Une étude sur la célèbre tuerie " antiféministe " de Marc Lépine ou comment certaines féministes sont plus antiféministes que leurs ennemis!
 


La victoire des intentions sur les faits

À première vue, le titre de l’ouvrage de Mélissa Blais – J’haïs les féministes ! – cri du coeur souvent entendu (et rarement assumé…) par bon nombre de personnes, est plutôt attrayant. Il peut même prêter à sourire. C’est bien sûr sans connaître le contexte tragique et réel dans lequel cette phrase a été prononcée : la tuerie " antiféministe " de l’École Polytechnique de Montréal (Québec) en 1989 par Marc Lépine, qui avait fait 14 victimes par balle  
Dans un deuxième temps, ce qui interpelle davantage, c’est le rapport quasi-idolâtre, superstitieux, passionnel, que Mélissa Blais entretient avec cette citation, comme si l’attentat pouvait être réduit aux seules intentions de son auteur, à une formule magique capable d’agir à distance et de manière atemporelle. Pour la sociologue, il s’agit de ne surtout pas s’écarter des " intentions politiques du tueur "   . Les désirs, les fantasmes, les peurs, sont des ordres, et doivent commander au réel ! Cette surévaluation des intentions de Marc Lépine attire l’attention tant elle est caricaturale   . Ces 14 femmes-martyres ont-elles été assassinées uniquement pour leur féminisme ou parce qu’elles étaient nées femmes ? Peut-être les deux, ou même pour 36 000 autres raisons : face à la folie meurtrière d’un homme qui a frappé quasiment à l’aveuglette (même s’il avait méticuleusement calculé et intentionnalisé son coup), comment le savoir ? Pouvons-nous le savoir ? Sommes-nous habilités à trancher ? L’irrespect de la mémoire des victimes ne se situe-t-il pas autant dans le refus de faire mémoire du crime odieux dont elles ont été objectivement l’objet (peut-être en tant que " féministes " ou en tant que " femmes ", mais déjà en tant qu’" êtres humains " !), que dans la quête effrénée de réponse par l’identitaire particulariste pour tirer la couverture à soi.
Là où nous pouvons rejoindre Mélissa Blais, c’est qu’elle exprime son regret que l’événement n’ait pas entraîné de réelle réflexion sur "l’existence d’un ‘conflit’ entre les hommes et les femmes, voire d’une ‘crise’"   . Car en effet, là semble être aussi le vrai débat : dans une discussion collective sur un " mieux cohabiter ensemble entre femmes et hommes " sans nier ni hiérarchiser leurs différences respectives. Le cri de Mélissa Blais et son appel à la mobilisation politique sont légitimes dans la mesure où la tuerie de Montréal ne doit pas être classée comme un " fait divers catastrophique parmi d’autres " qui fera la une des journaux pendant une semaine et qui tombera dans l’oubli. C’est juste dans la récupération féministe du drame, dans la distribution des fautes entre hommes et femmes (alors qu’il eût fallu justement les aider à s’unir), et dans ce binarisme bourreaux/victimes, que s’épuise malheureusement cette juste révolte de l’auteure. Il est regrettable que ce ne soit pas la construction du couple femme/homme, mais la queerisante " déconstruction des rapports hommes-femmes "   qui ait primé.

