Le théologien américain William Cavanaugh récuse l’utilisation du concept de religion dans les sciences humaines, en mettant à jour les enjeux de pouvoir qui sous-tendent cette notion issue de la modernité politique.

L’idée est largement admise : la religion est violente. Ou plus rigoureusement : quand elle devient publique, la religion tend à générer de la violence ; l’État séculier, laïc, est la solution à cette violence. Ceci est dû à trois caractéristiques de la religion : elle est absolutiste, elle divise et elle n’est pas rationnelle. Pour remédier au risque de violence, la religion doit rester privée, tandis que la sphère publique est le lieu exclusif du politique.
Cette thèse, avec quelques variantes, fait l’objet d’un large consensus de l’Europe à la Chine en passant par les Amériques. La seule exception notoire, mais non des moindres, est l’Islam, où la séparation de la religion et de la politique ne va pas de soi.
Or, pour Cavanaugh, cette thèse est un mythe, et il s’exerce à la déconstruire avec méthode. William Cavanaugh est un théologien américain post-moderne, de la mouvance radical orthodoxy, mais ce dernier livre qu’il publie se situe en philosophie politique.

 

De quoi parle-t-on quand on parle de religion ?


Dans la première partie, Cavanaugh examine les thèses de plusieurs experts, de diverses disciplines, qui dénoncent le caractère violent de la religion. L’écueil qu’aucun n’évite est la définition de la religion. La définir par référence à Dieu, c’est exclure le bouddhisme, le confucianisme, etc. La définir par l’idéologie, c’est inclure le marxisme et le maoïsme, qui se veulent anti-religieux. Au final, le découpage entre ce qui est religieux et ce qui est séculier est toujours arbitraire et élaboré en fonction de la conclusion visée, à savoir que la religion est violente. " Là où leurs arguments échouent, c’est dans leur tentative de séparer une catégorie appelée "religion", qui aurait une tendance particulière à la violence, et une réalité supposée "séculière" qui serait moins encline à la violence. "  
Cavanaugh suggère ce qui serait une méthodologie rigoureuse pour analyser les sources de la violence, religieuses ou non, avec un test empirique : " Le problème [avec l’absolutisme de la religion], c’est que, comme le fait bien comprendre le premier commandement du Décalogue, les hommes sont constamment tentés par l'idolâtrie, en mettant ce qui est seulement relatif à la place de Dieu. Cela n’est donc pas suffisant d’affirmer que le culte rendu à Dieu est absolutiste. La vraie question est de savoir à quel dieu le culte est réellement rendu. […] La question n’est pas simplement une question de croyance, mais de comportement. […] Supposons que nous effectuions un test empirique sur la  question de l’absolutisme. "Absolu" est, en lui-même, un terme vague, mais dans les arguments sur "la religion et la violence", il semble indiquer la tendance qui conduit à prendre quelque chose tellement au sérieux qu’il en résulte de la violence. Une définition du mot "absolu", qui peut être testée empiriquement, serait alors celle qui parlerait de "ce pour quoi l’on est prêt à tuer". Ce test a l’avantage de couvrir les comportements, et non pas simplement ce à quoi on prétend croire. "  
L’introduction d’une telle rigueur modifie sensiblement le débat, et la notion de religion perd alors beaucoup de sa pertinence dans l’étude des sources de la violence.

 

