Des Pères Fondateurs aux nouveaux activistes athées des années 2000, en passant par les militants sécularistes de la fin du XIXè siècle, Susan Jacoby dresse le portrait de celles et ceux qui ont refusé, parfois de manière radicale, toute influence religieuse dans la société américaine.

Avec Freethinkers, la journaliste et écrivaine Susan Jacoby a fait l’ambitieux pari de retracer l’histoire méconnue de la libre pensée américaine de la période révolutionnaire jusqu’à nos jours. Des Pères Fondateurs aux nouveaux activistes athées des années 2000, en passant par les militants sécularistes de la fin du XIXè siècle, elle dresse le portrait de celles et ceux qui ont refusé, parfois de manière radicale, toute influence religieuse dans la société américaine et ont défendu un strict "Mur de séparation entre l’Eglise et l’Etat", moins attachés à protéger la liberté de religion que celle de ne pas en avoir.


L’objectif de Freethinkers n’est donc pas de revisiter une énième fois l’histoire des relations entre Etat et religion aux Etats-Unis ou de proposer une nouvelle perspective sur la construction de la laïcité à l’américaine, un terrain déjà bien couvert par l’historiographie des deux côtés de l’Atlantique. L’intérêt et l’originalité du livre de Susan Jacoby résident plutôt dans sa volonté de faire (re)découvrir au lecteur des figures souvent oubliées de l’histoire des Etats-Unis, qu’elle regroupe sous l’étiquette de "libres penseurs" - athées, agnostiques, irréligieux, sécularistes – et qui ont porté la vision radicale d’une Amérique sans Dieu, dans laquelle la religion ne serait plus liée à l’idéal du "bon citoyen américain", mais serait reléguée hors de la sphère publique, condamnée à n’être plus qu’une affaire strictement privée.


D’entrée, la démarche de Susan Jacoby apparaît donc d’autant plus intéressante et utile, que comme elle ne manque pas de le rappeler elle-même, la libre pensée aux Etats-Unis reste un sujet peu abordé par les historiens. La plupart des ouvrages qui y sont entièrement consacrés remontent en effet à la fin du XIXè siècle ou au début du XXè : on peut citer entre autres Samuel Putnam, 400 years of freethought (1894) ou George MacDonald, Fifty years of freethought (1929). Le dernier en date, The Infidel. Freethought and American Religion, écrit par le théologien Martin Marty, a été publié il y a presque un demi-siècle, en 1961.


Un livre militant

Susan Jacoby explique dans l’Introduction les raisons particulières qui l’ont poussé à entreprendre ce projet inédit. Elle y dénonce, avec un ton acerbe et virulent qu’elle garde tout au long du texte, l’influence croissante qu’a gagné selon elle la religion dans l’Amérique de G.W. Bush, se plaignant que sous sa présidence, "the institutionalization of religion reached an apotheosis (...)" (p.8). Ce n’est donc pas un hasard si Freethinkers est paru en 2004, à la fin du premier mandat de G.W. Bush, la même année que The End of Faith de Sam Harris et deux ans avant The God Delusion de Richard Dawkins, deux livres particulièrement critiques à l’égard de la religion et de son influence supposée dans la vie politique américaine, deux livres qui comme celui de Susan Jacoby ont longtemps figuré en très bonne place dans la liste des best sellers du New York Times. Comme Harris, Dawkins ou encore Christopher Hitchens, auteur en 2007 de God is not Great, How religion poisons everything, Susan Jacoby n’a jamais caché son athéisme : elle est directrice à New York du Center for Inquiry, un centre dédié à la promotion d’ "une société laïque, basée sur la science et la raison", et défend régulièrement dans ses livres et ses éditoriaux le principe d’une stricte séparation entre Etat et religion aux Etats-Unis. Comme Dawkins, Harris ou Hitchens, Susan Jacoby tente également depuis quelques années de redonner de la voix et de la visibilité aux libres penseurs, qu’elle décrit comme une minorité méprisée et marginalisée, quasiment en voie de disparition dans une société américaine dominée par le "religieusement correct". Freethinkers, avec ses portraits de grandes figures du sécularisme américain, s’inscrit donc pleinement au coeur de ce projet militant : cet ouvrage est pour Susan Jacoby une manière de contrebalancer la vision d’une Amérique essentiellement religieuse, une sorte d’ hommage à tous ceux qui ont "osé" dans l’histoire des Etats-Unis rejeter l’influence morale et politique de la religion, comme une façon de leur redonner la place qui est la leur dans la mémoire collective américaine. Et il lui permet également d’offrir aux sécularistes d’aujourd’hui des modèles historiques, dont l’engagement pour la cause de la libre pensée doit selon elle les inspirer et les guider dans leur propre mouvement.


