactes de l’arrestation de Caluire   .

Une trentaine de pages est consacrée dans cette biographie à la jeunesse et à l’adolescence de Lucie Bernard de 1912 à 1939. A cette date, elle prend le nom de son époux et devient pour l’administration Lucie Samuel. La période de guerre et de résistance de 1939 à 1944 est, elle, résumée en une vingtaine de pages : dans la clandestinité, Lucie Samuel devient Catherine et avec son mari ils prennent le pseudonyme d’Aubrac qu’ils conservent après guerre et qui est accepté par l’état civil dès 1950. Dans une troisième partie de l’ouvrage –soit une centaine de pages-, Laurent Douzou relate enfin les 63 années qui séparent la fin du conflit du décès de Lucie Aubrac.

Dès l'avant-propos, on saisit toute la complexité de la tâche que s'est fixée Laurent Douzou : ne rien omettre de la trajectoire de vie de Lucie Aubrac, quitte à signaler les incohérences entre son témoignage et les archives exploitées, sans pour autant instruire le procès d'une femme « à la vie à la fois difficile et flamboyante », qui forçait l'admiration d'un homme aussi exigeant que l'historien Jean-Pierre Vernant, lui-même ancien résistant.

Laurent Douzou s'applique donc dans la première partie à mettre à jour la manière dont Lucie Aubrac a reconstruit a posteriori sa propre vie de jeune fille. Les omissions ou inexactitudes concernent notamment les circonstances de sa naissance, la profession de ses parents, ses échecs au concours d'entrée à l'Ecole Normale d'institutrice de Paris ou sa situation matérielle difficile pendant ses années d'études à la Sorbonne de 1932 à 1938, date à laquelle elle est reçu au concours de l'agrégation d'Histoire. L’historien insiste également sur son militantisme étudiant, qui la conduit à adhérer dès 1932 aux Jeunesses Communistes et au Parti Communiste.

Le biographe et ses choix

Le chapitre consacré à l'entrée en guerre et la lutte résistante peut apparaître en regard de cette première partie quelque peu lacunaire. Le lecteur s’attendrait à ce que Laurent Douzou poursuive sa comparaison entre les récits de Lucie Aubrac et ce que laisse transparaître les archives la concernant. Or, il ne souligne qu'une inexactitude mineure sur la date de sa prise de fonctions en tant que professeur au lycée de jeunes filles de Lyon. Il est vrai que les archives ne livrent que des traces très parcellaires des activités clandestines au sein des réseaux de Résistance et que toute étude approfondie suppose de consacrer de nombreuses pages à la confrontation des témoignages et de revenir sur des débats encore ouverts. L’auteur ne se focalisant pas sur une période, certes cruciale mais chronologiquement très courte, de la vie de Lucie Aubrac s’appuie donc  principalement sur le témoignage de l'intéressée et des figures les plus éminentes du réseau Libération-Sud, notamment de son fondateur Emmanuel d'Astier de la Vigerie. Le lecteur ne trouvera ici aucune information précise sur les circonstances des arrestations de Raymond Aubrac et des évasions organisées par sa femme.

L'auteur s'attarde davantage sur l’activité professionnelle de Lucie Aubrac et son arrivée à Londres en février 1944. Sa réputation l’y a précédée et lui permet d'occuper des postes à responsabilité d'ordinaire réservés aux hommes. Elle devient ainsi membre de l'Assemblée consultative provisoire mais choisit de rester à Londres et participe à de nombreuses réunions ainsi qu'à des émissions de la BBC, où sa faculté à captiver des auditoires variés fit d'elle un « personnage ».

La dernière partie de l’ouvrage nous permet de mieux appréhender le parcours de Lucie Aubrac de la Libération au début des années 80. L'auteur s'attarde sur ses relations compliquées avec le Parti Communiste, qu’elle cherche à réintégrer après guerre mais où elle restera finalement toujours en marge, tant ses prises de position notamment au sein des instances d’homologation de la Résistance s’éloignent des consignes partisanes. On en apprend également un peu plus sur la carrière de Lucie Aubrac dans l’Education Nationale. Ses rapports d'inspection et la correspondance avec sa hiérarchie laissent entrevoir son intérêt pour les méthodes pédagogiques innovantes (quitte à prendre des libertés avec les consignes officielles). Elle poursuit sa carrière de professeur en France puis à l'étranger où elle réside de 1958 à 1976, suivant son mari au Maroc à Rome et à New York. Malgré une demande d’admission à la retraite relativement précoce (en 1966), elle n’abandonne pas ses activités de recherche et d'enseignement. A son retour en France, elle devient un témoin d'importance et est sollicitée par de nombreux historiens pour ses talents oratoires et les archives qu’elle détient en sa qualité de liquidatrice de son réseau de Résistance.

Ce n'est que dans le dernier chapitre que Laurent Douzou évoque avec précision les polémiques nées autour du procès et du « testament » de Klaus Barbie. Il relate ainsi le déroulement de l’entretien réalisé par le journal Libération à la demande des époux Aubrac entre eux et des historiens de la Résistance française. Laurent Douzou participait aux débats en tant que spécialiste choisi par le couple de résistants. Il revient notamment sur la réaction outrée de Lucie Aubrac, qui s’offusque de devoir s'expliquer sur les circonstances précises de ses actions clandestines comme devant un tribunal. Cet épisode démontre d’une part les difficultés du travail de l’historien face aux acteurs d’une période aussi complexe dont le témoignage est aussi précieux que partiel. D’autre part, comme au début de l’ouvrage, l’auteur met en évidence les reconstructions opérées par Lucie Aubrac, dont le rapport à l’exactitude historique est plus ambigu que ne le laisse imaginer a priori le rôle de « passeur de mémoire » qu’elle a joué jusqu’à la fin de sa vie auprès du public scolaire (et ce, malgré sa  cécité et la fatigue liée à son grand âge).

A la lecture de cet ouvrage, on constate donc que Lucie Aubrac, tout comme d’autres acteurs illustres de la Résistance et de la France Libre (on songe ici à de Gaulle lui-même, à Passy ou au colonel Rémy), a participé à la construction de son « personnage ». Laurent Douzou cherche certes à mettre en avant le parcours d’une femme libre et passionnée ayant mis tout au long de sa vie ses talents de pédagogue au service de la transmission du savoir au plus grand nombre. Le lecteur n’en est pas moins amené à s’interroger sur les difficultés à saisir les réalités quotidiennes de l’engagement résistant et les secrets que les témoins emportent avec eux malgré les nombreuses études historiques publiées sur le sujet