La psychanalyste Colette Soler relit le dernier Lacan pour réinventer la pratique psychanalytique : un renouvellement politique et éthique.

Le cinéma sur le divan, drôle de séance !
Le cinéma psychanalytique d’Hitchcock nous fait sourire depuis belle lurette. L’éclatante vérité du refoulement dévoilé, le foudroiement de la résolution de l’énigme et le surgissement de l’authentique visage derrière les rôles endossés, véritables protagonistes de la maison du Docteur Edwards ou de l’impossible printemps de Marnie, ressemblent aujourd’hui à de vieilles divas hollywoodiennes fatiguées. Que tout soit encore sexuel, certes. Mais de là à croire aux vieilles lunes de l’interprétation des rêves, des lapsus ou des actes manqués, au sens caché derrière le dit, … Depuis des années, Woody Allen reste le seul à les aligner pendant les hilarantes séances cinématographiques qu’il n’en finit pas d’enchaîner pour notre plaisir.
Quoi faire alors du divan, des analystes et de leurs patients ? Leur conseiller d’arrêter leur cinéma ? Colette Soler répondrait plutôt qu’il s’agit d’une affaire de montage : il faut couper ! En relisant le dernier Lacan, le plus complexe, le plus illisible, d’aucuns diraient même le moins sensé, elle rend hommage à la grandeur et à la cohérence de la pensée du psychanalyste : pensée en mouvement, comme au cinéma, évidemment. Soler montre comment l’analyse permet aux problèmes imaginaires de s’apaiser et laisse surgir sur l’écran de son texte une nouvelle image de la pensée lacanienne. Première certitude de cette clinique lacanienne réinventée, donc, pareils aux réalisateurs sur leur set : "coupez !" Mais à quoi ?    

Gare au réel !
Au sens justement. Le bon sens, le premier, le mieux partagé, que Freud lui-même fuyait déjà et dont on pourrait recouvrir l’inconscient (Hitchcock le premier). Car si l’on s’approche de l’inconscient par le biais des symptômes, ceux-ci s’imposent comme une barrière au sens, ils insistent et résistent envers et contre tout. On aura beau se raisonner ou faire preuve de bonne volonté, le symptôme pointe vers le hors sens : néologisme énigmatique d’une langue réelle qui n’appartient qu’au sujet en analyse. Car, nous apprend Soler avec Lacan, plus que signifiant, l’inconscient est réel.
Et le réel est justement ce qui fait énigme à l’homme, ce qui l’empêche de tout dire correctement, de tout articuler, ce qui résiste au regard de son esprit. Cet inconscient réel se refuse tellement au sens qu’il peut se condenser comme une formule mathématique : Soler écrit l’inconscient réel "ICSR". Cinéphiles, quittez des yeux Tippi Hedren et Ingrid Bergman pour vous plonger dans le regard vide de Monica Vitti dans le Désert Rouge d’Antonioni : vous comprendrez mieux le passage de l’inconscient du signifiant, interprétable, déchiffrable au point d’arrêt de l’ICSR. Ceux qui mastiquent le lexique lacanien comme du pop-corn devant les ombres des salles de cinéma liront le livre de Soler avec délice. Les autres peineront sans doute un peu. Il faut bien reconnaître que, s’il s’agit de tourner le dos à l’inconscient balisé des lapsus décortiqués et des rêves surréalistes, la prose de la psychanalyste ne relève pas du cadavre exquis. Débutants, passez votre chemin : Colette Soler va sur le sien, par saut et par bonds, sans poésie, elle suit le train de la locomotive lacanienne, les rails souples de la rigueur des nœuds borroméens. Reste que le style de Soler ressemble plus à un TGV psychanalytique qu’à une locomotive à vapeur : ça décoiffe et, avouons-le, on se sent parfois un peu vache à la regarder passer. Par ailleurs, rappellerons-nous que psychanalyse et cinéma sont nés ensemble ? Une interprétation des rêves contre une entrée en Gare de La Ciotat : de quoi prendre peur devant l’écran d’un écrit où disparaissent les fameux défilés du signifiant.

