Après le rejet de la Constitution européenne, voici un ouvrage - décevant - de propositions 'pour une autre Europe'...

Avec Jacques Généreux, Yves Salesse, Etienne Chouard et quelques autres, Raoul-Marc Jennar fut en 2005 l'un des principaux pourvoyeurs en argumentaires critiques du projet de traité constitutionnel. Son précédent ouvrage, Europe, la trahison des élites (Prix 2004 des Amis du Monde Diplomatique), un livre à charge contre la construction européenne, était devenu en quelques mois le bréviaire des collectifs du "non de gauche".

Entre temps, ce chercheur en sciences politiques belge s'est investi dans la campagne présidentielle de José Bové, pour le résultat que l'on sait. Profondément marqué par l'échec du mouvement antilibéral au lendemain du 29 mai, il publie aujourd'hui Quelle Europe après le non ?, qui constitue la suite logique de La Trahison des élites. Après l'analyse critique et l'opposition politique, voici venu le temps des propositions.


Alter-fédéralisme

Jugeant le fonctionnement de l'Union européenne profondément antidémocratique, Raoul-Marc Jennar réclame en premier lieu la convocation d'une Constituante. Élus par les citoyens européens, les membres de cette assemblée seraient invités à expurger les traités de tous les articles "qui ont entraîné les dérives néolibérales" de l'Europe.

Si certains États membres tentaient de s'opposer à une telle évolution en brandissant leur droit de veto, il appartiendrait alors à un noyau dur de pays d'aller plus loin dans l'intégration politique. L'auteur reprend à son compte la théorie de l'avant-garde, assez répandue dans les milieux pro-européens. Sur le plan des institutions, Jennar partage d'ailleurs un certain nombre d'idées communément admises par les partisans de l'intégration européenne.

Favorable à la suppression du monopole d'initiative de la Commission, Jennar souhaite conférer au Parlement européen un pouvoir législatif, budgétaire et de contrôle politique sur l'exécutif communautaire. Encore une proposition qui ne dépareillerait pas dans le discours d'un fédéraliste. Dans le même temps, il réclame la protection des pouvoirs nationaux et locaux contre les intrusions de l'Europe. Les collectivités qui le souhaitent seraient ainsi libres de gérer les services sociaux comme elles l'entendent, ou encore d'interdire la culture des OGM.

Les points de divergence avec le discours fédéraliste apparaissent dès lors que Jennar évoque les orientations socio-économiques de l'UE, dans une rhétorique typiquement altermondialiste. L'auteur propose de "libérer l'Europe de la dictature du marché unique" en rendant obligatoire l'harmonisation sociale, fiscale et environnementale, ou encore de "libérer l'économie européenne du monétarisme" en révisant les statuts et missions de la BCE. Il souligne au passage l'inefficacité de la concurrence, qui "ne se traduit, ni par une hausse de la qualité des produits et services nécessaires au quotidien, ni par une baisse de leurs prix".

Raoul-Marc Jennar dessine ainsi une sorte d'alter-fédéralisme, soit un fédéralisme orienté vers la construction d'un État social européen fort, deux orientations totalement contradictoires au regard de la structuration politique du continent. Avec un Parlement aujourd'hui dominé par les libéraux et les conservateurs, on doute que les mesures socio-économiques préconisées par Jennar sortiraient renforcées d'une politisation accrue de l'UE. L'auteur parie certainement sur le fait qu'en donnant davantage de pouvoir aux citoyens européens, ceux-ci réclameraient un alignement sur le meilleur système social de toute l'Union européenne : le nôtre. Mais est-on certain que les citoyens des autres pays européens soient séduits par un "modèle social" davantage menacé par ses contradictions internes que par les directives bruxelloises ?


Théorie du complot

Mais ce qui rend le discours de Raoul-Marc Jennar si peu crédible, c'est la récurrence de ses propos conspirationnistes – déjà perceptibles dans son précédent livre, garni de références appuyées à la Trilatérale, au groupe de Bilderberg et autres cénacles fréquentés par les prétendus maîtres du monde. "Je reste pour ma part persuadé, écrit-il, que les principaux protagonistes de l'intégration européenne poursuivent un seul et même but : construire un pouvoir au niveau européen qui permette de remettre en cause deux cents ans de conquêtes démocratiques et sociales au niveau national".
Il y a certes beaucoup à dire sur la manière dont se construit l'Europe. Mais, pour qui connaît un minimum l'histoire récente de certains pays comme l'Espagne ou les pays d'Europe de l'Est, il paraît pour le moins saugrenu d'attribuer à l'UE la remise en cause de deux siècles de conquêtes démocratiques et sociales sur l'ensemble du continent.

Jennar achève de se décrédibiliser en prêtant à ces conjurateurs, inféodés à tout ce que l'industrie compte de lobbies, le secret dessein de transformer l'Europe en une colonie américaine. Dans cette théorie du complot bien huilée, n'oublions pas le rôle de l'Église, bien décidée à recouvrer son emprise sur les âmes européennes pour mieux les entraîner dans un conflit de civilisation avec le monde musulman aux côtés des néoconservateurs bushistes...


Uchronie

Lorsqu'il n'est pas tout bonnement fantasmatique, le discours de Raoul-Marc Jennar pèche par son attachement à de grands idéaux sanctifiés, rarement confrontés aux mutations socio-économiques des dernières décennies. On est loin des analyses sur l'Europe développées récemment par des chercheurs comme Jeremy Rifkin, Ulrich Beck ou Anthony Giddens, dont on attend toujours une critique argumentée et convaincante de la part des altermondialistes français. 

Finalement, le plus étonnant dans Quelle Europe après le non ?, c'est son titre, qui inciterait presque à classer l'ouvrage dans la catégorie des uchronies – ces "terres inconnues, où sont relégués, comme des vieilles lunes, les événements qui auraient pu arriver, mais ne sont pas arrivés", selon le mot de l'écrivain Régis Messac. Car la réalité a d'ores et déjà opposé au scénario de Jennar le plus farouche des démentis.

Dans la bouche de ses défenseurs, le "non" français était censé déclencher une sorte de printemps des peuples, annonciateur d'une mythique Europe sociale à la française. Force est de constater qu'il n'en a rien été. Un temps sonnés par le double refus franco-néerlandais, les chefs d'Etat et de gouvernement sont sur le point d'adopter un nouveau texte, qui reprend l'essentiel du contenu de la défunte Constitution, la solennité en moins. C'est cela, l'Europe après le non.

Raoul Marc Jennar reconnaît en filigrane la réalité de cet échec, en constatant qu'avec le traité modificatif, "rien ne va changer". Que faire alors, sinon "rejeter cette copie" ? Par son incapacité à proposer sur l'Europe un discours réaliste et exempt de fantasmes, la frange de la gauche française réceptive aux écrits de Jennar risque de se cantonner pour longtemps dans cette posture de rejet.


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