La publication, dans une traduction révisée, de la principale œuvre de Brentano est un événement.

La publication, dans une traduction révisée, de la principale œuvre de Brentano est un événement. On ne disposait jusqu’à présent que de la dissertation doctorale de 1862, De la diversité des conceptions de l’être chez Aristote (Vrin, 1992), à laquelle Heidegger dit devoir sa vocation philosophique, et deux éditions de L’origine de la connaissance morale, dont la plus complète, due à Marc B. de Launay, est suivie de La doctrine du jugement correct, dans une traduction de Jean-Claude Gens, dans un volume publié par Gallimard en 2003. Jean-François Courtine semble ignorer la publication , dans une traduction introduite et annotée par mes soins de la conférence sur Le génie, dans feu la revue Recherches poïétiques, en 1998. Le maître-livre de Brentano n’avait connu qu’une édition, en 1944, dans la traduction initiée par Jacques Molitor, disparu en 1943, reprise et achevée par Maurice de Gandillac, qui a autorisé peu avant sa mort cette nouvelle traduction, revue par Jean-François Courtine ; si elle change peu dans l’ensemble de ce qu’on pourrait appeler le tissu interstitiel du texte, c’est surtout dans le registre de l’intentionnalité, éclairée par le considérable regain d ’intérêt dont la philosophie autrichienne en général fait l’objet depuis une trentaine d’années, qu’elle innove et stabilise le lexique.

Il est tout de même regrettable que le nom de Molitor , qui avait traduit 70 % de la version de 1922 lorsque Maurice de Gandillac a repris le travail n’ait pas été mentionné à la première page de l’édition de 1944, ni d’ailleurs de celle-ci, avec les réserves requises s’il s’avère qu’il a fallu à ce dernier remanier largement le premier jet. Rééditer un ouvrage aussi long et aussi profus est une tâche difficile si l’on veut éviter les erreurs. Je n’en ai vu que trois : au début de tel chapitre, "physique" remplace abusivement "psychique”, comme le montre clairement le contexte, sans que je sache si l’erreur vient de la traduction ou du texte allemand ; dans la note appelée p. 235, il manque un "y", p. 237 : "la proposition ‘un centaure est une fiction’ n’exige pas qu’il Y ait un centaure…". Au premier paragraphe de la p. 307, il faut mettre un "NE" non explétif, soit devant "permet ", soit devant "considérer". Il y a peut-être d’autres vétilles, mais je n’ai aucune raison a priori de supposer qu’elle pullulent, et l’on voit qu’elles ne sont pas bien graves.

Ce registre central est donc est celui de l’intentionnalité, c’est-à-dire de l’in-existence intentionnelle et mentale (le préfixe in n’est ni privatif ni négatif, mais quasi-local), catégorie médiévale réactivée par Brentano, et qui est devenue le concept-clef de la différenciation des phénomènes physiques et des phénomènes psychiques en ouvrant un chantier encore fécond dans la philosophie contemporaine de l’esprit ; de la théorie du jugement, qui réduit le jugement prédicatif au jugement existentiel ; et de l’ontologie "réiste" qui transparaît dans les chapitres ultimes ajoutés en 1915-16. En gros, on peut dire que Brentano a définitivement cessé de nos jours de ne figurer dans les manuels que comme le précurseur de la phénoménologie husserlienne.

