Steven Johnson défend les cultures populaires (jeux-vidéo, séries, télévision...) et prouve avec habileté que leurs formes contemporaines stimulent de plus en plus notre intellect.

Dans ce best seller américain toujours pas traduit en français, Steven Johnson va à l'encontre du discours courant classique selon lequel les produits culturels de masse seraient de qualité de plus en plus médiocre. Bien au contraire, pour l'auteur, les jeux-vidéo, les séries actuelles ou encore la télé-réalité présentent des spécificités qui font réfléchir leur audience différemment des médias traditionnels - principalement les livres. Mieux, leur complexité croissante ces dernières décennies amélioreraient de façon sensible nos capacités de réflexion. Si l'auteur évacue toute lecture symbolique de ces médias (il n'évoque pratiquement jamais leur valeur esthétique ou leur morale sous-jacente) pour se concentrer uniquement sur une approche systémique, le titre parvient à nous convaincre en multipliant des thèses tirées des sciences sociales, économiques et cognitives.


Jeux-vidéo : probing & telescoping

Pour Johnson il n'est pas besoin de revenir sur les études qui démontrent le potentiel des jeux-vidéo pour le sens de l'orientation, les réflexes... ("C'est comme si on écrivait un article expliquant que [...] la lecture améliore votre prononciation"). Pour l'auteur, les jeux-vidéo vont plus loin : la séquentialisation des tâches nous force à créer des priorités entre les différentes actions à effectuer, les systèmes de jeux nous obligent à découvrir une logique propre au jeu, les récompenses acquises grâce à nos actions poussent notre cerveau à démêler des systèmes complexes. Ces actes mentaux sont regroupés par Johnson sous les termes probing et telescoping. Le probing intervient lorsqu'un joueur est amené à découvrir par soi-même les règles implicites d'un jeu (la longueur d'un saut lorsque l’on porte une armure dans un jeu de plate-forme, les effets d'une augmentation de taxe dans Sim City...). Cela passe par quatre étapes : l'expérimentation, la formation d'une hypothèse, une seconde expérimentation basée sur cette hypothèse, la formulation d'une nouvelle hypothèse. Autrement dit, le joueur découvrant par lui même les règles d'un jeu apprendrait sans le savoir les procédures de la méthode scientifique. Pas mal, pour un média dont on dit qu'il avachit les enfants. Le telescoping consiste pour sa part à hiérarchiser, dans la mêlée des objectifs primaires et des objectifs secondaire d'un jeu, l'ordre d'exécution des actions pour arriver à sa fin. Par exemple :  remettre une lettre à untel pour qu'il vous donne 100 pièces d'or qui vous permettront d'acheter un bateau afin d'aller sur une île où se trouvera une clé qui ouvre une salle où se trouve... Vous avez compris. La confrontation des objectifs est, selon Johnson, une spécificité des jeux-vidéo.

Cette partie consacrée aux jeux est représentative de l'ensemble du livre : l'auteur ne se penche pas sur le contenu (les thèmes clichés des jeux-vidéo, leur coté parfois infantile...) mais insiste sur la façon dont ils changent notre façon de penser. Ce qui est important selon l'auteur n'est pas que le joueur ait pour objectif de sauver une princesse ; mais plutôt quels efforts cognitifs il aura déployé en découvrant les mécaniques de jeux (probing) puis de hiérarchiser ses objectifs (telescoping).

Les exemples choisis par Johnson servent parfaitement son propos. Parfois un peu trop bien, même. La plupart des jeux ne contiennent pas tant de règles implicites et la hiérarchisation des tâche est un argument opérant dans le contexte des jeux d'aventure et de stratégie soit pas forcément les jeux les plus populaires. Pour le reste, les efforts intellectuels auxquels il fait référence sont indéniablement spécifiques aux jeux (vidéo).


Séries et télé réalité : multipistes

Les séries télévisées sont défendues sur le même mode par Johnson. Pour cela il dresse une comparaison entre les séries des années 60-70 avec celles qui sont apparues ces dix à vingt dernières années. Une série comme Starsky et Hutch ne repose que sur deux couches : une petite histoire drôle (celle du début et de la fin) puis l'histoire principale, racontée sur un mode linéaire. Or les séries actuelles, depuis le Hill Street Blues fondateur, reposent sur une dizaine de couches racontées parallèlement et qui parfois se téléscopent les une avec les autres au cours de la même scène - degré de complexité le plus abouti, par exemple dans Les Sopranos.

Johnson ajoute à cette difficulté de lecture une autre spécificité des séries contemporaines : la dissimulation par les scénaristes d'informations nécessaires à la compréhension de l'intrigue... qui suscite in fine un effort de réflexion du téléspectateur. Ces efforts cognitifs sont spécifiques aux séries contemporaines, ce qui appuie la thèse de Johnson selon laquelle les cultures de masse ne sont pas pires qu'il y a trente ou cinquante ans - comme on nous l'explique régulièrement. Et il est certain qu'en comparant la trame de "La petite maison dans la prairie" (linéaire, évidente, plate) à celle de 24h (multipiste, partiellement voilée, complexe), les séries actuelles réclament plus d'efforts intellectuels à leur audience aujourd'hui qu'il y a trente ans.

Steve Johnson continue sa démonstration en prenant les exemples d'Internet (un enfant qui manipule Facebook, MSN et plusieurs sites en même temps exerce t-il moins son cerveau qu'en jouant aux petits soldats ?), de la télé réalité et des films.

Partant de ces constats en général habilement étayés, Steve Johnson explique que les modèles actuels de diffusion des oeuvres culturelles améliorent la qualité des oeuvres. Il explique en effet que, il y a plusieurs décénnies, une série télévisée était destinée à être vue une seule et unique fois. Ensuite, si vous vouliez la revoir, il fallait attendre une rediffusion, soit plusieurs années. Pour Johnson un programme diffusé une seule fois doit être simple à assimiler pour ne pas trop déranger le public. Aujourd'hui une série est diffusée une fois en télé, plusieurs fois sur le câble, enregistrable sur un magnétoscope et disponible en DVD puis en VOD. Selon Johnson, cette multiplication des visionnages est une incitation économique qui force les producteurs (de films, de séries, de jeux-vidéo...) à créer des titres suffisamment complexes pour qu'ils gardent de l'interêt après plusieurs visionnages. Soit tout l'opposé d'il y a 40 ans. Et en effet, qui n'a pas revu un épisode des Simpson ou un Pixar en remarquant un détail ou une référence qu'il n'avait pas vu la première fois ?

Everything Bad Is Good For You est une démonstration convaincante que le déclin de la lecture ne correspond pas forcément au déclin de notre intellect. Les exemples variés et les explications étayées de Steve Johnson feront certainement changer d'avis tous ceux qui pensent que les écrans sont le pire outil pour stimuler notre cerveau. Pour les autres - ceux qui pensent que rien ne peut remplacer un bon livre - il ne leur reste qu'à se procurer celui-ci.