Généalogie de la religion


Cavanaugh consacre la deuxième partie de son essai à faire la généalogie de la notion de religion, afin de montrer comment " la "religion", en tant que catégorie distincte d’activité humaine séparable de la "culture", de la "politique" et des autres domaines de la vie, est une invention de l’Occident moderne "   .
Dans la Rome antique, la religio est l’obligation sociale qui entoure certaines coutumes et traditions constitutives de la société romaine, indépendamment de toute doctrine. À cette époque, nulle part dans le monde, il n’y avait de division nette entre ce que l’on appelle aujourd’hui religion, politique, économie, société, etc. ; il n’y avait pas même de mot dans aucune langue ancienne pour distinguer ces sphères.
Pour saint Augustin, la religio est le culte, et la religion ne s’oppose pas aux activités séculières, mais elle se divise entre religion vraie – le culte chrétien – et les autres religions – les cultes rendus aux idoles. Saint Thomas reprend la même définition : la religion désigne les composantes du culte, à savoir les rites et la piété qui les habite. Au moyen âge, le mot religion désigne la vie monastique ; il en est resté l’expression " entrer en religion ". En réalité, comme toutes les civilisations antiques, " la Chrétienté médiévale formait un tout théopolitique "   .
Le changement apparaît avec les humanistes de la fin du 15e siècle : Nicolas de Cues, Marsile Ficin, Guillaume Postel. Dans les cénacles néo-platoniciens, la religion vient à désigner l’élan intérieur de piété, indépendamment des rites. La distinction entre l’intériorité et l’extérieur, avec la possibilité d’une dissociation des deux, apparaît alors. Puis avec les réformateurs, l’accent se déplace de la piété vers la croyance, et la religion commence à signifier un système de doctrines.
La religion devient, à partir du 17e siècle, quelque chose de privé, d’intérieur, par opposition à la chose publique qui régit l’extérieur, l’État. La dichotomie religion contre séculier, qui opposait les moines aux prêtres des paroisses, se déplace pour désigner la foi, d’une part, et la politique, d’autre part. Au 18e siècle, l’évolution des esprits est accomplie et les mots ont pris leur sens actuel.
Cette évolution du sens des mots, avec l’utilisation du mot religion pour désigner une réalité distincte de la société, a deux conséquences. D’abord, elle interdit de donner en toute rigueur une définition transhistorique de la religion. Ensuite, il apparaît que les " présentations transhistoriques de la religion, tout en prétendant être purement descriptives, sont elles-mêmes impliquées dans les mutations modifiant la manière dont l’autorité et le pouvoir sont répartis. […] Elles ont surgi du 15e au 17e siècle dans le cadre de l’émergence d’une nouvelle configuration des sociétés chrétiennes. […] Nos définitions de la religion ne reflètent pas simplement la nouvelle réalité de l’Occident moderne, mais elles contribuent à le modeler "   .
En effet, il n’est pas anodin que l’apparition du sens actuel du mot religion accompagne l’établissement de l’État moderne, et qu’elle ait eu lieu au moment où, " dans le sillage de la Réforme, les princes et les rois ont eu tendance à revendiquer, dans leurs royaumes, une autorité sur l’Église, comme l’Allemagne de Luther et l’Angleterre d’Henri VIII "   .
De la même manière, un survol de l’Inde, du Japon et de la Chine montre que partout il n’existait aucune notion distincte de religion avant le 19e siècle, et que les pratiques cultuelles de ces pays se sont établies comme des religions au contact de l’Occident et par opposition au christianisme. Avant cela, dans aucune de ces civilisations, il n’était possible de dissocier le bloc politico-religieux, car les cultes étaient davantage des expressions du caractère national que des croyances distinctes. Par exemple, le bouddhisme s’est séparé de l'hindouisme quand il s’est constitué comme un corps de doctrines à la fin du 19e siècle.
Cet aperçu réduit encore la possibilité d’établir une définition universelle de la religion, et montre plutôt qu’il s’agit d’un produit occidental, lié au développement des États modernes. Au résultat, il est vain de chercher une définition substantiviste de la religion. Croyance en Dieu, transcendance, surnaturel, surhumain : toutes ces catégories se révèlent inadaptées pour servir de dénominateur commun, tant les grandes religions diffèrent entre elles.
Il existe une autre approche, qui se détache du contenu des croyances pour s’intéresser à la manière dont elles fonctionnent, une approche plus comportementale et empirique. Ces " approches fonctionnalistes marquent un retour au sens le plus large du mot religio de la Rome antique : toute obligation ou dévotion contraignante qui structure les relations sociales du sujet "   . Cette conception durkheimienne est davantage opératoire, car fondée sur les comportements, mais en même temps elle vient à englober beaucoup de choses : le marxisme, le maoïsme, le nazisme, le fascisme, le nationalisme, le capitalisme, le consumérisme, l’économie de marché, la démocratie libérale, le sport, etc.
Ainsi, d’un côté, " la question de la violence sur laquelle ce livre se penche, est une question de fonctionnement : certaines idéologies et pratiques ont-elles plus tendance à semer la violence que d’autres ? […] Nous sommes alors bien mieux servis par une catégorie importante comme celle de l’"absolutisme" "   . Mais de l’autre, " affirmer que la religion a une tendance particulière à semer la violence, mais inclure dans la catégorie de "religion" presque tout ce que les hommes prennent au sérieux, n’est pas d’une grande aide. Cela est au mieux tautologique : les hommes commettent la violence au nom des choses qu’ils prennent suffisamment au sérieux pour y recourir "   .
Si l’idée que la religion est violente repose soit sur une définition arbitraire de la religion, soit sur une tautologie, il reste à comprendre pourquoi un tel mythe a été élaboré, pourquoi " certaines réalités ont été construites comme étant une "religion" tandis que d’autres ne l’étaient pas "   . En effet, c’est " cette idée qui autorise le monopole de l’État sur la violence et sur l’allégeance publique "   .

