Antoine Compagnon revient sur le parcours de Bernard Faÿ, intellectuel politiquement conservateur et esthétiquement avant-gardiste.
Il est des personnes que des chercheurs travaillant sur des thématiques très différentes rencontrent, tant leur influence s'est déployée dans des directions diverses. Il faut parfois bien des années avant de se rendre compte qu'un personnage qui semble de second rang dans plusieurs domaines devient tout à fait intéressant pour peu que l'on rassemble les pièces du puzzle. C'est pourquoi, alors qu'il était quasi inconnu des non-spécialistes il y a quelques années et que les sources à son sujet étaient rares, Bernard Faÿ semble faire l'objet d'une attention nouvelle. Antoine Compagnon nous propose ici sa première véritable biographie. Sujet de choix et portrait d'un homme aussi énigmatique que fascinant. Comment donc cet individu, élu au Collège de France à moins de 40 ans, cet excellent connaisseur des Etats-Unis, cet ami des plus grands artistes de l'Entre-deux-guerres avait-il pu trouver son compte dans la politique de Vichy et se lancer dans une lutte contre les franc-maçons relevant presque de la paranoïa ? Sans la guerre, Faÿ serait-il resté ce qu'il était sans doute : un intellectuel politiquement conservateur et esthétiquement avant-gardiste ?
Né en 1893, dans une famille de la haute bourgeoisie parisienne (son père est notaire rue Saint-Florentin et deux de ses oncles maternels Rivière deviendront archevêques), Bernard Faÿ obtient l'agrégation de lettres en 1914 et s'engage immédiatement comme ambulancier de la Croix-Rouge aux armées, il obtient la Croix de guerre bien qu'il ait été réformé en raison d'une maladie infantile qui l’a laissé boîteux. Il poursuit ses études à Harvard après guerre et soutient en 1925 en Sorbonne sa thèse sur l'esprit révolutionnaire en France et aux Etats-Unis à la fin du XVIIIe siècle. Elle est aussitôt publiée en France et traduite aux Etats-Unis, où il obtient ensuite de beaux succès avec ses biographies de Benjamin Franklin et de Washington. Il devient surtout un bon spécialiste de l'Amérique contemporaine, qu'il défend alors que l'anti-américanisme fleurit en France.
Il fréquente alors le Tout-Paris littéraire et mondain. Ayant rencontré Proust en 1921, il est l'un des premiers à faire travailler ses étudiants de l'université Columbia sur son oeuvre. Par ses goûts et ses fréquentations, Bernard Faÿ se trouve à la pointe de la modernité esthétique. Grâce à son frère Emmanuel, proche des Dadas et mort dès 1923, il fréquente André Gide et quand il fonde un prix littéraire en 1923, c'est avec Giraudoux, Cocteau, Lacretelle, Morand et Larbaud. Auteur d'un Panorama de la littérature contemporaine en 1925, il écrit également un recueil de nouvelles loué par Gide et traduit des romans de l'américain, sympathisant avec plusieurs auteurs de ce pays. La plus connue est Gertrude Stein : leur amitié vivra jusqu'à la mort de cette dernière.
Sitôt sa thèse soutenue, Faÿ est chargé de cours, puis professeur, à la faculté des Lettres de Clermont-Ferrand. Mais surtout, dès 1932, il est élu à une chaire de civilisation américaine au Collège de France. Ses cours portent aussi bien sur le XVIIIe siècle – il prépare des livres sur Vergennes et sur La franc-maçonnerie et la révolution intellectuelle au XVIIIe siècle – que sur la littérature contemporaine. Il donne cet enseignement jusqu'à sa nomination à la tête de la BN en 1940. Malgré des chicanes d'un certain nombre de ses collègues avec qui les relations se sont tendues, il demeure néanmoins titulaire de sa chaire jusqu'à sa suspension (1944) puis sa révocation (1946).
À la fois universitaire reconnu, proche des intellectuels importants, vulgarisateur habile, il est une des personnes en vue de la fin des années 1930, en France et aux Etats-Unis. Gertrude Stein assure en 1937 qu'il sera un jour élu à l'Académie française.