L’ouvrage qui nous est proposé aujourd’hui repose sur l’édition de 1944 et de l’édition allemande posthume procurée en 1924-28 par Oskar Kraus, qui est le véritable compositeur de l’ouvrage, qu’il a édité d’une manière un peu rhapsodique et sans rester constamment fidèle à la chronologie. Ce n’est pas toutefois La volonté de puissance, ce n’est pas un livre controuvé. S’il comporte un utile index nominum, il ne contient pas d’index rerum. Et pour cause : la table des matières établie par Brentano et Kraus est d’une telle précision qu’elle en tient lieu. Mais la structure de l’ouvrage sur lequel on peut à nouveau travailler en français est compliquée par la chronologie de son édition. La première édition, celle de 1874, comporte deux livres. Le premier traite de la "Psychologie en tant que science", le second traite des "Phénomènes psychiques en général". La deuxième édition, achevée à Florence en 1911, ne se présentait pas sous le même titre, mais comme une Classification des phénomènes psychiques. Elle adjoignait quatre nouveaux chapitres sur ce thème au livre II de la première édition, ouverts par un avant-propos. La troisième partie de l’édition définitive et posthume de 1924, composée par Kraus à partir du Nachlass, de textes écrits ou dictés par Brentano entre 1883 et 1917, comporte un appendice dicté en 1911 pour compléter, défendre, rectifier et compléter la doctrine de 1874 : cet appendice reprend, comme son ingrédient le plus ancien, un écrit de 1883 sur les propositions sans sujet et les verbes impersonnels selon le linguiste slavisant Franz Xaver von Miklosich, déjà publié comme appendice à L’origine de la connaissance morale. Après ses Ultimes vœux pour l’Autriche et un écrit peut-être trop négligé par les brentaniens et consacré aux calembours, Brentano, qui était malvoyant, est devenu aveugle, et n’a plus compté que sur sa seconde épouse puis sur ses amis, qui ne manquaient pas (Boltzmann, par exemple, lui-même dépressif, lui rendait visite à Florence) pour produire ses textes ; il était servi par une mémoire phénoménale et son entourage était en mesure de lui donner les références requises.

Les autres textes qui composent la troisième partie de l’ouvrage, produits entre 1901 et 1917, formant un ensemble composite et hétéroclite, portent généralement sur la conscience et la perception. Et plus particulièrement sur des questions qui auraient dû être traitées dans la Métaphysique de Brentano, s’il l’avait achevée et publiée : le temps, l’espace, Dieu, les universaux, l’abstraction. Il faut donc les comparer avec les textes publiés par Brentano de son vivant, et procurés par Ontos Verlag en 10 volumes, sous la direction de d’Arkadiusz Chrudinsky et de Thomas Binder, en attendant l’édition critique projetée par les archives Brentano de Würzburg, qui semble stagner, pour des raisons indépendantes de la volonté de son inspirateur, le Professeur Wilhelm Baumgartner.

La réédition de la Psychologie du point de vue empirique est donc un signe de la vitalité des études brentaniennes en France. Plus généralement, le regain brentanien remonte à la fin des années 1980, et a été marqué notamment par la publication de la série des Brentano-Studien, de 1988 à 2003, une revue polyglotte, du Cambridge Companion to Brentano, sous la direction de Dale Jacquette (CUP, 2004). Une pléiade de philosophes européens ou nord-américains y ont contribué : parmi les contemporains, il faut citer, outre Baumgartner, Dieter Munch, Rudolf Haller, Barry Smith (auteur d’une monographie désormais classique, Austrian Philosophy, the Legacy on Franz Brentano, Open Court, 1994) ; Peter Simons, qui a développé dans Parts l’aspect méréologique de l’ontologie brentanienne (on entend par méréologie la doctrine des relations entre totalités et parties, une doctrine qui est au coeur de l’ontologie de Brentano) ; Kevin Mulligan, qui a consacré de nombreux articles à notre auteur, notamment dans la revue Topoï , souvent en collaboration avec les deux précédents, et qui a contribué avec eux à faire de Brentano le père fondateur d’une phénoménologie réaliste et descriptive ; Jacques Bouveresse, qui a donné à Brentano une place de choix dans ce que j’ai tendance à considérer comme le mythe utile, ou le grand récit, au sens de Lyotard , d’une philosophie autrichienne, et encore polonaise, tchèque, morave, hongroise, slovène, de Bolzano au cercle de Vienne ; le grand philosophe anglais Michael Dummett (Les origines de la philosophie analytique, Gallimard, 1991, tr. Marie-Anne Lescourret ; ce livre comporte quelques erreurs , que son auteur a lui-même relevées et rectifiées par la suite), Liliana Albertazzi et d’autres figures de brentaniens italiens (Roberto Poli, Mauro Antonelli), Denis Fisette, Guillaume Fréchette, Marc de Launay, Jean-Claude Gens, Frédéric Nef, qui s’intéresse surtout à la métaphysique et à l’ontologie de Brentano, Sandra Laugier et, venus plutôt du sillage phénoménologique, Jean-François Courtine, Jocelyn Benoist. Je me suis pour ma petite part surtout intéressé à l’esthétique de Brentano par des traductions et dans des écrits qui finiront par voir le jour. J’ai inévitablement omis un certain nombre de noms, dont je prie les porteurs de m’excuser. Du côté des freudiens, voire des lacaniens, rares sont encore en revanche ceux qui perçoivent la nécessité de connaître la psychologie de Brentano pour comprendre et apprécier par contraste la métapsychologie de Freud et sa doctrine de l’inconscient, à l’exception du psychiatre et psychanalyste Daniel Widlöcher et de la philosophe Nicole Delattre, qui en est proche. Et pour donner sa véritable importance à l’accointance directe de Brentano et de Freud, qui fut son élève. Widlöcher se trompe sur la doctrine de Brentano, mais il a le mérite de l’avoir recommandée à l’attention de ses confrères, sans grand succès pour l’instant. Si l’on remonte à une époque un peu plus ancienne, ce sont Gustav Bergmann (qu’il ne faut confondre ni avec le philosophe de la logique Julius Bergmann, ni avec le philosophe brentanien Hugo Bergmann) et plus encore Roderick Chisholm, qui est aussi l’un des éditeurs des œuvres de Brentano qu’il faut honorer comme les conservateurs de l’énergie brentanienne, en épistémologie et en ontologie (Bergmann), et en éthique (Chisholm).

