Dans une étude systématique et très fouillée, le philosophe allemand Waldenfels, dont c'est ici la première monographie publiée en français, dessine et analyse de façon convaincante et avec l'aide d'une phénoménologie renouvelée, la question de l'étranger.

A bien y regarder l’étranger apparaît par les temps qui courent comme une donnée familière, de par son usage omniprésent dans le discours courant, sa dissémination et son inscription dans la parole médiatique, rien de plus familier que cette donnée de fait, il y a de l’étranger, des étrangers. C’est sous l’égide de ce confort apparent que nous croyons la question de l’étranger d’ores et déjà régulée par un ordre du discours qui lui offre asile et charité. Le livre de Bernhard Waldenfels, phénoménologue allemand, traducteur de Merleau-Ponty, dont ce livre marque ici la première publication d’une monographie en langue française, initie ici une enquête détaillée sur la question de l’étranger vue à travers le prisme de la phénoménologie, venant ainsi ramener de l’inquiétude et des déplacements sémantiques dans la philosophie, qui sont les bienvenus à l’heure où le discours dominant (celui des médias, voire même celui de l’Europe) semble s’être contracté, crispé, devant l’existence de cet objet impossible. Ce premier volume d’une somme philosophique de laquelle devraient suivre trois autres tout aussi conséquents est un recueil d’articles et de conférences autour du thème de l’étranger qui ont été remaniées, complétées et rassemblées. L’excellente traduction est ici signée par un groupe de philosophes suisses romands qui donnent corps à un texte dont la présence manquait cruellement au paysage intellectuel francophone. L’étranger est traité ici comme un phénomène fondamental au sens phénoménologique, simplement comme quelque chose se s’exposant à nous sous un mode particulier tout en dérobant que le philosophe vient interroger, et c’est essentiellement autour de cette question, qu’est-ce qui se passe lorsque les choses se montrent à nous ? (ne devraient-elles pas plutôt sous une forme délimitée rester telles qu’en elles-mêmes elles ont toujours été ?) que se déploient les analyses contenues dans ce recueil. De là l’auteur tire toute sa force d’analyse en proposant remettre au centre des phénomènes existentiels cet hyperphénomène qu’est l’étranger, tout en le radicalisant par le biais d’une fine critique de la phénoménologie. La singularité de l’étranger, de sa place inassignable, contraint la phénoménologie aussi à penser un objet qui excède ses propres catégories, “ qui excède les conditions de son apparaître ”. L’insistance accordée par Waldenfels à l’idée d’une expérience de l’étranger précédant toute élaboration théorique, doit en effet beaucoup à la phénoménologie, mais surtout à l’influence d’Husserl (toujours via Foucault comme le rappelait l’auteur lui-même lors d’un colloque) auquel il a consacré quelques ouvrages et articles et qui marque de son empreinte tout le livre.

Du monde de la vie à l’étranger : un parcours husserlien

La première distinction essentielle faite par le phénoménologue allemand entre altérité et étrangeté devrait éviter de confondre son projet topographique (le terme est encore à discuter) avec celui d’un Lévinas par exemple, qui lui est centré autour de catégories bien différentes ; altérité, désir, éthique, sont des termes qui n’appartiennent pas à ce projet. Celui-ci prétend amener l’ incessante requête de l’étranger sur des voies originales, en radicalisant la question. On trouve donc cette distinction entre étrangeté et altérité au centre du projet visant à déterminer les spécificités de cette expérience, pré-logique, “anté-prédicative” dans le langage husserlien, qui permet d’articuler cet objet impossible aux réalités de notre monde familier. Ici, Waldenfels fait intervenir dans son analyse le monde de la vie (Lebenswelt), un concept tardif de la phénoménologie husserlienne venant mettre au jour une sphère qui précéderait toute science, voire même toute élaboration théorique : “ Le monde comme tout englobant est ici rapporté à  la forme particulière de la vie qui, dans la philosophie de la vie, oscille de façon inquiétante entre vie d’un organisme vivant et vie de l’esprit. ”   La difficulté de situer ce monde de la vie qui se présente comme un tout et qui s’avère impossible à examiner depuis l’extérieur manifeste une difficulté initiale, celle de sa situation. Partagé entre organisme vivant, c’est-à-dire quotidienneté, et vie de l’esprit signifiant non-quotidienneté, le monde de la vie peine à s’imposer à nous comme définitivement là, se préférant plutôt comme relatif au point de vue sur lequel on exercerait notre regard, mais surtout comme entrelacs au sein duquel les frontières sont floues et indistinctes.