La lalangue une Autre hystoire !
En effet, le deuxième point essentiel du travail d’interprétation de Colette Soler dans sa relecture de Lacan consiste en ceci : l’inconscient réel n’est pas celui que prend en charge la linguistique du signifiant. L’ICSR, c’est celui de la jouissance, celui qui coule parallèlement au blabla, à même le corps. On passe donc de l’événement de sens freudo-hitchcockien à une clinique de la jouissance hors sens. Autrement dit, ce qui intéresse l’analyste dans les jérémiades du divan, c’est moins le sens que ce qui s’y refuse et qui, de s’y refuser, vient s’écrire encore et encore sur nos corps. Et cette bande-son là, cette version originale (écrivez V.O. !) de nos symptômes s’exprime non pas dans une langue mais dans ce qu’avec Lacan on appelle la "lalangue".
Qu’es aco ? C’est cette langue première dans laquelle on nous a raconté à tous des histoires et qui forgent notre hystoire ! L’ "y" renvoyant ici, contrairement à ce que voudrait l’usage biologisant des formules chromosomiques, à l’étymologie du sexe féminin : la psychanalyse se refuse à la nature parce qu’elle prête oreille au langage. Non pas au langage universel mais à celui singulier des premiers bruits déconnectés de sens, entendus depuis notre berceau, des premières syllabes qui nous ont façonnées et dans lesquelles plongent les racines de notre angoisse, de nos peurs, de notre mal-être et auquel le lapsus lui-même renvoie également. La lalangue désigne donc le son indépendant du sens mais pas de la satisfaction. La lalangue est ce qui insiste, se répète et se découvre dans le cabinet de l’analyste, ce qui appartient en propre à chaque sujet et qui, à côté des perles de vérité qu’égrène le sujet au cours de ses séances, émerge du ressassement de ses paroles vidées de sens, de son "blabla". La lalangue explique Soler a une fonction essentielle : elle détermine, elle affecte notre jouissance. Donc, d’un côté, l’inconscient du langage, ses déchiffrements symboliques et ses effets de vérité : Freud – Lacan, premier épisode. De l’autre, l’ICSR, sa lalangue et ses effets de jouissance hors sens : Freud – Lacan, le retour, au-delà du principe de plaisir.

Rêve hollywoodien ou réveil psychanalytique ?
Quelles conséquences ? Elles sont nombreuses, on en retiendra deux essentielles pour l’avenir et le devenir de la psychanalyse. D’abord, la mise à plat par lalangue d’un continuum pour les structures psychiques implique des incidences cliniques déterminantes. S’intéresser à lalangue dit Soler, c’est se frayer une voie pour une analyse des analphabètes et nous le sommes tous par rapport à lalangue quelle que soit notre structure : psychotiques, pervers ou névrosés (à partir de là, Soler relit de façon éclairante le travail de Lacan sur la psychose de Joyce). "Analyser, c’est chercher l’analphabète (…) Conduire le sujet jusqu’à son point d’analphabétisme. Et écrivez analphabêtisme avec l’accent circonflexe, pour ne pas oublier que le signifiant est bête, ce qui veut dire hors sens et contingent"   . L’effet de cette absence de clivage, de ce retour à notre universelle bêtise, est éthique : disparition du jugement de l’autre et disparition des grands renfermements pour voir comment la jouissance vient se loger chez chacun.
Soler termine son livre sur une autre conséquence de la prise en compte de l’inconscient réel : la dimension politique de la psychanalyse. Si la psychanalyse n’est pas l’envers du discours capitaliste, si le champ "psy" s’est élargi en même temps que triomphait le règne de la marchandise, si pour l’un comme pour l’autre les idéaux – celui du père, de la famille, de la femme ou de la religion – sont mis à mal, comment faire pour que le discours analytique ne soit pas pur et simple bavardage médiatique ? Soler de rétorquer que la psychanalyse écoute la dissidence du symptôme, la grève du corps, l’objection inconsciente. L’analyse n’a d’oreille que pour ce qui ne rentre pas dans la norme du discours capitaliste, elle ne vise que le point d’exception de chaque sujet vis-à-vis du lien social établi, sa différence absolue. A l’heure de l’individualisme universalisé et forcé, la politique analytique vise donc à renouer avec le cas par cas, avec la singularité de chacun en deçà des injonctions pseudo-désirantes du discours capitaliste.

Grâce à Soler, l’inconscient lacanien, bien loin de cautionner une quelconque machine à rêves hollywoodienne, nous réveille : en deçà de la société du spectacle généralisée se cache une éthique des résistances singulières à inventer.