Un recueil de textes où s'entrecroisent politique et philosophie, à travers les questions que cette dernière adresse à la première.

Professeur émérite de philosophie politique à l’université Paris VII Denis-Diderot, Miguel Abensour a présidé le Collège international de philosophie et dirige depuis 1974 la collection "Critique de la politique", aux éditions Payot.

Pour une philosophie politique critique, ouvrage paru durant le deuxième trimestre 2009 et publié par les éditeurs Sens&Tonka, confronte philosophie et politique, à travers une série de textes dont l’homogénéité est à première vue problématique, malgré les précautions oratoires introduites par M. Abensour lui-même : il faut préciser que ce recueil a d’abord été publié en espagnol et comporte des textes qui vont de 1974 à 2008. Rien n’interdit cependant à un lecteur attentif de percevoir l’entrecroisement des questions que la philosophie - discipline théorétique - adresse à la politique, domaine en principe "hors-champ" ou relevant à tout le moins du registre de la vita activa, pour reprendre les termes de H. Arendt ; diversité textuelle qui, en dernière instance, ne s’opposerait pas à la possibilité de mettre en perspective le paradigme traditionnel de la philosophie politique (depuis Platon) et le versant critique qu’il suggère d’emblée. C’est ainsi à partir de l’ouvrage de P. Clastres, La société contre l’Etat, que M. Abensour s’interroge sur le statut de la philosophie politique, et s’adosse, pour conduire sa réflexion, à quelques œuvres majeures, celles de Claude Lefort, d’Hannah Arendt, du socialiste Pierre Leroux (1797/1871) et enfin d’Emmanuel Lévinas. Comment fonder en raison la "modernité" de la philosophie politique, sans la "sociologiser" ni la "scientificiser" ? Il s’agit en effet de statuer sur ce "retour" de la philosophie politique, d’en définir les contours, sachant que l’expression même peut prêter à confusion si l’on songe au rapport du philosophe à la (et au) politique, ce dont témoignent les analyses de H. Arendt. Selon C. Lefort, en particulier, il devient nécessaire de penser le politique en travaillant contre la philosophie politique, soupçonnée d’enterrer le tumulte démocratique et de barrer la compréhension du "spécifiquement" politique. Parce qu’elle rompt avec le conservatisme de la philosophie politique qui la précède, la pensée de Machiavel (à l’instar de celle de Hobbes et de Bacon, mais sous d’autres auspices) fait émerger de façon privilégiée la dimension ontologique du politique, i.e le conflit entre le désir de liberté du peuple et le désir de domination des grands.

L’ouvrage de M. Abensour est ainsi traversé par une oscillation relativement indéterminée et s’ordonne au fond à une double exigence : il s’agirait a priori d’articuler philosophie politique et pensée critique (dans la filiation de l’Ecole de Francfort), non pas tant pour faire mourir la première que pour l’épurer de ses moments dogmatiques, inégalitaires, autoritaires, hiérarchiques : identifier par conséquent le caractère fondamentalement litigieux de l’espace politique, à l’instar de J. Rancière, sans pour autant invoquer, avec Marx, une "sortie de la philosophie", ou pronostiquer la fin de la philosophie politique en tant que telle. Il s’agirait in fine de promouvoir une pensée de l’émancipation et, ipso facto, une représentation de l’utopie, pour saisir  l’ "invention démocratique".

C’est à travers le détour d’une analyse du totalitarisme, fondée sur les textes de H. Arendt et de C. Lefort, que M. Abensour dénonce la radicalité d’une position qui soutient sans nuances que la sphère politique se confond avec l’exercice du pouvoir et de la domination, et cette dernière avec le concept d’exploitation économique, au sens marxien. Contre toute apparence, d’ailleurs, ce n’est pas dans l’excès du politique que se manifeste le totalitarisme, mais bien plutôt dans la subversion, voire dans la disparition du champ politique qu’il induit. D’après C. Lefort, la société totalitaire - ordonnée à un système normatif dominant - traduit un mode de socialisation hégémonique, indépendant d’une structure économique déterminée. En affirmant l’indivisibilité de la société, le totalitarisme fait déferler une logique pseudo-identitaire, inféodée à la représentation imaginaire d’un corps dédifférencié, mais tout entière fissurée par une division qu’elle dénie : logique inclusive et exclusive qui n’est pas sans rappeler le mécanisme des procès staliniens. La Boétie n’avait-il pas déjà souligné combien la tyrannie transformait le "tous uns" de la société libre en un "tous Un" totalisant et asservissant ? M. Abensour en conclut donc – dans le sillage de H. Arendt également - que le totalitarisme, mal politique par excellence, engendre une forme d’apolitisme et détruit sans retour la liberté humaine et l’agir qui la spécifie dans l’histoire.