Parmi le groupe des "Autrichiens adoptifs volontaires" dont j’ai dessiné les contours, et qui est très majoritairement d’obédience analytique, c’est sans doute sous la plume et dans la langue acérées de Mulligan, dans le registre de la polémique froide, que se sont trouvées le mieux exposées les raisons de la restauration contemporaine de l’ascendant de Brentano. Mulligan et ses compères voient dans le style intellectuel de Brentano les motifs de ce que doit être une philosophie saine, et le remède à la décadence (et au décadentisme) qui affecte à leurs yeux une bonne partie de la philosophie continentale et américaine contemporaine  : haine du Geschwätz, du bavardage et de la fioriture, culte de la définition claire, de la rigueur argumentative, de la Gerechtichkeit noétique, pratique systématique de la description, avant que Wittgenstein ne renforce cet exigence en philosophie, recours à une méthode inductive conforme à celle des sciences de la nature, parcimonie formelle et goût pour les "méthodes de pensée  abrégées" (c’est une expression et un jugement d’Ehrenfels). Le combat frontal que mena Brentano dans sa jeunesse contre l’hégémonie schellingienne, le courage intellectuel et moral avec lequel il résista au dogme moderne de l’infaillibilité papale, pour des raisons internes à la dogmatique catholique, au risque de la rupture avec sa famille, avec sa mère, et surtout avec son cousin et disciple Georg vont Hertling, prêtre comme lui, et qui finit par devenir Chancelier du Reich, le courage moral et l’honnêteté qu’il montra au cours d’une crise religieuse ensuite marquée par l’abandon du sacerdoce, et dont il s’efforça de protéger son disciple Anton Marty qui s’était engagé comme lui dans le difficile exercice conjoint du sacerdoce catholique et de la philosophie, par le choix du mariage, avec une juive de surcroît, qui greva irrémédiablement et scandaleusement sa carrière (un épisode qui fait anecdotiquement tomber le masque, abusivement enluminé de nos jours, du libéralisme intellectuel de l’Empire des Habsbourg) et qui s’acheva en 1879 par la rupture formelle avec le catholicisme, la cécité qui le contraignit à la dictée au tournant de siècle, complètent le tableau et ont largement donné matière à redorer ou à dorer la légende de Brentano. On peut penser que quelques intellectuels européens actifs au XIX° siècle, et au début du siècle suivant, philosophes, écrivains, ont fait preuve d’une intransigeance et d’une droiture au moins égales, et ont parfois pris des risques plus grands : Marx, Hugo, Nietzsche, Stirner, John Stuart Mill, ne serait-ce que pour ses écrits sur les femmes, Rosa Luxemburg, Russell. Mais ce ne sont pas pour la plupart des sommités académiques. Et le monde académique a aussi besoin de héros. Brentano jugulait mal une tendance à l’exclusivisme et à l’autoritarisme en matière doctrinale, au point que la tension s’est parfois installée , même entre lui et Stumpf, qui était pourtant son disciple favori. Mais ces effets d’intolérance et d’autorité sont généralement inséparables de la création d ‘une Ecole, et école il y a, comme on le verra ailleurs.