Un vernis intellectualisant qui peu à peu se craquèle…

D’entrée de jeu, la prévalence de la subjectivité sur la réalité, des intentions sur les actes   , donne à ce livre une coloration qui tue le sérieux de l’analyse. Mélissa Blais s’attache la plupart du temps à respecter, dans la mise en forme au moins, le jargon et les codes structurels de la recherche universitaire… mais l’impression de supercherie intellectualisante et scolaire prend le dessus, finit par gagner tout le tableau. Le vernis d’objectivité est pourtant là au départ : en introduction, l’auteure nous rapporte froidement les faits, avec la minutie complaisante du voyeurisme journalistique " à la ENVOYÉ SPÉCIAL ". C’est apparemment sans appel. L’odieux ainsi dépeint est censé acheter le silence du lecteur et son soutien futur à la cause féministe et antimasculiniste. Mais très vite, le discours s’emballe. Idéologiquement et dans la forme. Mélissa Blais n’arrive pas la fleur au fusil, c’est le moins qu’on puisse dire… Les champs lexicaux employés tournent autour de la guerre   ., du médical   : on voit arriver grosse comme une maison la diabolisation d’un ennemi extérieur… Au fur et à mesure, le ton se charge d’alarmisme   et de passion. D’ailleurs, la sociologue définit non sans raison le combat féministe comme " son obsession "   . Le mot de remerciements final achève de nous convaincre que Mélissa Blais s’est bien souvent laissée déborder par ses émotions et a manqué de distance et de prudence intellectuelle concernant son sujet d’analyse.
Après, en ce qui concerne le message de fond de J’haïs les féministes !, il semble tenir en une phrase : " L’interprétation féministe de la tuerie a été négligée dans la construction du sens que les médias ont donné au massacre. "   . Selon Mélissa Blais, par leur approche "psychologisante", " dépolitisée " et " antipédagogique "   de l’événement, les médias nous auraient menti. Elle remet en cause les facteurs endogènes (psychologie du tueur, son passé, son parcours amoureux, sa pathologie, etc.) et exogènes (lois d’accès aux armes semi-automatiques, phénomène accru des meurtres collectifs, etc.) de la tuerie, pour ne se centrer que sur deux points qui lui semblent être les seules explications possibles du massacre : les intentions oralement exprimées de Marc Lépine à l’instant " T " du drame et la " domination masculine ". Elle regarde les effets sans expliquer les causes autrement que par l’extériorisation sur un ennemi extérieur toujours plus effrayant : " Les sympathies envers le tueur persistent et des gestes d’imitation s’accumulent. "   Aucune auto-remise en question n’est envisagée. L’auteure se donne l’impression de réaliser un travail d’historienne, de gardienne de la " Mémoire " collective, notion qui lui tient particulièrement à coeur (beaucoup de pages sont consacrées à nous prouver ce qui est pourtant une évidence : que " la mémoire, c’est très important. ") … mais le postulat de base (= que les hommes sont de tout temps les bourreaux et les maîtres des femmes, et que les femmes sont nécessairement des êtres inférieurs à eux   .) est néanmoins très contestable. Comment, en effet, faire de la bêtise ou de la violence de certains hommes la bêtise et la violence de tous les hommes ?



Un cercle diabolisateur/victimisant qui s’étend…

Mélissa Blais ne s’en tient malheureusement pas qu’aux faits quand elle analyse la tuerie du 6 décembre : elle distribue surtout des casques cornus aux méchants " masculinistes " et tresse des couronnes du martyre pour les héroïques victimes que seraient les " féministes ".
Cela commence d’abord par la diabolisation de Marc Lépine. Il est présenté comme un monstre : " Il a bel et bien réussi à semer la terreur parmi les féministes. "   Tout ce qui peut l’humaniser un tant soit peu (le rappel qu’il est un être humain, avec sa " souffrance "   et ses pathologies, qu’il a pu être une " victime " avant de devenir un bourreau   , etc.) est complètement banni par l’auteure. Elle s’attaque à la psychanalyse et ses " analyses psychologisantes "   . Marc Lépine a beau être un homme, il ne peut pas être un être humain, voyons ! Bien qu’intentionnellement Mélissa Blais exècre Marc Lépine, cela ne l’empêche pas de boire comme du petit lait tout ce qu’il a pu dire, de sacraliser le personnage qu’elle et les médias en ont fait.

C’est là le paradoxe de la diabolisation : celle-ci magnifie la personne diabolisée à l’insu de la personne qui diabolise. Marc Lépine a dit explicitement que la seule raison de sa folie meurtrière était sa haine des féministes ? Eh bien Mélissa Blais le croit ! Que l’assassin ait considérablement simplifié toutes les autres raisons qui l’ont poussé à commettre son crime (la maltraitance paternelle, l’isolement amical, la phobie de la sexualité, etc.), elle s’en moque. Mélissa Blais prend Marc Lépine au pied de la lettre ! : " C’est bel et bien contre les femmes que le tireur en avait. "   Et cela l’arrange, car elle peut ainsi isoler la phrase de son contexte d’énonciation, et faire de toute opposition ou haine apparente du féminisme une cible dangereuse. Quelle naïveté, quand on y pense… Quelle récupération de l’horreur et de l’exceptionnel catastrophiste à des fins idéologiques universalistes, identitaristes, victimiaires, plus que discutables.