Les origines de la libre pensée aux Etats-Unis

Trouvant ses racines dans la période de l’Enlightenment de la seconde moitié du XVIIIe siècle, la libre pensée américaine a d’abord existé de manière diffuse et désorganisée dans la jeune République, portée par quelques figures emblématiques, comme Jefferson ou Tom Paine, avant de connaître après la Guerre de Sécession une période d’expansion et d’institutionnalisation, puis de redevenir, dans la première moitié du XXè siècle, un mouvement plus marginal et controversé.


Les deux premiers chapitres de Freethinkers, consacrés à la période révolutionnaire et au début du XIXè siècle, servent de rappel historique sur les origines de l’idéal séculariste aux Etats-Unis et permettent d’introduire les figures totémiques de la libre pensée américaine. Susan Jacoby évoque évidemment les Pères Fondateurs, plus proches pour la plupart du Déisme de Voltaire que du puritanisme des Pères Pèlerins, mais elle s’attarde également sur d’autres personnages moins connus et qui ont sans doute le mieux incarné la dissidence (ir)religieuse dans les Etats-Unis de la fin du XVIIIè siècle. Parmi eux, Elihu Palmer, pasteur presbytérien devenu déiste militant, Ethan Allen, héros de la Révolution et auteur du pamphlet Reason, the Only Oracle of Man, dénoncé en son temps comme "la première  publication aux Etats-Unis ouvertement dirigée contre la religion chrétienne", et bien sûr Thomas Paine, auquel le second chapitre est en partie consacré. L’auteur de The Age of Reason et de The Rights of Man, vilipendé à son époque comme un "infidèle" et considéré par Théodore Roosevelt comme "a little filthy atheist", demeure pour Susan Jacoby, comme pour beaucoup d’irréligieux américains, la figure de référence de la libre pensée aux Etats-Unis, celui qui, au prix de sa réputation, a combattu le plus ardemment l’autorité morale des religions organisées.


Progressant dans l’histoire des Etats-Unis, Freethinkers plonge ensuite au coeur du XIXè siècle, au milieu des luttes pour l’abolition de l’esclavage et pour les droits des femmes. Susan Jacoby montre en effet comment ces deux mouvements contestataires ont souvent produit et nourri l’anticléricalisme dans l’Amérique ante-bellum : le magistère moral des Eglises est alors remis en cause parce qu’il est perçu comme contribuant à pérenniser et à légitimer des structures sociales inégalitaires et oppressantes. Il n’est donc pas surprenant de retrouver parmi les libres penseurs de cette époque de nombreux abolitionnistes, comme William L. Garrison, grand admirateur de Thomas Paine, ainsi que plusieurs figures du féminisme naissant, parmi lesquelles Elizabeth Cady Stanton, Frances Wright, Ernestine Rose, ou encore Lucretia Mott, dont la devise est "Truth for Authority, not Authority for Truth".


"The Golden Age of Freethought"