La première édition de la Psychologie fut aussi un événement en 1874, après la Dissertation, après sa thèse d’habilitation sur la doctrine aristotélicienne de l’âme et quelques écrits théologiques ou ecclésiologiques, et un événement durable si j’ose dire, dans la mesure où l’essentiel du corpus brentanien est posthume, et où l’influence du philosophe s’est principalement exercée sur le mode de l’enseignement magistral. Brentano est très clair sur les raisons qui le conduisent à promettre qu’une psychologie unifiée et adulte sera la science de l’avenir, et à la promouvoir au sommet (ou en un certain sens à la base) de l’architectonique des sciences, comme science des phénomènes psychiques. Premièrement, les phénomènes psychiques possèdent, du fait des propriétés de la perception interne, une "véracité intrinsèque" qui consonne avec la thèse cartésienne qui pose la res cogitans comme mieux connue (notior) que la res extensa, et premièrement connue dans l’ordre des raisons, et les phénomènes psychiques sur lesquels elles portent sont sublimes en vertu de leur véracité intrinsèque, mais pas seulement : ils ont une beauté propre qui les place au-dessus de tout phénomène physique : la sensation, l’imagination, le jugement, la volonté sont intrinsèquement supérieurs à la lumière, à la couleur, à la chaleur, au son, à l’étendue, au lieu, au mouvement. Brentano argumente assez mal cette deuxième thèse et me semble avoir du mal à la rendre indépendante de la première, qui fixe l’irrémédiable inaccessibilité des phénomènes physiques parce qu’ils restent voués à la dissociation sceptique de l’apparence et de la réalité : "En soi et pour soi, ce qui esr réel n’apparaît pas et ce qui apparaît n’est pas réel. La vérité des phénomènes physiques n’est selon l’expression consacrée, qu’une vérité relative." (Ps. 1°Partie, L 1, ch. 1, § 3, p. 37). Ce point est difficile et je ne le développerai pas plus avant, parce que Brentano se défend de tout phénoménisme tout en prétendant accorder à Kant tout ce qu’il peut lui accorder.