Faÿ est nommé à la tête de la Bibliothèque Nationale en remplacement de Julien Cain au début du mois d'août 1940. Martine Poulain ayant déjà consacré plus de 50 pages de son excellent livre sur les bibliothèques sous la Seconde Guerre mondiale , Compagnon ne s'y attarde pas. Faÿ ne considère nullement son poste comme une sinécure. Bien au contraire, il fait preuve d'une grande ambition et d'une singulière activité, qui bénéficie du fait qu'il conserve l'oreille de Pétain, dont il applique la politique à la BN. Il crée ainsi des nouveaux départements, effectue des travaux de restauration et d'agrandissement, réforme le dépôt légal. Surtout, il veut faire de la BN le centre d'un réseau des bibliothèques françaises, son administrateur devant devenir directeur des Bibliothèques de France et de la Lecture publique au secrétariat d'Etat à l'Education nationale. Programme qui sera réalisé à la Libération par son successeur (qui est aussi son prédecesseur), Julien Cain – que Faÿ estime et en faveur duquel il serait intervenu après son arrestation. Dans ce qui relève de l'administration pure, Vichy ne constitue pas vraiment une solution de continuité.
L'auteur consacre en revanche un chapitre entier (ch. V) au rôle de chargé d'affaires pour les questions maçonniques de Bernard Faÿ. Antoine Compagnon souligne combien son action pendant la guerre est surprenante au regard des analyses que l'on peut trouver dans les ouvrages plus anciens de Faÿ, tels que La Franc-maçonnerie et la révolution intellectuelle du XVIIIe siècle (1935). Ce n'est qu'après la Défaite que son jugement semble évoluer, appuyant sur le rôle secret et nocif des maçons sur la société. Pétain le charge le 12 novembre 1940 d'inventorier les archives maçonniques confisquées dans les loges, bientôt regroupées dans un Musée des sociétés secrètes. Jusqu'à 300 personnes travaillent au dépouillement des documents afin de produire une propagande anti-maçonnique (les Documents maçonniques à partir de 1941) et d'établir 64 000 fiches qui servent à exclure 3000 maçons de la fonction publique. Ces menées durent cependant peu car dès le printemps 1942, Laval, qui y est hostile, s'oppose à la répression.
À la Libération, Bernard Faÿ est jugé (novembre-décembre 1946). Il échappe à la peine de mort et est condamné aux travaux forcés à perpétuité et à la dégradation nationale. Grâcié en 1959, il vit une retraite studieuse entre Paris et sa maison de campagne de Luceau, publiant un livre tous les deux ans (souvent chez Perrin) et des chroniques dans Aspects de la France, l'hebdomadaire de l'Action française. Les livres qu'il publie alors sont plus grands publics : en dehors des ouvrages historiques, il développe une pensée réactionnaire et prend position contre Vatican II. Il rédige également des livres plus personnels, dont ce qu'Antoine Compagnon qualifie de Mémoires, et meurt en 1978.
Le livre est curieusement écrit à la première personne, faisant de l'ouvrage une sorte de quête initiatique : Antoine Compagnon, tout comme Faÿ professeur à Columbia puis au Collège de France, semble voir une sorte de double dans l'américaniste. Un double obscure dont on chercherait à comprendre pourquoi il a « mal tourné » alors qu'il avait « tout pour réussir ».
Cela donne au livre une couleur particulière que l'on pourra ou pas apprécier. Antoine Compagnon reconnaît en tout cas lui-même qu'il ne s'agit nullement de la somme définitive que l'on peut attendre sur un personnage aussi complexe et dont l'activité s'est déployée dans autant de domaines que Bernard Faÿ ). Au delà de ce regret, il est assez surprenant de lire l'auteur nous faire part de ses observations personnelles sur Pétain. Quand on lit que c'est un « mystère impossible à comprendre après coup que cette ferveur aveugle pour un vieux militaire sans grande épaisseur » (p. 132), le lecteur est certes très heureux d'apprendre qu'Antoine Compagnon n'est pas pétainiste mais cela ne relève guère du travail d'historien.
Encore ces choix stylistiques ne seraient-ils gênants s'ils ne possédaient une influence sur le fond.
À force de personnaliser le propos, l'auteur se laisse parfois prendre à une approche sentimentaliste ou romantique. Compagnon reproche à Faÿ d'avoir « abandonné tout sentiment d'humanité » (p. 135) ou nous assure qu' « il est devenu difficile de se laisser attendrir » (p. 193), comme s'il s'agissait de rejuger Bernard Faÿ avec soixante ans de recul et non d'analyser un parcours, loin des jugements moraux !
