La semaine dernière, au beau milieu de l’hiver, Éric Rohmer, pionnier de la Nouvelle Vague et grand du cinéma français, nous a quitté à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Et pourtant, nous ne parvenons pas à être tristes. Qu’il nous suffise de repenser aux promenades ensoleillées de Conte d’été, aux neiges clermontoises aussi pures et tranchantes que les conversations nocturnes de Ma Nuit chez Maud, ou au rêveur solitaire libertin de L’Amour l’après-midi muni de son talisman fantastique, et nous voilà en joie, la gravité chevillée à l’âme et le sourire indéfectiblement vissé aux lèvres.

La dernière séquence de son ultime film, Les Amours d’Astrée et Céladon (2007), en témoigne : une bretelle s’entêtait à glisser de l’épaule d’Astrée, un sein se découvrait nonchalamment, et le monde, naturellement, était sauvé, et avec lui les deux amants, dans une épiphanie aussi libidinale que feutrée. Drôle de testament pour un film qui ne réclamait pas ce statut, bien que son auteur eût annoncé qu’il serait vraisemblablement le dernier. Tous les ingrédients de l’esthétique rohmérienne s’y trouvaient pourtant, le goût de la dispute et de la joute se mêlant à l’arpentage d’une nature soumise aux variétés du climat, dans un monde de fiction littéraire régi par ses propres codes, avec pour enjeu la conquête, simple dans sa visée mais retorse dans ses péripéties, d’un être aimé.

Né en 1920 sous le nom de Maurice Schérer, Eric Rohmer commence sa carrière sous le signe des lettres, comme éphémère romancier pendant la  guerre, professeur de lycée puis critique de cinéma (pour Arts, notamment), en passant par l’animation du mouvement des ciné-clubs aux côtés d’André Bazin à la fin des années 1940, où il repère à Paris les jeunes Godard, Chabrol, Truffaut et Rivette. Aux Cahiers du cinéma, qu’il avait contribués à fonder en 1951, celui que les « jeunes turcs » appellent affectueusement « le grand Momo » ou « le Vieux » fait figure de parrain, qui fait redécouvrir Murnau et impose Hawks, Lang et Hitchcock au panthéon de la rédaction et de la politique des auteurs. Il se lance précocement dans la pratique du court-métrage, second creuset, avec la revue, de ce qui ne s’appelait pas encore tout à fait la Nouvelle Vague, faisant tourner dès 1951, comme acteur, un tout jeune et beau Jean-Luc Godard dans Charlotte et son steak, première histoire de drague et de déambulation.

Son premier long-métrage en 1959, Le Signe du lion, n’aura pas l’écho des autres œuvres phares de ses jeunes collègues la même année (A bout de souffle, Les Quatre-cent coups…). Supplanté par Jacques Rivette à la rédaction en chef des Cahiers du cinéma, Eric Rohmer continue néanmoins d’être actif, quoique plus discrètement, à travers la réalisation des trois courts métrages La Boulangère de Monceau, La Carrière de Suzanne (1963), et en 1965, La Place de l’étoile, pièce centrale du film à sketches Paris vu par….  Si le critique Jean Douchet relève que ce film marque à la fois manifeste, et rétrospectivement acte de décès officieux, de la Nouvelle Vague comme mouvement cohérent, il montre aussi combien il a précédé un fort regain d’inspiration des cinéastes impliqués dans ce mouvement à un moment délicat de leur carrière. Sur ce point d’ailleurs, Rohmer ne fait pas exception à la règle (La Collectionneuse en 1967 marquant le début d’une riche collaboration avec le chef opérateur Nestor Almendros et une augmentation régulière de son rythme de production).

C’est Barbet Schroeder, jeune premier séduisant au centre du premier de ces trois films séminaux, qui  créant pour l’occasion, par admiration pour son aîné, la maison de production des Films du Losange, va donner à Rohmer le cadre et la liberté pour construire une œuvre véritablement constante et structurée, bâtie sur des œuvres d’inspirations littéraires et modestes par leur budget (donc viables en termes de production). En effet, si le mouvement de la Nouvelle Vague s’est fortement distingué par l’affirmation de la cinéphilie au sein même des films et par une dévotion absolue à la chose littéraire, la première caractéristique restera toujours plus secrète chez Rohmer. Quant à la seconde, elle est mise en pratique, mais de manière perverse. Ressentant un besoin de stimuler sa créativité par le recours à l’adaptation, l’étincelle sera pour Rohmer la décision de transposer à l’écran non pas les œuvres des autres, mais les siennes propres, ce qui donne naissance à sa première grande série, les six Contes moraux, qui existaient déjà à l’état de nouvelles.