Il donne d’autre part une représentation du progrès scientifique qui est moins marquée par le progrès propre de chaque discipline combiné avec leur coopération que par leur classification indexée sur la complexité des phénomènes qu’elles étudient, et par l’interdépendance orientée que détermine cet échelonnement, lui-même attesté par l’applicabilité des disciplines. Les mathématiques se sont développées et appliquées, de ce point de vue, avant la physique, et appliquées à celle-ci qui a précédé sur la même voie la chimie, avec ses effets agricoles et industriels, elle-même relayée et en un certaine sens supplantée par la physiologie (la biologie aujourd’hui), avec sa retombée médicale. Chacune de ces sciences est législatrice pour la suivante. Le retard de la psychologie garantit ainsi, paradoxalement, sa prochaine suprématie. Mais celle-ci ne se laisse alors observer qu’en termes pratiques, au sens kantien, par la qualité des vertus, épistémique et éthique, qu’elle requiert des savants et des sages qu’elle mobilise, et technique, par l’utilité et la portée de ses applications à l’amélioration de la condition humaine La supériorité de la psychologie tiendrait alors à ce qu’elle est tout entière couverte, dans le registre affectif et volitif, par le régime de l’amour, ce qui est l’effet de sa transparence spécifique et de l’évidence de la perception interne (qu’il ne faut surtout pas confondre avec l’introspection). Mais cette belle continuité dans l’emboîtement des degrés de complexité ("les phénomènes psychologiques sont à leur tour influencés par les lois des forces que les organes produisent et modifient.», Ps, op. cit., ibidem, p. 36) n’empêche pas qu’avec la sublimité des phénomènes psychiques s’y marque un saut et une metabasis eis allo genos à la fois dans l’ordre scientifique, technique, et moral. En toute rigueur, le texte qu’on vient de citer ne s’applique toutefois qu’à la partie non philosophique de la psychologie, à la psychologie physiologique, à la psychologie génétique ou psychognosie, et non à la psychologie descriptive elle-même, qui est quasi-anatomique et non pas physiologique, structurale et non organique. L’heure tardive de la psychologie a sonné, mais alors que les autres disciplines théoriques ont encore à remédier à "l’imperfection de la navigation et des chemins de fer, de l’agriculture et de l’hygiène" (ibidem, p. 37), cette dernière venue aura à prendre en charge des tâches autrement lourdes. Dans l’un des très rares passages où Brentano semble s’aventurer sur le terrain de la philosophe politique, de la philosophie de l’histoire, de la technique et de l’épistémologie des sciences sociales, il déclare attendre de l’étude des lois psychiques qu’elle donne un "fondement solide" à la "technique positive" et thérapeutique "chez les individus et plus encore dans les masses, où les impondérables qui gênent ou qui favorisent le progrès s’annulent mutuellement" (p. 37)  et qu’elle permette de s’attaquer au "désarroi des conditions sociales [qui] réclame à grands cris un remède." (ibidem)) et de "mettre fin à la confusion présente et de rétablir dans la société une paix de plus en plus compromise par la concurrence des intérêts." (ibidem). Il me semble que ni Renan, ni le Tarde de Psychologie économique, ni le Freud de Malaise dans la culture, qui fixera les mêmes tâches à une tout autre psychologie, n’auraient désavoué l’esprit de cette envolée néo-comtienne. Mais, comme je l’ai fait remarquer, la répartition de ce travail de civilisation entre la psychologie génétique et la psychologie descriptive n’est pas parfaitement claire. Dans cette perspective, la psychologie parvenue à maturité fonde et absorbe et domine par ramification l’esthétique, la logique, l’économie politique, et la politique, comme ses départements pratiques. On est tenté de parler d’un positivisme psychologique, ou d’une psychologie positiviste. Je pense qu’un philosophe comme Jon Elster travaille aujourd’hui selon ce type d’arborescence, au moins pour qui concerne les deux dernières disciplines et peut-être aussi l’esthétique. 

Deuxièmement, les phénomènes psychiques entretiennent un "rapport particulier avec nous-mêmes", ce que je viens d’expliquer par le privilège de la perception interne et par le régime et les vertus d’amour et d’abnégation d’amour qui caractérise l’investigation scientifique et philosophique en psychologie.

Troisièmement, leurs lois ont une importance pratique considérable, que nous venons aussi d’examiner.

Quatrièmement,   les lois psychiques forment aussi la science de l’avenir au sens où elles contrôlent l’amélioration et la perfectibilité du monde humain et soutiennent une vision téléologique mais non providentialiste de son histoire, et où elles ouvrent à la question de l’au-delà de la décomposition de l’organisme physique. On voit au passage que si la charité et l’espérance ont bien leur pace comme vertus dans ce dispositif, on peine déjà à y repérer la place de la foi théologale et dogmatique. Quel que soit le climat d’inquiétude religieuse dans lequel il a écrit sa première Psychologie et l’a instituée comme philosophie première,  Brentano n’a accordé aucune place à la question de Dieu dans cet ouvrage, qui ne comporte aucune trace du cours qu’il avait donné à l’automne-hiver 1872-1873 sur L’existence de Dieu. Le seul texte, assez stupéfiant, portant directement sur Dieu, et qui date de 1916, forme le dernier chapitre de l’édition de 1922. Il y compose et combine, d’une manière tout à fait hétérodoxe, l’omniscience divine avec son exposition (je ne dis pas son assujettissement) à l’écoulement temporel, et à sa perception !