Ce que retient en définitive M. Abensour de la critique de la domination effectuée par la théorie critique de M. Horkheimer et de W.T. Adorno, c’est la nécessité de livrer des assauts décisifs contre le philistinisme bourgeois et contre le marxisme institutionnel tout ensemble. Mais il conteste à l’Ecole de Francfort et à J. Rancière, le penseur de l’émancipation aux analyses incisives et stimulantes, la possibilité d’appréhender la substance même de la sphère politique, incarnée dans le "vivre-ensemble" arendtien et dans la puissance d’action des hommes, avec la liberté pour horizon. Il semblerait ainsi que les philosophes invoqués s’en tiennent, selon M. Abensour, à un diagnostic critique, sans pouvoir véritablement vivifier l’expérience politique, la libérer de ses entraves. En se faisant interprète du totalitarisme, M. Abensour met à l’épreuve l’essence inessentielle de la démocratie. A H. Arendt, il emprunte sa conception du bios politikos, fondée sur l’impératif de (re)découvrir la chose politique, forclose et détruite par le totalitarisme, et sur la volonté de restituer la "condition ontologique de pluralité", symbole de la vie démocratique. A l’instar de C. Lefort, il confirme la nécessité de s’orienter vers une critique d’inspiration libertaire afin d’explorer les figures de la "servitude volontaire" laboétienne et de saisir l’atopie de la société démocratique, en quête permanente de fondements. Ce rapport au social pourrait là encore faire penser aux analyses de J. Rancière, excepté que la Mésentente estime infondé de nouer originairement "l’émergence démocratique aux grands spectres de la réincorporation terroriste et totalitaire d’un corps déchiré". Et surtout, le litige politique ne reproduit pas un conflit d’intérêts que l’interlocution pourrait résorber, mais "institue des communautés polémiques qui mettent en jeu l’opposition de la logique policière de la distribution des places et la logique politique du trait égalitaire" (ibidem). Bref, la totalité sans reste n’est plus la marque exclusive d’une société close et forclose, mais le signe plus ou moins visible d’un système consensuel dont la revendication "humanitaire" déloge le politique en tant que tel. Dans Le partage du sensible, J. Rancière soutient que le mot d’utopie est porteur de deux significations contradictoires : il renvoie à l’idée d’un non-lieu mais aussi à la représentation d’un lieu "idéal", suscitant un partage non polémique de l’univers sensible. Les utopies socialistes révoquent donc la supposée normalité de la domination comme elles abolissent l’écart du dit au faire, du mot à la chose, enjeu même du politique.

L’ensemble des textes rassemblés ici (si tant est que l’on décèle le "fil rouge" qui les relie) permet d’authentifier l’interrogation de  M. Abensour sur le surgissement possible d’une philosophie politique critico-utopique, dont le versant critique soulève inéluctablement la question de l’émancipation et, par là même, de son lien avec l’utopie : où l’on retrouve l’inspiration libertaire attribuée à C. Lefort et à H. Arendt elle-même (dans sa tentative de déconstruire le champ politique traditionnel, via Machiavel, Montesquieu, Tocqueville). Loin de constituer un (u)topos dépourvu d’ambiguïté, l’utopie revendiquée par M. Abensour se présente sous des figures hétérogènes dont l’articulation avec le moment proprement politique ne va pas de soi. Une véritable philosophie politique doit-elle prôner l’avènement de "l’homme-humanité" ? Mais est-elle encore politique, en ce sens ? A quoi ressemblerait donc une société générale du genre humain, à laquelle Rousseau a lui-même renoncé dans le Contrat social et faut-il aller chercher le lien social dans le cœur des hommes, comme le suggère l’auteur des Fragments politiques ? Le socialiste Pierre Leroux fournit à M. Abensour les moyens de concilier politique et cosmopolitisme, droits du citoyen et droits de l’homme, et de constituer l’humanité comme sujet virtuellement politique. C’est en effet l’humanité de l’humain, "la chair du monde", qu’il faut débusquer, et se défier par là même de la violence révolutionnaire, qui blesse durablement le lien social. Humanisme de l’autre homme, par conséquent.

Comment, dans ces conditions, articuler ce questionnement éthique à la problématique inaugurale ? Prenant parti pour la philia de Pierre Leroux contre l’Eros de Fourier, M. Abensour déploye finalement la philosophie de Lévinas pour légitimer l’ "anarchie" démocratique, sans cesse exposée à son propre dépérissement, mais indéfiniment sollicitée à reconstituer le lien social entre les hommes. C’est ainsi une phénoménologie de la rencontre qui vient doubler l’anthropologie de Pierre Leroux,  une éthique à visage humain comme "ouverture de soi sans monde, sans lieu, l’u-topie, le ne pas être emmuré, l’inspiration jusqu’au bout, jusqu’à l’expiration". (in Humanisme de l’autre homme). Telle serait, selon M. Abensour, la forme du renouvellement de la question politique, confrontée à l’hégémonie universalisante de l’Etat, le registre éthique permettant de réconcilier deux phénomènes réputés antinomiques : démocratie et utopie. Au prix de la perte du politique ?