S’il est légitime d’écarter les préjugés opposés au développement durable, faut-il y voir pour autant  une nouvelle forme d’œcuménisme ?

Vingt ans après la création de la notion de "développement durable" par Gro Harlem Brundtland, alors Premier ministre de Norvège, au sein d’un rapport remis à l’ONU portant sur l’avenir de la planète, que reste-t-il de ce concept tapageur ? Un slogan publicitaire vendeur ? Une promesse de lendemains meilleurs ? Un projet de société inachevé ? Un soupir désabusé ?

Assen Slim, Maître de conférences aux Langues’O (Institut national des langues et civilisations orientales) et spécialiste des économies régionales, revient sur le sens aujourd’hui donné au "développement durable" à partir d’une porte d’entrée originale : les idées reçues qui entourent le concept, reflets trompeurs de son succès et témoins de l’absence d’une définition stable.


Le développement durable : un concept intrinsèquement polysémique

L’auteur reprend à son compte la description classique des trois piliers du développement durable : l’économie, le social et l’environnement. L’ambition est de faire tenir ensemble des processus qui jusqu’à présent étaient considérés comme incompatibles : croissance économique, protection de la nature, respect des droits sociaux des travailleurs. Le concept est censé redonner au mode de développement occidental un second souffle, ou une nouvelle utopie vers laquelle tendre pour surmonter ses contradictions internes (croissance du PIB allant de pair avec un épuisement des ressources naturelles et une augmentation des inégalités) qui lui ont valu de retentissantes critiques, tant politiques que scientifiques, au cours des années 1960 et 1970. En somme, la promesse du développement durable serait de rendre le capitalisme vertueux.

La définition canonique présente dans le rapport Brundtland stipule que le développement durable est un processus par lequel la génération présente arrive à la satisfaction de ses besoins sans mettre en péril celle des générations futures. La plasticité de la notion de besoin est à la source de toutes les querelles d’interprétation qu’une telle définition a pu susciter. Les tenants de chaque pilier font valoir la légitimité de leur propre vision du développement durable. Ainsi, le concept prospère dans la bouche des décideurs politiques, trouvant là un moyen bien commode de rapprocher des clientèles opposées, mais il convient de reconnaître qu’il n’a pas su mettre en mouvement la révolution annoncée.

D’où les multiples quiproquos entre partisans de bonne foi du développement durable et les franches réserves exprimées désormais par des écologistes suspicieux ou même par l’opinion qui ne voudrait pas être dupe.


Un florilège de contre-sens à démêler

À partir d’une sélection d’idées reçues qu’il juge être les plus typiques, Assen Slim corrige les erreurs de compréhension, tempère les jugements hâtifs, rassure les sceptiques et, ce faisant, développe une vision optimiste et confiante du développement durable. Non, cela n’est pas qu’une "escroquerie", ce n’est ni la "couverture morale des entreprises", ni le prélude à "l’occidentalisation du monde", ni "un développement au rabais pour les pays du Sud", ni "la fin de la croissance pour les pays riches", ni la sortie du nucléaire, ni l’interdiction des OGM. Mais alors qu’est-ce donc ?     

C’est d’abord un concept fondé sur des règles économiques. La gestion rationnelle des ressources naturelles exige au moins que la consommation du capital naturel respecte le rythme de régénération de la nature dans le cas des ressources renouvelables, ou soit compensée par un investissement équivalent sous la forme d’un autre type de capital (humain ou manufacturé) dans le cas des ressources épuisables.

Loin d’être une pure abstraction ou de servir seulement de bannière racoleuse aux grand-messes internationales, le développement durable s’incarnerait déjà à travers l’action des nombreuses ONG reconnues d’utilité publique par l’ONU qui militent pour des causes environnementales, sociales ou humanitaires. La multiplication des forums sociaux serait également l’expression d’une certaine forme du développement durable. Selon l’auteur le "commerce équitable" représenterait le plus bel exemple de son succès concret, capable de concilier véritablement ses trois piliers et d’offrir un modèle de développement innovant.

Le développement durable devrait permettre ainsi un rééquilibrage par le haut des droits sociaux, des normes environnementales et des standards technologiques internationaux. L’indicateur traditionnel d’évaluation des performances économiques d’un pays – le PIB – ne pourrait d’ailleurs plus saisir de façon pertinente les aspects qualitatifs d’un tel développement. Pour autant, Assen Slim rappelle que le développement durable ne vise pas l’état stationnaire et ne sonne pas le glas du progrès technique. Le principe de précaution en est un des principes structurants mais ne confine pas à l’immobilisme, ou, pire, à l’obscurantisme, comme le suggèrent certains commentateurs pressés. Au contraire, il lancerait un appel au changement et à la recherche pour réduire les incertitudes sur les menaces contenues dans les découvertes technologiques (nucléaire, OGM, nanotechnologies) et pour refuser de laisser l’ignorance guider les décisions publiques.

  
Au-delà des idées reçues : un œcuménisme peu stimulant

L’ouvrage d’Assen Slim recèle des qualités pédagogiques certaines. Tout profane voulant s’initier au lexique embrouillé du développement durable y trouvera une source d’information utile et vulgarisée.

Mais le lecteur plus aguerri, rompu aux controverses académiques qui déchirent la communauté des économistes ou plus simplement désireux de comprendre pourquoi le concept de développement durable suscite autant de réactions contradictoires, peut se sentir frustré par la position œcuménique assumée par l’auteur.

Dénoncer les théories du complot, les critiques idéologiques du développement durable qui font de ce concept la dernière béquille inventée par le capitalisme pour se dédouaner de l’exploitation conjointe des hommes et de la nature est sans aucun doute une démarche intellectuelle salutaire. Mais attribuer au concept le mérite d’empêcher "le triomphe d’un libéralisme sauvage" par la mise en place, par exemple, de fonds d’investissement éthiques et écologiquement responsables, ou par l’émergence de "consomm’acteurs", nous semble relever d’une exégèse trop rapide et quelque peu naïve.

Partisan du juste milieu, il écarte judicieusement les faux procès qui sont fait au développement durable, mais le visage rassurant qu’il en offre, à partir de l’analyse de quelques initiatives isolées qui s’en réclament ne suffit pas à tracer les grandes lignes d’un véritable processus de changement de notre mode de développement. Le développement durable ne peut se contenter de ces quelques succès, aux effets symboliques incontestables, mais au poids réel négligeable sur le cours des choses. 

Pour qu’il ne demeure pas une coquille théorique vide, il conviendrait, au préalable, de rendre univoque sa définition. Le flou qui l’a entouré jusqu’à présent a sans doute œuvré à sa popularité mais l’a rendu non opérationnel. Fondamentalement, le développement durable ne saurait être un concept œcuménique, la rhétorique lénifiante du gagnant-gagnant ne pouvant pas lui être sérieusement appliquée. La réalisation des promesses liées à ce concept  menace des intérêts spécifiques et nécessite des redistributions inédites entre groupes sociaux et entre générations. C’est pourquoi elle ne se fera pas sans heurts. La vision pacifiée présentée dans cet ouvrage de quelques succès du développement durable ne doit pas leurrer le lecteur. Il s’agit d’un concept conflictuel et ne s’incarnera dans le monde qu’au prix de luttes scientifiques, éthiques et politiques passionnées.


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