Cet ouvrage richement illustré et extrêmement documenté est d’abord l’histoire de la fascination des hommes – "leur effroi, leur admiration, leur attirance, leur répugnance" – pour le corps de la femme, qu’il soit saint ou criminel, vierge ou enfantant – toujours "opaque" et "indiscipliné".
 

On ne saurait imaginer sujet plus aride que cette "histoire de la dissection humaine en Italie au bas Moyen Âge et à la Renaissance" : fruit de quatorze années de recherche, les Secrets de femmes de Katharine Park, professeur d’histoire des sciences et de Women’s studies à Harvard, sont pourtant beaucoup plus que cela. Plus que d’élargir le champ même de la dissection en la dégageant d’un cadre strictement institutionnel et médical pour la montrer ici dans sa dimension sociale, culturelle et religieuse, plus encore que de redonner au corps féminin une place centrale dans l’histoire de l’anatomie, cet ouvrage richement illustré et extrêmement documenté est d’abord l’histoire de la fascination des hommes – "leur effroi, leur admiration, leur attirance, leur répugnance" – pour le corps de la femme, qu’il soit saint ou criminel, vierge ou enfantant – toujours "opaque" et "indiscipliné" : un corps dont les mystères demeurent inaccessibles aux hommes, que les femmes en soient les détentrices exclusives ou qu’elles en ignorent elles-mêmes les tenants et aboutissants ; un corps dont les expériences, mystiques ou génératives, échappent à la raison, aux enquêteurs, aux disséqueurs qui s’acharnent à les traduire en termes strictement scientifiques. À travers quatre études de cas – celui d’une sainte dont le cœur portait littéralement l’image du Christ crucifié, celui d’une mère morte peu après avoir donné naissance à son huitième enfant, celui d’une pucelle "lactante" et visionnaire que la science examina avec acharnement et enfin celui de la criminelle anonyme qu’André Vésale fit figurer en frontispice de son De humani corporis fabrica – , Park dessine l’émergence progressive de la pratique anatomique à la fin du XIIIe siècle jusqu’à sa constitution en "pilier de la médecine savante et de la philosophie naturelle" au milieu du XVIe siècle. L’auteur, d’une part, en pointe,les enjeux multiples : authentification de saintetés féminines toujours plus suspectes, compréhension des mystères de la génération autour des mécanismes complexes de l’utérus, renforcement du système patriarcal par l’instrumentalisation et la soumission du corps féminin "aux intérêts dynastiques masculins", et, d’autre part, montre le renversement épistémologique dont cette évolution participe : le passage d’une connaissance empirique et concrète à une compréhension abstraite et intellectuelle des choses – ce que pourrait illustrer sans mal l’opposition entre ars erotica et scientia sexualis que posait magistralement Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité.
Ce texte est l’histoire d’une domination inexorablement établie et d’une dépossession non moins inexorable du savoir traditionnel des (sages-) femmes dans le domaine sexuel et reproductif : un savoir oral et vernaculaire, fondé sur l’expérience et l’observation directe, qui faisait des femmes des "sujets sachants" avant qu’elles ne soient peu à peu réduites, avec leur propre consentement, au statut d’ "objets de savoir". Vénéneuses, vaguement coupables ou simplement malades, les femmes sont dès lors exclues du monde nouveau qui s’ouvre avec l’avènement de la civilisation de l’imprimé

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.