Comme cela arrive souvent en philosophie lorsqu’une recherche est constamment approfondie durant des lustres, Brentano n’a pu venir à bout du programme de 1874, qui annonçait un ouvrage en six livres, dont les quatre derniers auraient traité respectivement des représentations, des jugements, de la volonté et des émotions, des rapports entre organisme psychique et organisme physique et donc de la question de l’indépendance de la vie psychique au regard de la mortalité corporelle (la question de l’immortalité). Ces quatre voies n’ont pas été explorées sous cette forme et dans cet ordre au terme des trente-cinq années qui se sont écoulées avant la deuxième édition, et qui ont révélé la nécessité d’une rectification de la doctrine de 1874, et l’inachèvement du deuxième livre lui-même. Pour l’essentiel Brentano les a pourtant traitées dans les nombreux textes qui ont été cousus en 1911 au projet initial, et dans le Nachlass qui a servi de source à Kraus pour alimenter l’édition de 1924. Il n’est pas question de recenser ici cette ultime version comme si elle venait de paraître. Au terme de cette revue, il apparaît difficile de caractériser d’un mot, comme aiment à le faire certains philosophes analytiques, les positions épistémologique et ontologique de Brentano. Il est probablement vain de tenter de déterminer le "n-isme" qui fixerait d’un seul terme positif la philosophie de Brentano. Il faut se contenter d’accumuler patiemment les déterminations négatives : Brentano n’est pas matérialiste, assurément, ni réductionniste, nous l’avons vu ; il est étranger au scepticisme logique, mais entretient une forme de scepticisme probabiliste quant à la réalité des objets de la perception externe. Il se défend d’être phénoméniste, parce qu’il ne s’appuie sur aucun arrière-monde nouménal, mais en même temps, il emploie massivement la catégorie de phénomène, précisément pour neutraliser les conséquences substantialistes de la différence des phénomènes psychiques et des phénomènes physiques ; il s’attache à détacher la validité des lois psychiques et des recherches sur l’immortalité de l’hypothèse de la substantialité de l’âme. Cette esquisse est assurément compliquée par le" tournant réiste" accompli par Brentano début du XX° siècle : "je ne suis plus d’avis qu’un rapport psychique puisse jamais avoir pour objet autre chose qu’une réalité effective (Reales).".Le congé donné aux non-choses (Undinge), aux irrealia (Nichtreal) (voir Abkehr vom Nichtrealen, Briefe und Abhandlungen aus dem Nachlass, Fr. Mayer-Hillebrand éd., Francke-Verlag, Berne, 1952, Meiner Verlag, Hambourg, 1977) a la radicalité de l’axiome parménidien examiné par Platon dans le Sophiste, et du rasoir d’Occam aussi. Il s’agit évidemment d’une position de combat contre la séduction tropicale exercée par la jungle de Meinong dans une partie de l’école brentanienne, celle qui n’est pas placée sous la férule pragoise d’Anton Marty. Il s’agit aussi de neutraliser le subterfuge meinongien (cf. Meinong, Théorie de l’objet et présentation personnelle, tr. J-F. Courtine et Marc de Launay Paris, Vrin, 1999) qui consiste à faire du contenu (Inhalt) des jugements et des représentations, opportunément distingué de leur objet, l’asile du non-être et de tous les abstracta chassés de l’ordre des choses effectives, en les affublant précisément des caractères d’effectivité (Wirklichkeit) et d’objectivité qu’on ne peut pas attribuer à leurs objets, comme c’est le cas, typiquement, du centaure ou du cheval ailé, voire du cercle carré. Mais la liste des proscrits du réisme est beaucoup plus générale, et s’étend au présent, au passé et au futur, et à ce qui est qualifié comme tel, à l’existence et à la non-existence, et à ce qui est qualifié comme tel, à la possibilité et à l’impossibilité, à la vérité et à l’erreur, comme au vrai et au faux, (ce qui fait peser une sérieuse menace sur la doctrine exposée plus haut de la véracité intrinsèque de la perception interne et de la sublimité des phénomènes psychiques comme tels), à l’acte et à la forme d’Aristote, aux termes abstraits, tels la rougeur, la nature humaine, la forme, aux objets en tant qu’objets d’une relation intentionnelle. L’évacuation et le dépeuplement ontologique sont impitoyables. Ce tournant marque une coupure dans la construction de la doctrine de l’intentionnalité. Mais Brentano est devenu réiste, et sauf à tenir sans examen la solution réiste pour acquise d’autorité, on est alors contraint de se demander comment il a pu se débrouiller pendant à peu près un quart de siècle de la question des déboires, des déroutes et des échecs de l’intentionnalité   . C’est une piste féconde, si l’on veut comprendre comment les orientations et les tempéraments brentanien et meinongien ont divorcé à la fin de l’avant-dernier siècle. En tout cas, et quoi qu’il en soit de la fascination exercée sur Heidegger par l’essai sur la Diversité des acceptions de l’être, il n’est pas douteux que Brentano montre une bienheureuse surdité à la question de l’Être ; je ne sais pas comment qualifier en termes heideggériens la prévalence finale de la Dinglichkeit chez Brentano ; peut-être pourrait-on se contenter benoîtement de parler d’une confiance sans nuages et sans rivages placée dans l’effectivité de l’étant.