 

Les guerres dites de religion


Pour mener à bien son enquête sur les racines du mythe de la violence religieuse, Cavanaugh en vient, dans sa troisième partie, à ce qui en est, depuis les Lumières, la preuve absolue : les guerres de religion. Après avoir montré comment ces guerres sont devenues au cours de l’histoire l’événement fondateur de l’État libéral moderne, il oppose deux objections majeures, toutes deux d’ordre historique.
La première est que, contrairement à l’affirmation courante que le libéralisme a été la solution politique aux conflits théologiques apparus avec la Réforme, il est patent que le régime qui a suivi partout les guerres de religion a été l’absolutisme, et ce pendant au moins deux siècles. Le libéralisme ne s’est imposé qu’à partir du 19e siècle. Pire, l’État moderne, de tendance absolutiste, n’est pas né en réaction à ces conflits, mais il a commencé de se construire dès le 15e siècle et s’est renforcé à l’occasion des guerres de religion.
La deuxième objection concerne les causes des guerres qui ont ensanglanté l’Europe du milieu du 16e siècle au milieu du 17e. Cavanaugh n’hésite pas à pointer l’absence de référence à l’historiographie récente de ces conflits, dans tous les ouvrages qui traitent de la violence des religions ou des fondements du libéralisme. En effet, un très grand nombre de faits de guerre de cette époque échappent totalement aux catégories de religion : alliances répétées de catholiques et de protestants, conflits entre catholiques, conflits entre luthériens, etc. A contrario, alors que les tensions doctrinales étaient censé être à leur paroxysme, y compris entre réformateurs, il n’y a eu aucune guerre entre luthériens et calvinistes pendant toute cette période. De même, la seconde moitié de la guerre de Trente Ans est clairement politique. Face à la masse des exceptions au principe qu’il s’agissait de " guerres de religion ", c’est l’appellation même de " guerre de religion " qu’il faut mettre en cause pour désigner ces conflits.
Les historiens n’ont pas manqué pour souligner la prépondérance de causes " politiques ", principalement les rivalités entre la France et l’Empereur, d’une part, et la réaction des pouvoirs locaux traditionnels (princes allemands et féodaux français) contre l’extension de l’autorité des États centraux. Et quand les historiens veulent défendre le caractère central de la religion dans ces guerres, c’est au prix de définitions floues de la notion de religion.
La solution aux apories de ceux qui débattent de l’importance des différentes causes dans ces guerres devient simple quand on considère la dimension historique de la notion de religion : " La religion n’était absolument pas absente mais elle forme un concept qui est apparu à l’époque de ces guerres "   , avec le transfert de pouvoir de l’Église à l’État.
La violence de ces conflits ne tient pas à des divergences doctrinales qu’il serait impossible de trancher rationnellement, mais à des raisons beaucoup plus simples, à savoir " les résistances que menèrent les élites locales contre les efforts des monarques et empereurs pour construire l’État "   . En conséquence, la suite de ces guerres n’a pas été la privatisation de la religion face à des États neutres, mais partout " une absorption de l’Église au sein de l’appareil de l’État "   . En effet, " l’État n’était pas sécularisé mais sacralisé aux 16e et 17e siècles "   . Là, les exemples abondent pour montrer comment la fonction royale était divinisée et utilisait les rites et les symboles de la religion pour renforcer son pouvoir.