Si la libre pensée n’est pas encore à ce moment de l’histoire des Etats-Unis un mouvement à proprement parler, elle le devient progressivement après la Guerre de Sécession, quand le scepticisme religieux, jusqu’alors caractéristique de l’élite intellectuelle, gagne une part croissante de la population américaine : le rapide progrès des sciences, la diffusion des thèses de Darwin sur l’évolution et le bouleversement des structures sociales sous l’effet de l’industrialisation et de l’urbanisation entraînent une remise en cause plus générale de l’autorité absolue des dogmes religieux. Les groupes de libres penseurs se multiplient un peu partout, les journaux irréligieux, aux titres évocateurs – The Truth Seeker, Lucifer the Light Bearer, The Iconoclast – circulent de New York au Kansas, des pamphlets satiriques tel The Bible Comically Illustrated connaissent un succès inattendu, et des "lectures" sont régulièrement organisées à travers tout le pays pour promouvoir les idéaux sécularistes. La libre pensée s’institutionnalise autour d’une association nationale, l’American Secular Union, avec à sa tête "The Great Agnostic", Robert Ingersoll. Attorney Général de l’Etat de l’Illinois, homme politique d’envergure nationale, charismatique et populaire, il est sans aucun doute celui qui a le plus contribué à faire de la fin du XIXè siècle "l’âge d’or" du sécularisme américain. Les conférences qu’il donne dans plusieurs villes des Etats-Unis pour défendre "the right to worship, or not to worship" et pour rappeller à ses compatriotes la volonté des Pères Fondateurs de bâtir une République "for man, and for man alone", sans allégeance aucune à une autorité religieuse, sont suivies par des centaines de curieux, attirés autant par ses qualités d’orateur que par sa vision résolument moderne d’une société américaine où la Raison "throned upon the world’s brain, shall be the King of Kings, and God of Gods" (p.173). Ingersoll et les libres penseurs de cette période se battent, entre autres, pour l’abolition des Comstock Laws, qui autorisent la censure, pour l’enseignement de la théorie de l’évolution dans les écoles en lieu et place du créationnisme (Procès du Singe), et pour une stricte séparation entre l’Eglise et l’Etat qui garantirait la liberté de ne pas croire en Dieu.


Mais "l’âge d’or" ne dure pas. Dans la première moitié du XXè siècle, le mouvement séculariste, affaibli notamment par des divisions internes et l’individualisme de ses membres, commence à perdre de son attractivité et de son influence dans la société américaine. Ce d’autant plus que la libre pensée, déjà régulièrement denoncée depuis l’Enlightenment comme un courant "immoral" par les autorités religieuses, devient pour beaucoup d’Américains un mouvement controversé et dangereux au cours des années 1920, quand pendant la Red Scare, athéisme, communisme et anarchisme commencent à être systématiquement associés dans la rhétorique officielle du gouvernement américain. Les athées, et plus largement les sécularistes et tous ceux qui professent une indifférence religieuse sont alors assimilés à la figure de l’étranger, voir de l’ennemi – comme ils le seront encore pendant la Guerre Froide - ce qui contribue à leur stigmatisation et à leur marginalisation croissantes dans la société américaine.


"Culture War"

La dernière partie du livre est consacrée à la seconde moitié du XXe siècle, et Susan Jacoby y évoque les origines, la genèse et les principales figures de la désormais bien connue "Culture War" qui opposerait depuis les années 1960 sécularistes libéraux et religieux conservateurs dans la société américaine. Au delà du récit des batailles judiciaires sur la prière à l’école ou le droit à l’avortement, ce passage est aussi l’occasion pour le lecteur de découvrir le dernier grand "personnage" du mouvement irréligieux américain, Madalyn Murray O’Hair, présidente d’American Atheists de 1963 à son assassinat en 1995. Sa personnalité fantasque et ses déclarations antireligieuses parfois très violentes ont certainement contribué à accroître les préjugés négatifs à l’égard de la libre pensée dans la seconde moitié du XXè siècle. Surnommée "Mad Madalyn", cette figure radicale n’a jamais hésité à revendiquer publiquement sa fierté d’être athée aux Etats-Unis, comme lors d’un discours devant les étudiants de l’Université du Maryland en 1961: "I am an atheist, not an agnostic, nor a rationalist, (...) nor a secularist, nor humanist, not any other fancy name behind which people must hide (...) in order to be safe in our society. (...) – we nonbelievers of all stripes – must hide behind certain names since reprisals and sanctions would be put into effect against us if we said what we really believe" (p.314).

Une vision nécessairement partiale et incomplète de la libre pensée américaine

Au-delà de ce récit historique passionant et de l’importante contribution de Freethinkers à l’étude de la libre pensée aux Etats-Unis, on peut reprocher à Susan Jacoby sa vision parfois trop personnelle et schématique du sécularisme américain - même si cette partialité tient inévitablement à la dimension militante de son texte.