On peut se borner à remarquer qu’indépendamment du programme annoncé en 1874, et dont la postérité a retenu la réinvention de l’intentionnalité (qui n’est pas un terme strictement brentanien), le projet de Brentano l’a conduit, en superprofessionnel de la philosophie (cette expression est due à Jacques Bouveresse et indique que, quelle que soit la question traitée, Brentano savait à peu près tout ce qu’en avait dit jusqu’à lui la philosophie occidentale accessible) à examiner de manière panoramique toute l’histoire de la philosophie de la psychologie, qui donne sa matière à l’index nominum auquel je renvoie dans son intégralité.

On dispose du même coup avec la Psychologie d’une des meilleures histoires de la psychologie philosophique et post-philosophique du XIX° siècle, juste avant Freud.

Comme je l’ai suggéré plus haut, on gagnerait beaucoup, du côté de la philosophie (analytique) de l’esprit comme du côté de la psychanalyse, à confronter systématiquement la métapsychologie freudienne, et en particulier la théorie implicite de l’idéation qui se trouve "à l’état pratique" chez Freud, et qui n’est pas systématisée et peu étudiée, ne serait-ce que pour voir comment se profile de manière inédite chez Freud la question des rapports entre physique et psychique à travers celle de l’inconscient. Cela suppose qu’on abandonne, au moins provisoirement, l’indifférence ou l’hostilité à la voie freudienne qui affectent la majorité des philosophes analytiques (à de notoires exceptions près : Richard Wollheim, par exemple).

Je me contenterai pour finir de faire remarquer après bien d’autres que la tripartition des phénomènes psychiques en représentations, jugements et Gemütsbewegungen volitives et affectives (que Brentano appelle aussi les phénomènes d’intérêt ou les phénomènes d’amour, ou les émotions), qui est le fil conducteur de l’édition de 1911, trouve sa première source moderne dans la distinction cartésienne de l’idée, du jugement et de la passion. L’homologie des doctrines tient notamment à ce que Brentano partage pour l’essentiel la conception cartésienne de l’évidence. Mais à l’homologie s’ajoute un net déplacement qui concerne le statut de la volonté ; Brentano la localise exclusivement dans la sphère affective, alors que Descartes en fait l’un des attributs de la res cogitans, qui coopère directement et bon gré mal gré avec l’entendement pour produire l’affirmation et la négation. Brentano ne fait pas dépendre de la volonté l’Anerkennung (reconnaissance et acceptation) et la Verwerfung (rejet) qu’opèrent les jugements existentiels. Il y a une différence catégoriale entre les "modalités antithétiques" logiques et celles qui sont affectives, l’amour et la haine. Mesurer cet écart et comprendre ce déplacement conduit à un travail qui contraint à traiter la difficile question de la différence de l’ émotion et de la passion chez Descartes, et qui prend en écharpe de proche en proche toute la philosophie classique de l’esprit., et éclaire certains des chantiers de la philosophie contemporaine de l’esprit. 

Une autre approche féconde serait de comparer la doctrine brentanienne de la volonté de la décision effective et de l’acte avec les analyses d’Elisabeth Anscombe dans Intention

Je n’ai indiqué que cinq pistes. Il y en a des dizaines d’autres. C’est le moment pour les aficionados de relire la Psychologie, je ne crois pas que la nostalgie du papier autodestructeur de 1944 les étreindra longtemps, et pour tous les autres de découvrir ce texte fertile