A partir de la découverte de cet entrecroisement désigné par Husserl entre monde familier et monde étranger, c’est la distinction entre propre et étranger qui soudain se dévoile sous un nouveau jour. Enoncer ce tissage des éléments entre eux, c’est une garantie essentielle pour Waldenfels de briser l’élan du discours courant qui prétend séparer le propre de l’étranger (pensons donc seulement au débat sur l’identité nationale et aux difficultés consécutives d’articuler l’idée d’un propre). Le pur, le propre, n’existent pas, bien au contraire, ils sont faits d’un immense tressage dont le démêlement nous dit Waldenfels, “conduirait à la destruction de la figure qui tient dans ce tressage de l’un dans l’autre ”   . Figure de l’impossible ou encore comme le dit Husserl lui-même “accessibilité de ce qui est originairement inaccessible”, Waldenfels joue sur les impossibilités d’une définition qui prendrait forme logiquement, préférant l’inquiétant au rassurant, frayant ainsi une voie plus belle vers cet écrin d’étrangeté dont l’inaccessibilité n’a d’égal que le saisissement qu’il entend produire, achevant de démontrer cette idée : l’expérience de l’étranger ne peut exister que sous une forme paradoxale, “ l’étranger se montre en tant qu’il se soustrait à nous. ”   C’est sur cette idée-là que Waldenfels entend se positionner pour éviter la dissolution de l’étranger dans un “ nous sommes tous étrangers ” qui viendrait dénier toute distance (et dont il pressent la caricature dans le travail de Julia Kristeva qui transforme l’étranger en autre), et toute légitimité à cette expérience fondamentale que nous sommes sans cesse appelé à faire. Loin de dénier l’existence d’un propre comme le voudraient “ certains déconstructeurs pressés ”, Waldenfels lui redonne tous ses contours et sa légitimité dans cette expérience fondamentale de la requête qui fait naître à chaque fois le propre. Mais plus encore que le propre, c’est une universalisation au pluriel des propres qui engage une paix culturelle et un vivre ensemble.

La requête de l’étranger

Tout cela ne signifie pas pour autant qu’il y aurait une frontalité symétrique comme sur un champ de bataille (celui  que Waldenfels voit à tort chez Schmitt) mettant en vis-à-vis étranger et propre, mais un tissu complexe, une oscillation entre ce qui m’est propre et ce qui m’est étranger. Plus loin dans le texte, l’étranger - désormais défait de toute appropriation définitive par le discours - est interrogé à partir de ce qu’il requiert, de ce dont nous avons à répondre lorsqu’il nous interroge. Cette expérience que Waldenfels a désigné par un concept appelé à faire ses preuves dans les sciences humaines et sociales, prend le nom de responsivité. La responsivité “ prend la forme d’une logique singulière de la réponse qui laisse à l’étranger sa distance ”   . Un concept qui vient se supplanter aux idées d’intention et de régulation du sens après les avoir mises au défi, idées qui précisément prétendaient fixer le sens et les règles. Dans ce concept appliqué à l’idée d’étranger, le point de vue est toujours celui de la requête singulière émise à partir de ce topos inaccessible qu’est l’étranger. Requête qui se donne à entendre dans une inscription pratique, comme le rappelle Michel Vanni dans son livre L’Adresse du politique: “ Tout acte pratique - geste et parole - doit être pensé en tant que mouvement de répondre, produisant un certain nombre de réponses […] le mouvement du répondre est travaillé par une requête ou une exigence (Anspruch), qui elle-même dépasse le strict contenu des questions qu’on pourrait formuler à son sujet. ”   Cette requête qui est celle de l’étranger n’est jamais dépassée par les réponses que le sujet est à même de fournir. C’est donc un dialogue infini qui s’instaure avec l’étranger. Il n’y a pas de consensus possible entre cette requête insistante de l’étranger excédant toujours la réponse qu’on est prêt à lui fournir. La fin du consensus est un trait saillant dans cette phénoménologie qui refuse à la fois la présence d’un tiers qui prétendrait englober la relation propre et étranger ou encore celle d’un élément régulateur fixant les règles du dialogue qui viendrait se conformer à l’ordre d’un schème requête/réponse. L’idée d’un dialogue interculturel aux formes préconstruites, ou encore d’injonctions politiques comme celle de l’intégration (Intègre-toi !) sont à flanquer d’un point d’interrogation nous rappelle le phénoménologue allemand. A qui veut prétendre réguler, il ne pourra le faire sans faire violence. C’est donc vers une éthique politique intrinsèquement liée à la praxis que nous invite Waldenfels, celle de l’écoute et de l’impossibilité d’une compréhension pleine et pure de cette expérience qui sans cesse nous étrange.

