Une plongée romanesque dans la vie quotidienne et la spiritualité médiévales. Pour amateurs de romans historiques.

"L’Histoire comme un roman" : c’est le nom de la collection des éditions Larousse dans laquelle est publié le dernier livre de Patrick Demouy, L’Enfant et la cathédrale. Patrick Demouy est à la fois professeur d’histoire médiévale à l’université de Reims, auteur d’un certain nombre d’ouvrages sur la maîtrise de la cathédrale de Reims   , et romancier historique ; il associe cette double démarche dans son ouvrage, qui revendique le récit romanesque comme procédé légitime pour écrire l’histoire. C’est donc à la croisée des mondes de la recherche historique et de la fiction que l’on se situe. Le procédé est périlleux, car il faut savoir allier rigueur scientifique et habileté littéraire, de façon à ce que le lecteur ait le sentiment de lire autant une monographie historique qu’un roman. Disons-le tout net, ce procédé ne nous convainc guère, ni dans son principe, ni dans son application présente.

Il s’agit ici de décrire la cathédrale de Reims en prenant pour point de vue celui d’un enfant d’une douzaine d’années, Etienne, enfant de chœur, chantant dans la maîtrise du chapitre, en 1429. Au fil du calendrier liturgique (Noël, Pâques et la Semaine Sainte, l’Assomption…) est ainsi présentée une institution musicale particulière. L’auteur nous livre, dans une première partie, le tableau de la vie quotidienne d’un chapitre cathédral au XVe siècle, vu à hauteur supposée d’enfant ; c’est l’occasion de montrer le quotidien de ces enfants, fait de préparations liturgiques, de fêtes saintes, de jeux, d’habitudes tant alimentaires qu’hygiéniques, encadrées par la règle des chanoines et de la maîtrise. Le sacre de Charles VII à la cathédrale de Reims en 1429 constitue le point d’orgue de leur année, et fait l’objet d’une présentation longuement détaillée du cérémonial et des rites pratiqués à cette occasion. Cette partie semble bien documentée : la précision avec laquelle l’emploi du temps des maîtrisiens, par exemple, est retracé, prouve que l’auteur est un excellent spécialiste du chapitre cathédral remois.

La seconde partie de l’ouvrage saisit l’occasion d’une visite des enfants de la maîtrise aux différents maîtres d’œuvre de la cathédrale, alors encore en chantier, pour décrire celle-ci avec un soin méticuleux. Architecture générale, vitraux, statuaire, élévation, sont passés au crible méthodiquement. Cette partie convainc bien davantage que la première et, à nos yeux, rachète l’ouvrage. En effet, il s’agit d’une véritable étude d’histoire de l’art, prenant en compte tant les méthodes et matériaux de construction que la signification symbolique des œuvres, vues au travers du prisme de la spiritualité médiévale. Le résultat est un guide de visite de la cathédrale qui comblera les attentes des plus exigeants visiteurs. À la lecture, on est pris d’une furieuse envie de déambuler dans cette cathédrale, le livre de P. Demouy à la main, prêt à retrouver le moindre détail de l’édifice. La focalisation du récit sur le point de vue des enfants rend toute cette partie descriptive, qui représente la moitié de l’ouvrage, attrayante, davantage que la première partie qui enchaînait les lieux communs sur la vie quotidienne au Moyen Âge.

Le livre se clôt sur une bibliographie sommaire, faisant la part belle à l’histoire de l’art, en toute logique. On peut émettre une réserve quant à la présentation de cette bibliographie, qui mêle ouvrages universitaires, brochures d’érudits et sources (Les Essais sur divers arts du moine Théophile, source fondamentale pour l'histoire des techniques artistiques du Moyen Âge) sans distinction ni critique. Aucune source documentaire n’est citée, ce qui pose problème au lecteur critique.

Que l’on adhère ou non au principe d’écrire l’histoire « comme un roman », on peut apprécier le livre de P. Demouy pour son éclairage de l’histoire de la cathédrale de Reims, et pour sa vision de la vie capitulaire quotidienne ; néanmoins, de sérieuses réserves peuvent être émises. Le roman présente des erreurs historiques tout à fait regrettables : la fille de Philippe le Bel, Isabelle, se retrouve étrangement mariée à Édouard III d’Angleterre, son propre fils donc. Dans la mesure où cette erreur se glisse dans un passage au discours indirect libre, on peut éventuellement émettre l’hypothèse qu’il s’agisse d’une erreur formulée par le personnage du roman, en train de retracer l’histoire de la guerre de Cent ans aux enfants ; dans ce cas, il ne s’agirait évidemment pas de refaire un procès à la Flaubert.

Si l’on peut mettre cette erreur sur le compte de la difficulté à mêler discours scientifique et récit romanesque   , la grossière confusion entre deux termes homophones (« autel » et « hôtel »), quelques pages plus loin, est en revanche totalement inexcusable, tant de la part de l’auteur que de celle de l’éditeur, qui devraient se partager la responsabilité de la relecture d’un ouvrage. Ces erreurs criantes incitent le lecteur à la prudence la plus extrême lors de la lecture : la relation de la guerre de Cent ans, et des faits « historiques » de manière générale, ne vaut finalement peut-être pas un bon manuel d’histoire médiévale…
La seule explication à ces manques semble être une absence de relecture, ou bien une relecture trop peu attentive, pour autant que cela puisse être excusable pour un ouvrage publié dans une grande maison d’édition. Nous ne ferons pas l’injure à P. Demouy de penser qu’il confond  réellement Édouard II et Édouard III d’Angleterre…

Mais ce défaut de relecture n’explique pas une autre faiblesse : l’absence de mentions des sources. L’auteur cite par exemple une charte de Charles VII destinée à pourvoir aux besoins du chapitre cathédral de Reims, octroyée après son sacre. La charte est citée intégralement sans aucune analyse ni diplomatique, ni historique, ni archivistique ; aucune mention de source n’y est apposée, ni en note, ni en fin de volume ; la charte est retranscrite dans un français contemporain tel que la traduction est fatalement très éloignée du texte original. Le lecteur se pose donc la question : la charte existe-t-elle vraiment ? Si oui, pourquoi donc l’historien ne prend-il pas la peine de citer sa référence ? Nous penchons pour l’existence réelle de la charte : à elle seule, elle constituerait un excellent prétexte littéraire. L’auteur l’a vraisemblablement rencontrée au cours de ses recherches, et pensé qu’il s’agissait là d’un bon point de départ pour la fiction.

De manière générale, on réservera la lecture de cet ouvrage, par ailleurs plaisant, à deux types de lecteurs : d’une part, le lecteur totalement hermétique à l’histoire, et qui ne verra là qu’un roman prenant pour fil directeur un événement historique (le sacre de Charles VII), pas plus mauvais qu’un autre, et sans prétention scientifique ; d’autre part, le lecteur historien scientifique, professionnel, qui aura l’œil suffisamment aiguisé par son art pour repérer les faiblesses de l’ouvrage et ne pas s’y perdre. Il est à craindre en effet qu’un tel ouvrage relevant davantage de la fiction que de la rigueur scientifique ne sème le trouble dans l’esprit de l’historien étudiant, ou amateur, qui aurait la malchance de n’être pas spécialiste des XIVe et XVe siècles et prendrait le risque de retenir des éléments faux. « On peut violer l’histoire, à condition de lui faire de beaux enfants », a dit Alexandre Dumas. En ce qui concerne certains auteurs, nous leur suggérons de ne pas abuser du procédé…