 

En finir avec la notion de religion


La quatrième partie s’intéresse à la religion civile américaine, d’abord dans la jurisprudence de la Cour suprême puis dans la perception de l’Islam et enfin dans le wilsonisme. Ce point de vue d’un Américain croyant sur son propre pays est intéressant, parce qu’il inscrit la politique étrangère de G.W. Bush dans la tradition wilsonienne, et s’oppose à la thèse selon laquelle son administration aurait été aux mains de chrétiens évangéliques. En effet, les justifications officielles des engagements militaires américains reposent toutes sur la certitude que les États-Unis ont une destinée manifeste face au reste du monde, pour y porter le libéralisme politique et économique. En règle générale, l’analyse que Cavanaugh propose de la religion civile américaine est instructive, en ce qu’il montre finement la place que le christianisme y prend   .
En conclusion, " en Occident, le mythe de la violence religieuse sert, au niveau national, à marginaliser les discours et pratiques qui sont appelés "religieux", en particulier ceux qui ont trait aux Églises chrétiennes et aux groupes musulmans. Le mythe contribue à renforcer l’adhésion officielle à un ordre social séculier ainsi qu’à l’État-nation qui le garantit. Dans le domaine des affaires étrangères, ce mythe contribue à présenter les ordres sociaux non occidentaux et non séculiers comme étant irrationnels et enclins à la violence "   .
La leçon qui ressort de cet essai de déconstruction, c’est que tout usage du mot religion en sciences humaines doit être tenu pour suspect, tant ce concept est lié à une configuration de pouvoir historiquement et culturellement déterminée, avec une fonction de repoussoir pour légitimer les violences réputées non religieuses. La religion n’est pas un concept scientifique, sauf à le prendre dans un sens fonctionnaliste, mais alors elle devient une catégorie trop large pour avoir quelque capacité explicative.


Que retenir ?


Cavanaugh aborde la même question que Charles Taylor dans A Secular Age   , mais en partant non de l’avènement du sécularisme mais de son complémentaire, la religion. Taylor remonte plus loin, en partant des ordres mendiants, et entre plus profondément dans les schèmes mentaux, pour montrer comment les Européens ont pu venir à concevoir une sphère séculière distincte, alors que, selon les représentations médiévales, le monde étaient inclusif et " enchanté ". Mais le tableau qu’il peint par touches, avec assez peu d’ordre, à la Foucault, pour impressionnant qu’il soit, n’est pas une démonstration. La répétition d’une thèse ne se constitue pas une preuve. Si le plongeon dans l’univers mental médiéval est passionnant et stimulant, pour comprendre comment il se distingue radicalement de la vision du monde moderne et comment il a pu évoluer de siècle en siècle, le propos de Taylor reste non falsifiable.
Or, en étudiant le pendant de la sécularisation, la religion, et en faisant la généalogie de son avènement et de la configuration de pouvoir qui l’a portée, Cavanaugh apporte la preuve qui manque à l’essai de Taylor. Car il expose ses arguments avec ordre et méthode, si bien qu’il rend possible la réfutation. Sa rigueur est la force de ce livre.
De l’autre côté, la faiblesse du livre de Cavanaugh est qu’il ne va pas au bout du chemin qu’il parcourt. Il dissout fortement les fondements officiels de l’État libéral, en manifestant son caractère religieux et en déconstruisant un de ses mythes fondateurs les plus puissants. Mais craignant d’aller aux conclusions auxquelles ses raisonnements le conduisent, Cavanaugh s’arrête en chemin : " La séparation entre le religieux et le séculier devrait être maintenue. […] Nous devons renoncer à dire que le nationalisme est vraiment une religion. Du point de vue religion, cette assertion en appellerait à des accusations d’idolâtrie. […] La distinction religieux/séculier contribue à maintenir la loyauté publique et létale des chrétiens envers l’État-nation "   .
Cette attitude à la Descartes   est difficile à recevoir dans un essai de philosophie politique. Que veut dire par là Cavanaugh ? Mon interprétation serait qu’il faut maintenir la distinction entre les Églises et l’État, qui est fondée en théologie ; qu’il faut également conserver la pratique libérale du pluralisme des opinions avec un accord minimal sur quelques valeurs, comme principe pragmatique de paix civile ; mais qu’il faut renoncer à la dimension idéologique du libéralisme – à ses mythes et à ses théories – pour partir en quête d’un meilleur fondement pour nos sociétés.
Quel serait ce fondement ? Si on cesse d’écarter du débat public toute contribution dite religieuse, justement parce que cette disqualification est infondée, alors peut-être la philosophie politique moderne pourra entrer en dialogue avec la théologie chrétienne, avec le droit musulman et avec les sagesses orientales et africaines, pour tisser ensemble le nouveau lien social