Une pensée des ordres

Il est ici difficile de ne pas tirer de conclusions politiques après ce tableau dressé, Waldenfels nous autorise ici quelques pistes détaillées pour mieux définir les liens entre politique et étranger, en particulier la question des ordres. Toute manifestation extraordinaire de l’étranger, en soi et hors de soi, ne peut prendre place qu’à l’intérieur d’un ordre donné, selon l’adage énoncé par l’auteur : “ autant d’ordres, autant d’étrangeté. ” Cette corrélation directe ne peut pas manquer d’évoquer les dispositifs actuels de maîtrise et d’ordonnancement de l’immigration qui font apparaître ainsi la question de l’étranger comme une dimension essentielle de la représentation donnée par un ordre qui prétend contrôler les flux migratoires, alors que, comme vu plus haut, l’étranger provoque et déplace les frontières du propre. Le passage incessant chez Waldenfels des dimensions les plus microscopiques (l’étrangeté en moi) au plus macroscopique (la place de l’étranger dans l’ordre, dans l’Europe), permet de mesurer la question à tous les échelons en renonçant à la fixer (l’étranger n’est pas seulement cette altérité contrôlée de l’immigré, mais aussi une étrangeté quotidienne, celle des passants anonymes se déplaçant dans mon horizon). Waldenfels cherche une gradation d’intensité dans les modes de l’être-étranger, allant jusqu’à examiner la forme la plus radicale qui concerne ce qui réside hors de tout ordre, et qui vient remettre en question jusqu’à la possibilité même de la lisibilité de ces phénomènes. Mais Waldenfels se garde bien de dresser le portrait fantasmé d’un étranger pur, qui résiderait définitivement hors du monde de la vie, préférant lier intrinséquement la question de l’étrangeté à celle de l’ordre. Il n’y a pas d’étranger sans ordre, et la garantie de la transformation d’un ordre, du déplacement de ses limites, de ses seuils, appartient à la requête étrangère et aux réponses qui en découlent.

Pour conclure, examinons simplement la leçon que nous donne l’auteur à propos de ce que pourrait être une philosophie de l’étranger qui ne se présenterait pas comme un tiers englobant la relation entre le propre et l’étranger ou un élargissement de la raison qui tendrait à recouvrir ce qui sans cesse l’excède (ici le phénoménologue allemand se fait critique de Merleau-Ponty) : “ La situation change si nous renonçons à déterminer d’entrée de jeu ce qu’est l’étranger et si nous le prenons plutôt comme ce à quoi nous répondons sans pouvoir nous dérober : comme sommation, provocation, défi, appel, requête – ou d’autres variations sur la même gamme. Tout regard et toute écoute seraient “un regard et une écoute répondants” ; toute parole et toute action seraient des attitudes répondantes. »   Il n’y a qu’un événement singulier dans notre rapport à l’étranger c’est celui de ce répondre à laquelle nous sommes reliés par une indétermination, je ne puis que constater l’impossibilité d’un saisissement objectif de cette expérience, ne retrouvant qu’un devenir étranger de cette expérience elle-même et des phénomène concomitants. Une phénoménologie ainsi débarrassée de son surpoids éidétique peut enfin s’autoriser à penser l’indéterminé, et le devenir-étranger du monde de la vie