La frustration de S. Jacoby, qu’on sent poindre derrière chacune de ses phrases, l’amène parfois à des conclusions qui paraissent hâtives et injustifiées. Ainsi sa thèse selon laquelle il existerait une "version religieuse politiquement correcte" de l’histoire américaine, de laquelle les libres penseurs auraient été "écartés" : si certaines figures citées dans Freethinkers ne sont pas connues aujourd’hui de la plupart des Américains et n’ont pas fait l’objet de recherches historiques poussées, ce n’est pas parce qu’elles n’ont joué qu’un rôle mineur dans l’histoire des Etats-Unis, mais bien, sous-entend S. Jacoby, parce que leur incroyance et leur anticléricalisme en ont fait des personnages trop immoraux et controversés, et donc indignes de la considération des historiens. C’est ce qu’elle semble nous dire quand elle écrit par exemple que “freethinkers (...) have been consigned to the margins of America’s official version of its history" (p.4), et que “dissidents (abolitionnistes et féministes) who retained some connection to a recognizable religious (and Protestant) heritage (…) are much better known today than the smaller number of emphatically and unabashedly antireligious dissidents” (p.96). De même, sa volonté de contrebalancer cette supposée version "politiquement correcte" de l’histoire américaine, en revalorisant le rôle des libres penseurs, l’amène par opposition à minimiser un peu rapidement l’apport des groupes religieux, notamment dans le cas du mouvement abolitionniste : "there is no piece of conventional historical wisdom more generally accepted and promulgated today that the idea that religion deserves the lion’s share of the credit for the eventual emergence of a moral consensus against slavery (…). (…) the false image of religion as a staunch foe of slavery is a basic tenet of modern religious correctness". (p.68).


D’autant que Susan Jacoby elle même n’évite pas toujours le piège de la partialité et de l’enjolivation. Ainsi, comme l’a lui-même remarqué Christopher Hitchens dans sa critique de Freethinkers paru dans le Washington Post, Susan Jacoby associe presque systématiquement dans son livre sécularisme et libéralisme politique et social, comme si les deux étaient naturellement liés, comme si les libres penseurs ne pouvaient être que des progressistes, et leurs compatriotes religieux des conservateurs obscurantistes. Elle tend donc dans son récit à privilégier les figures historiques qui cadrent avec sa propre vision idéalisée du sécularisme américain – Paine, Garrison, Cady Stanton, Ingersoll – et néglige ou "oublie" ceux qui n’y correspondent pas. Ainsi le nom d’H.L Mencken, journaliste influent du début du XXè siècle et agnostique engagé, connu pour son scepticisme à l’égard de la démocratie et pour ses positions conservatrices sur les questions de moeurs, n’est que très brièvement cité dans l’ouvrage et celui d’Ayn Rand, grande figure du néoconservatisme et athée déclarée, n’est lui jamais mentionné.


On peut regretter que cette présentation de la libre pensée ne fasse à l'arrivée que renforcer une vision binaire de l’histoire américaine, entre sécularistes/libéraux et religieux/conservateurs, et ne permette donc pas de dépasser la "compétition des mémoires" entre les deux camps, dont S. Jacoby dénonce pourtant elle-même la vanité et la stérilité dans le chapitre 4 consacré à Lincoln, peut-être l’un des plus pertinents de l’ouvrage. Elle y explique comment la question des croyances du président Américain a fait l’objet d’une véritable "bataille mémorielle" entre sécularistes et religieux : Lincoln a été alternativement présenté depuis sa mort comme un mécréant, opposé à toute forme de religion, ou comme un homme pieux, dévoué au Christianisme, sans qu’au final aucune de ces analyses ne permette de réellement saisir la réalité beaucoup plus nuancée et complexe de ses opinions religieuses.

Au-delà du récit historique, le livre de Susan Jacoby est donc surtout un texte engagé, dont l’objectif est autant d’éclairer le passé que de servir des intérêts présents. Et c’est en gardant à l’esprit cette dimension fondamentalement militante de l’ouvrage ainsi que son contexte de parution, qu’il faut lire Freethinkers, non seulement pour en apprécier d’autant plus la pertinence et l’originalité, mais également pour mieux en comprendre les limites et l’inévitable partialité.