  Il y a comme deux étapes contradictoires dans le travail de Mélissa Blais : à la fois elle fait de Marc Lépine une exception d’homme et une allégorie de la domination masculine universelle. Effet minorant ou décuplant de la caricature manichéenne oblige… Et en effet, dès le début, cette étude est placée sous le signe de la vengeance anti-hommes : citée en épitaphe, Andrea Dworkin annonce les festivités : " Je crois que la façon dont nous pouvons faire honneur à ces femmes qui ont été exécutées, est de commettre chacun des crimes pour lesquels elles ont été exécutées, des crimes contre la domination masculine (…). " La chasse aux " masculinistes " (comme Mélissa Blais les nomme) est ouverte ! Derrière le réemploi du " J’haïs les féministes ! " se cache le non moins absurde " J’haïs les masculinistes ! ".

Le rétroviseur de Mélissa Blais ne voudrait cerner l’événement qu’à travers le prisme de ce qu’elle appelle " les considérations macrosociologiques "   : " L’action de Marc Lépine s’inscrit dans un phénomène plus vaste "   . Elle fait de l’exception une généralité (la tuerie est définie comme " un événement révélateur des inégalités entre les hommes et les femmes "   ), une pieuvre qui s’étend de manière invisible et tentaculaire (il est question de " force antiféministe renouvelée "   " qui prend racine "   comme une mauvaise herbe). Cette généralisation abusive – dont le terme " égalité ", parsemant à foison le texte, en est le plus saillant exemple – se fait pourtant à grand renfort de statistiques (sur les femmes battues ou assassinées), de sources documentaires diversifiées (presse, télé, cinéma, etc.), de citations (la bibliographie est d’ailleurs conséquente). Tout cela pour prouver que Les femmes sont d’éternelles victimes (c’est là leur " condition de groupe historiquement discriminé "   ). D’ailleurs, par un procédé caricatural de dépersonnalisation de la gente masculine, Mélissa Blais décrit les hommes comme une masse informe, une simple " collectivité historique "   . L’aveu de sa haine des hommes arrive à la toute fin de son ouvrage, dans les lignes de remerciements : " Ils sont peu nombreux à comprendre. "   .



Logique paranoïaque s’il en est : tous ceux qui n’assimilent pas l’événement du 6 décembre à l’oppression transhistorique des hommes sur les femmes (Mélissa Blais parle bien d’" un acte qui s’inscrit dans un continuum des violences masculines "   sont jugés suspects, complices du déni des " méchants " sexistes. Le refus d’associer ces meurtres uniquement à l’antiféminisme est jugé comme un odieux déni. Mélissa Blais adopte une vision très binaire et simpliste des acteurs en jeu : le monde se diviserait entre les "proféministes "   d’un côté, et les " antiféministes "   de l’autre. Elle crée des typologies d’ennemis, sachant que la pire des " catégories d’antiféministes " est bien celle des " masculinistes "   . Attention : nous avons même droit à la définition " encyclopédique " de l’espèce masculiniste : "Les masculinistes s’en prennent directement aux féministes, les accusant de causer du tort aux garçons et aux hommes, qui souffriraient de la féminisation des écoles et du système de justice et qui subiraient une perte de repères identitaires et de modèles masculins. Pour en arriver à ces conclusions, les masculinistes prétendent qu’il existe une oppression des hommes par les femmes. "  

Or l’erreur majeure de Mélissa Blais est de masculiniser la violence, donc de la sexuer, de l’essentialiser. Elle qualifie un carnage d’" antiféministe " ; parce qu’elle fait l’erreur d’assigner à la souffrance des propriétaires bien marqués identitairement, comme si la souffrance pouvait être personnifiable, quantifiable, se posséder comme une fierté ou un bien éternel.