Robert Hariman a choisi un objet singulier: le style politique, ou l’ensemble de "conventions rhétoriques dépendant de réactions esthétiques pour obtenir un effet politique".
Les théories de la communication ont souvent été décriées pour leur abstraction : les rapports humains s’y réduiraient à un ensemble de messages transmis par un émetteur à un récepteur. Robert Hariman s’érige contre cette vision réductrice en alliant l’analyse rhétorique à la "sociologie interprétative moderne". Par ce terme, il désigne notamment Kenneth Burke et Hugh Dalziel Duncan. Dans les années 1940 et 1950, le premier a lutté contre une vision statique et monolithique de la société en affirmant que tous les rapports humains sont descriptibles en termes de rôles théâtraux (d’où le nom de "dramatisme" donné à sa théorie). Le second, héritier de l’Ecole de Chicago, a prôné dans les années 1960 l’étude de "l’interaction symbolique" pour donner un souffle nouveau à la sociologie. Pour célébrer les noces de la sociologie et de la communication que Duncan appelait de ses vœux, Robert Hariman a choisi un objet singulier, d’une évanescente omniprésence : le style politique, ou l’ensemble de "conventions rhétoriques dépendant de réactions esthétiques pour obtenir un effet politique". Selon l’auteur, il s’agit du point aveugle d’une philosophie politique accoutumée aux grands combats idéologiques et obsédée par l’exposition de systèmes cohérents. Hariman discerne quatre styles politiques illustrés par quatre textes : le "style réaliste" est représenté par Le Prince de Machiavel, le "style de cour", par Le Négus, récit circonstancié de la lente chute du Roi des Rois éthiopien, Haïlé Sélassié, par le journaliste polonais Ryszard Kapuściński, le "style républicain" par les lettres de Cicéron à Atticus, et le "style bureaucratique" par Le Château de Kafka.
Machiavel se distingue de ses devanciers en faisant mine de décrire de façon laconique et objective une réalité détachée de toute "conscience textuelle", à mille lieues des rhéteurs classiques qui considéraient "le pouvoir comme un texte efficace". En sapant les vertus traditionnelles consignées par les "miroirs" des princes (manuels de bon gouvernement), il énonce pour la première fois une stratégie moderne du pouvoir. Le style de cour illustré par Sélassié établit quant à lui une échelle de valeurs au bas de laquelle se situe l’écrit, inférieur au discours oral, au geste et enfin à "l’ordre politique silencieux". En revanche, le style républicain de Cicéron, fondé sur la distinction entre public et privé, considère le secret et le silence comme des menaces pesant sur le débat public, et place au pinacle l’art oratoire conçu comme une technique du consensus. L’éthos, l’image de soi élaborée par l’orateur, y joue un rôle crucial, car il permet à l’homme politique de se transformer en personnalité publique incarnant les vertus de la communauté ( "trope de l’incarnation civique" ). Enfin, le style bureaucratique, auquel se heurte le pauvre K., se caractérise par "l’autonomie juridictionnelle, la hiérarchie des bureaux, l’éthos du fonctionnaire et la priorité de l’écrit". Au fil de ces commentaires minutieux, Hariman identifie quelques figures modernes de ces différents styles, à l’exception notable du dernier. Kennan, qui promouvait dès 1947 une diplomatie anti-soviétique vigoureuse et fondée sur les seuls rapports de force, se rattache ainsi au style réaliste, Reagan au style de cour et Vaclav Havel au style républicain. L’enquête universitaire laisse également affleurer un ensemble de questions actuelles : les bouleversements médiatiques favorisent-ils fatalement un style de cour incompatible avec les valeurs démocratiques ? Comment le style républicain peut-il coexister avec une société aux fondements libéraux ?
Plus qu’une grille d’interprétation définitive, Hariman ouvre des pistes nouvelles. Les quatre styles politiques qu’il décrypte ne sont ni exhaustifs (il évoque par exemple le "style révolutionnaire"), ni exclusifs : il encourage d’éventuels émules à examiner la façon dont les différents styles s’entremêlent dans un monde postmoderne caractérisé par la souplesse des postures rhétoriques. Cet inachèvement pourra laisser certains lecteurs sur leur faim : si l’auteur comble souvent les promesses d’une alliance entre rhétorique et philosophie politique, sa définition assez floue du style le fait souvent osciller entre l’analyse de figures (par exemple la métonynimie dans le cas du corps royal) et une description plus classique de l’ordre politique (à propos du fonctionnement bureaucratique). En outre, les liens brillants établis entre des personnages issus de périodes et de contextes culturels éloignés (Machiavel et Kennan ; Sélassié et Reagan, Oprah Winfrey ou Madonna ; Cicéron et Havel) laissent de côté les questions lancinantes de l’évolution historique des styles et de leur transposition d’un univers sémiotique à l’autre. Mais cette approche très libre et l’ampleur du sujet en font un livre d’une rare et stimulante nouveauté
Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.