 

À la manière de la Comédie humaine de Balzac, dont il est un fervent admirateur (comme Truffaut), Rohmer va se donner la contrainte de composer un ensemble, qui englobe une série d’œuvres toutes gouvernées par une idée simple : un homme, sur le point de s’engager avec une femme, est tenté par la rencontre d’une autre, avant de revenir à son projet initial sous le poids d’une décision personnelle autant que des circonstances, schéma dont Ma Nuit chez Maud (1969) représente le plus notable succès auprès du grand public. L’épisode ultime des Contes moraux, L’Amour l’après-midi (1972) met même en scène l’esquisse d’un procédé de retour des personnages en convoquant dans une séquence de rêves toutes les héroïnes des épisodes précédents. Douchet souligne combien l’esthétique rohmérienne relève de la perversité, puisqu’il s’agit toujours de prendre la ligne courbe pour aller tout droit, de biaiser pour mieux toucher à un but pas forcément apparent de prime abord, de concilier le plus loin possible les contraires, à l’instar des personnages Margot et Gaspard de Conte d’été (1996) qui s’aperçoivent que leurs rapports sont gouvernés par « l’habitude du hasard ».

 

Deux autres grandes séries marquent ensuite le sommet de la manière du cinéaste. La série des Comédies et proverbes, dans les années quatre-vingt, développe de manière espiègle un corpus où le titre et l’action du film déclinent le programme annoncé en exergue par un dicton parfois bien connu (« Les amis de mes amis sont mes amis » pour L’Ami de mon amie en 1987), parfois fictif (le proverbe chinois farfelu « Qui a deux femmes perd son âme, qui a deux maisons perd sa raison » en ouverture des Nuits de la pleine lune, succès de 1984). La seconde série, sans doute la mieux connue et la plus réussie, couronne les années 1990 sous l’intitulé de Contes des quatre saisons et le patronage shakespearien de la comédie d’erreurs, avec comme apogée ce qui est sans doute le chef-d’œuvre de Rohmer, le Conte d’été (1996). La répétitivité des intrigues, l’influence du climat et du lieu, la rigueur picturale du cadre ou le jeu si particulier des comédiens – imposé moins par la direction d’acteur que par l’écriture d’un texte minutieux – impose curieusement un parallèle avec la manière du cinéaste japonais Yasujiro Ozu. Il faut attendre les œuvres historiques isolées, comme L’Anglaise et le duc (2001) ou Triple Agent (2004) pour voir resurgir la source primitive de la cinéphilie hicthcocko-langienne, peu visible ailleurs, mais jamais vraiment absente dans la manière de conduire des suspens amoureux parfois intenables.

Car Rohmer, pour qui la modernité du cinéma restait une chimère (pour lui, cet art avait son classicisme devant lui), restera peut-être définitivement, plus que le cinéaste de la parole, celui du transport. Si l’on pense évidemment au transport amoureux, sa fascination secrète pour la locomotion fait de lui un cinéaste au sens premier, attaché à la description de ce mouvement dont le cinématographe constitue (étymologiquement) l’écriture. Le cinéma a pu être vu à ses débuts comme une machine à décrire le monde moderne, et ce serait à ce titre qu’Eric Rohmer s’y rattacherait. Ses héros sont toujours en déplacement, ils ne s’accomplissent véritablement que sur un bateau (Conte d’été, Le Genou de Claire), en voiture (le stupéfiant début de Ma Nuit chez Maud), en déambulation ou en vadrouille, voire en fuite (Perceval le Gallois, Le Rayon vert, Les Amours d’Astrée et Céladon…). Symptomatiquement, c’est dans un moyen de transport que les personnages se révèlent à leur vérité (le départ en voiture pour l’Italie de La Collectionneuse, la reconnaissance dans le bus de Conte d’hiver, le départ pour Saint-Malo dans Conte d’été). Soumis à la force de « l’impondérable », leitmotiv de l'expérimental L’Arbre, le maire et la médiathèque (1993), ce n’est que lorsqu’ils se remettent en mouvement, que lorsqu’ils s’imposent de nouveau comme discipline l’habitude du hasard  que les personnages rohmériens donnent un sens, inattendu, à leur monde ; un sens parfois heureux, parfois cruel.

Malgré la triste mort de son auteur, cette œuvre singulière, dont il reste encore bien des méandres à explorer, demeure avec nous pour longtemps encore. Et c’est cela qui constitue, in fine, un motif de réjouissance