Ce livre à la construction irrégulière et rien moins qu’académique se veut "plus une histoire de la pensée architecturale qu’une histoire de l’architecture elle-même."

Sans être une critique de l’architecture moderne, Muriel, le film d’Alain Resnais tourné en 1963 dans la très ancienne ville de Boulogne, reconstruite après-guerre, souhaitait traduire l’ "affolement devant une architecture qui n’ose pas, elle, être complètement moderne." Par bien des aspects, cette préoccupation du cinéaste français rejoignait au même moment celle de l’historien canadien Peter Collins (1920-1981) : jouer des reflets du présent sur le passé, et réciproquement, pour révéler la difficulté contemporaine à s’adapter aux transformations du monde.


En reconfigurant le vaste spectre de mutations que recouvre le terme "moderne", Changing Ideals in Modern Architecture, 1750-1950 devait renouveler en profondeur l’approche historique du modernisme. Afin de rompre avec le grand récit héroïque et linéaire de l’architecture moderne, Collins a privilégié une approche qu’on rattacherait aujourd’hui à l’histoire culturelle. Ample et saturé d’érudition, ce livre à la construction irrégulière et rien moins qu’académique se veut donc "plus une histoire de la pensée architecturale qu’une histoire de l’architecture elle- même." Contrairement à l’orthodoxie formaliste des années soixante, l’auteur n’écarte pas les doctrines du XIXè siècle alors passablement passées de mode, ce qui permet à cette histoire philosophique de l’architecture de renverser bien des certitudes alors érigées en nouveautés absolues. Le modernisme avait ainsi longtemps été interprété comme une victoire définitive sur les différents mouvements "honteux" de revivalisme (classique, gothique et renaissant) du XIXè siècle. Plus perspicace, Collins révèle au contraire que la notion de plan libre –centrale au XXè siècle- trouve en fait son origine dans le gothique pittoresque des villas de banlieue des années 1800-1860. L’auteur démontre de même que l’idée selon laquelle l’architecture serait un instrument messianique au service des réformes sociales naît avec le néo-gothique ecclésiologique des années 1840 ; une justification éthique de la laideur se profilait déjà dans cette mise en avant de l’utile au détriment du beau. C’est pourquoi ce néo-gothique religieux annonçait à sa manière "la haine puritaine de tout ce qui relève de la coquetterie et du charme" dans le brutalisme des années cinquante et plus généralement la "peur de la frivolité de l’architecture moderne." Parmi tant de filiations redécouvertes, l’éclectisme de la deuxième moitié du XIXè siècle apparaît lui aussi pour ce qu’il est : une solution alternative aux revivalismes archéologiques, relevant d’une aspiration à une architecture nouvelle et plus rationnelle, dont on sait l’importance pour l’avenir. Cet essai apparaît d’autant plus précieux aujourd’hui que la réhabilitation de pans entiers de l’architecture du XIXè siècle, entamée dans les années soixante-dix, s’est faite au nom d’un anti-modernisme parfois sans nuances que n’aurait pas manqué de désavouer Collins.


Adepte convaincu de la modernité, Collins n’en demeure pas moins hostile à ce qu’il décrit comme la brutale sincérité du soliloque moderniste, posture récurrente dont il reconstitue admirablement le fondement rousseauiste, entre exaltation des vertus de la spontanéité et culte de l’autodidacte. En 1965, date de la publication de son essai, il n’échappait à personne que les éloges réitérés des "vérités plus grandes et harmonieuses" d’Auguste Perret, le grand architecte du rationalisme moderne aux yeux de Collins, entendaient condamner implicitement un certain "exhibitionnisme", autrement dit "l’incapacité de situer le moi par rapport à son environnement", attitude contemporaine dont la figure consacrée de Le Corbusier lui semblait être devenue l’emblème trop contestable. On le voit, histoire et critique du présent sont volontairement indissociables dans cet essai

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.