Que reste--t-il de la Critique de la raison pure dans la philosophe actuelle?

Que reste-t-il aujourd’hui de la Critique de la raison pure ? se demande Maurizio Ferraris. A le lire, pas grand-chose en vérité tant ce professeur italien semble s’être saisi du marteau de Nietzsche pour écrabouiller les ultimes morceaux du monument "criticiste" ! Pour expéditifs qu’ils puissent sembler, un tel constat et une telle méthode n’entament pas le mérite d’un livre par ailleurs efficace, pédagogique et rafraîchissant. L’ouvrage du philosophe italien constitue, en effet, une très bonne introduction aux enjeux de l’œuvre inaugurale du monument kantien. Goodbye Kant ! remotive notamment la notion de révolution copernicienne, lieu commun commodément utilisé pour résumer la pensée ardue du maître de Koenisberg, mais trop souvent succinctement présenté et, pour cette raison, mal connu. C’est en s’appuyant sur elle que l’auteur peut souligner à la fois l’apport et les limites de la philosophie kantienne. La thèse d’ensemble est limpide : en réduisant le connaissable à ce qui se donne dans l’Espace et le Temps, "la métaphysique devient une province de la physique". Le tort de Kant est d’avoir naturalisé la physique classique dont Newton venait de formuler les premiers énoncés ; autrement dit, il a absolutisé les résultats de la science de son temps en les assimilant à l’expression nécessaire du rapport de l’esprit à un objet extérieur. Sa conception de l’Espace et du Temps est ainsi fortement tributaire de la géométrie euclidienne qu’il considère implicitement comme la seule possible, ce que démentiront les développements ultérieurs de l’histoire des mathématiques. En résumé, contrairement aux enseignements de la méthode expérimentale, Kant a établi une continuité entre l’expérience et la science qui l’a amené à penser celle-là à partir de celle-ci. Si cette initiative permet de trouver une voie moyenne entre l’empirisme sceptique et le rationalisme dogmatique, elle interdit de concevoir une expérience qui ne soit pas, à proprement parler, une connaissance objective. C’est ici que réside le talent de Ferraris : il oppose aux conséquences de la pensée de Kant des exemples simples et vivants, qui sont autant de bâtons de dynamite introduits dans les failles du système monolithique. Il liste les problèmes qui apparaissent quand on met sur le même plan le monde et sa représentation ; leur point commun est de rendre difficile, voire impossible le compte-rendu de l’expérience concrète de la vie perceptive et intellectuelle. Par exemple, prenant acte avec Kant que "notre connaissance porte sur des phénomènes" et que 'le rouge n’est pas dans la rose", Ferraris relance aussi simplement qu’habilement la question de l’objectivité de l’expérience perceptive en constatant que la référence au sujet ne peut, à elle seule, rendre compte de la singularité de ma représentation. "Mais à ce moment-là, où est le rouge ? Dans notre tête ? Et dans ce cas, pourquoi s’agit-il précisément du rouge, et non pas d’une autre couleur ?"


En plus de son éclairante efficacité, l’ouvrage, par le style qu’il adopte, suscite un grand plaisir de lecture. Depuis plusieurs années, les Editions de l’Eclat encouragent une manière de philosopher, jusqu’alors assez rare dans l’histoire académique de la discipline en France, qui n’hésite pas à recourir à l’humour (relevant parfois, il est vrai, de la blague potache) ou à l’exemple littéraire, dont l’effet de désacralisation est bienvenu face à un monument aussi intimidant que la Critique de la raison pure. Ferraris est le représentant par excellence de cette nouvelle manière. Avec lui, le fameux argument des Cent Thalers subit une transformation toute transalpine en devenant celui des spaghettis à la carbonara réels et des spaghettis possibles. Il utilise aussi de drôles d’images, extraites de nouvelles de Borgès, pour nous faire apercevoir ce que nous ne pourrions que difficilement concevoir.


La conclusion de l’ouvrage est aussi ambiguë que son titre. Au terme de l’analyse, il semble ne plus rester grand-chose de la philosophie critique de Kant. L’hommage final de Ferraris ne sonne pourtant pas comme une oraison funèbre. Paraphrasant ce que Moore disait de Platon, il annonce solennellement que la production philosophique moderne peut être assimilée à des notes de bas de page des trois Critiques. La fécondité du kantisme est donc proportionnelle aux critiques dont il a fait l’objet. La valeur indépassable de la notion de sujet fait que "celui qui soutiendrait que quatre-vingt pour cent de la philosophie du vingtième siècle dérive, sinon dans le détail de la philosophie kantienne, du moins de la révolution copernicienne, n’exagérerait certainement pas"
 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.