Le problème se situe certainement dans la définition du projet. Quelques phrases ambiguës (p. 194) laissent à penser que le livre trouve son origine dans une recension des deux ouvrages de Malcolm (sur Gertrude Stein) et Goulemot (livre personnel sur son rapport aux bibliothèques), qui aurait amené Antoine Compagnon à creuser son sujet jusqu'à en faire un livre tout entier. C'est sans doute ce qui explique l'étrange manière de reprendre les travaux de Goulemot et de Malcolm pour ensuite les commenter, mais sans toujours toutefois apporter du nouveau. Et quand la question est bien traitée par ailleurs – souvent par Martine Poulain – il passe rapidement afin d'éviter de faire doublon. C'est peut-être cette difficulté à se situer par rapport aux données déjà connues qui rend ce Cas Bernard Faÿ trop impressionniste.
La solution aurait pu résider dans un dépouillement sinon exhaustif du moins extensif des sources primaires. Compagnon n'a pas consulté la riche correspondance de Bernard Faÿ pourtant conservée chez un descendant qu'il a rencontré – et ses séjours dans les archives semblent rapides. Cela ne signifie pas que le livre soit mal informé – Antoine Compagnon a notamment pris la peine de lire une grande partie de l'immense production historique et littéraire de son biographé – mais le recours aux uniques sources imprimées laisse un peu le lecteur sur sa faim. Surtout quand l'auteur avoue que sa documentation est insuffisante pour répondre aux questions qu'il se pose (par exemple p. 103). Mais de manière plus générale, il semble difficile d'affirmer que l'ensemble de la pensée de Faÿ apparaisse dans les articles qu'il donne à nombreux journaux : si la crainte du communisme, le conservatisme, le catholicisme sont bien présents, les contradictions de ses prises de position sont évidentes dans les détails.
Au delà des problèmes de documentation et d'information du livre – on peut bien sûr comme dans tous les ouvrages relever quelques oublis qui auraient gagnés à être pris en compte (la mort de son neveu Dominique dans le sabordage de la flotte française, tué par un obus allemand ; l'amitié avec Gonzague de Reynold, etc.) mais l'auteur maîtrise bien évidemment son sujet – le lecteur sera rétrospectivement plus circonspect quant à la manière qu'a l'auteur de mener son récit.
Antoine Compagnon distille l'information afin qu'elle cadre avec son propos. Comme il présente dans un premier temps Faÿ comme un jeune homme moderne lié aux avant-garde esthétiques de l'Entre-deux-guerres, il se garde bien de nous faire part de certaines informations susceptibles de rendre le tableau plus flou. Ce n'est ainsi que dans le chapitre 7 (p. 131) qu'on apprend que Faÿ écrit dans le journal du comte de Paris dès 1934 ou qu'il est un sympathisant du PPF de Jacques Doriot dès 1936 (p. 159). On s'étonnera que l'auteur se demande dans le chapitre 6 si c'est après la guerre que Faÿ est devenu « fasciste » : Faÿ est catholique, monarchiste, conservateur assurément, maréchaliste et vichyste pendant et même après la Guerre mais certainement pas fasciste . Rien en tout cas dans le propos de Compagnon, ni dans ceux des autres biographes ne permet de penser qu'il l'a été. On pourra également trouver étrange qu'un chapitre tout entier soit consacré à l'amitié qui lie Faÿ à Gertrude Stein, comme si l'on partait du principe qu'il n'est intéressant que par ses fréquentations – voire comme si l'on partait du principe qu'un homme qui a eu de telles responsabilités sous Vichy ne pût avoir d'amies juives.
Dans son épilogue, Antoine Compagnon se demande si la figure de Bernard Faÿ méritait d'y consacrer un livre. Un livre, oui, assurément. On peut douter en revanche qu'un deuxième lui soit rapidement consacré. Un grand éditeur est rassuré par le nom d'Antoine Compagnon, qui possède son public. Il risque d'être en revanche beaucoup plus réticent à publier la thèse ou le livre fouillé que le sujet mérite pourtant. Et cela est bien dommage