Anne Bourgain explore les chemins de traverse qui relient Freud à Derrida, afin de saisir les affinités souterraines qui soutiennent leur acte d'écriture.

Chemins de traverse, Passages de Freud à Derrida, ouvrage d’Anne Bourgain, s’introduit dans les textes de Derrida pour en saisir l’inspiration, à la source du mouvement de "déconstruction" voulu et opéré par le philosophe : pour quels motifs Derrida en appelle–t-il (aussi) à la psychanalyse pour fonder son propre discours, aux "marges" de la philosophie elle-même ? Tous les travaux de Derrida sont en effet hantés par la subversion pratiquée par la théorie freudienne - ce qui ne signifie pas pour autant que Derrida "psychanalyse" la philosophie ou la raison – et les psychanalystes, à leur tour, sont traversés par Mallarmé, Nietzsche et par Derrida lui-même.

Anne Bourgain effectue une lecture sporadique qui tend à faire surgir la figure d’un Derrida attentif à la psychanalyse, conscient de la dette qu’il entretient envers Freud. Derrida voulait, semble-t-il, "crever le tympan des philosophes, sans pour autant faire crever la philosophie", afin de les rendre sensibles aux chemins souterrains, traces, écarts, à l’œuvre dans le texte ; condition, d’ailleurs, pour délester la psychanalyse comme la philosophie de l’arsenal métaphysique dont elles se trouveraient encombrées. La question de l’écriture est donc au cœur de la problématique déployée par l’auteur, qui interroge la trace, l’archive, la scène graphématique, communes à Freud et à Derrida : "répondre sans répondre" serait ainsi le geste propre de la philosophie comme de la psychanalyse.

La psychanalyse ne lâche donc pas Derrida qui, de son côté, ne la lâche pas… Qu’est-ce qui fait écrire Freud, demande A. Bourgain. Derrida posait la même question à son propos et au sujet de la littérature en général : pour la psychanalyse freudienne, la pulsion d’écriture - véritable "trompe-la-mort" - enracinée dans la répétition et dans un au-delà du principe de plaisir, laisse finalement le discours en suspens. L’héritage freudien interdit donc de conclure, et la séance continue (…), mettant en jeu un écart : une pulsion ne peut être satisfaite et "nulle écriture ne peut épuiser la mort" (Claude Rabant). Dans un entretien non cité par Anne Bourgain (Sur parole), Derrida soutient que parler à l’autre est une chance assortie d’une menace ; capté par un désir de lucidité et de vérité, le philosophe est pourtant conscient de la dépossession, du dessaisissement qui l’affectent : la trace laissée par le texte, une fois écrit, "ne m’appartient plus". Il faut recommencer le même texte mais différemment, différAmment, dans l’écart infiniment varié à l’origine même. "C’est ça qui fait parler d’abord et c’est ça qui fait écrire : c’est ce qui rend à la fois possible et menace tout ce qui dans l’adresse à autrui se tente" (Ibidem).

De la scène de l’écriture il est encore question, dans le dernier chapitre, dans l’assimilation du texte à un "pharmakon", poison et remède tout ensemble puisque Platon s’immunise grâce à l’écriture contre l’écriture elle-même. Procédure qui revient à  hypostasier la "présence à soi" du discours vivant pour se protéger - défensivement - de la violence de la trace écrite. Est-ce à dire à nouveau que l’acte d’écriture a affaire fondamentalement à la mort ? Du récit L’Instant de ma mort de M. Blanchot, Derrida soutient cependant qu’il renvoie à la vie, à la survie même, i.e au différé. Or survivre "est un concept qui ne se dérive pas. Il y a survie dès qu’il y trace, autrement dit le survivre n’est pas en alternative avec la mort ou le vivre, c’est autre chose" (Sur parole).

En s’appuyant sur l’introduction à l’œuvre de Jacques Derrida réalisée par Marc Goldschmit, il est loisible de spécifier les rapports entre philosophie et psychanalyse, littérature et philosophie ; où l’on voit que Derrida accepte de se laisser "contaminer" par la psychanalyse et par la littérature, la première pratiquant une déconstruction limitée mais "déstabilisante", et la seconde portant la philosophie hors de ses frontières et de sa volonté d’hégémonie (dans sa prétention à fonder les autres disciplines), voire de maîtrise. L’écriture littéraire, à l’instar de la carte postale, peut être frappée d’ "adestination" et constitue pour la philosophie "une provocation à penser".

Cette provocation à penser, si problématique, si difficile à obtenir, ne semble pas être l’apanage du livre d’Anne Bourgain.  Aussi décidé qu’il soit à suivre l’auteur dans les arcanes de la philosophie derridienne, le lecteur se perd dans des considérations qui mêlent  allusions lapidaires à certains philosophes (Nietzsche est malmené, Husserl coupé de sa quintessence phénoménologique, et Heidegger simplifié) et associations d’idées, qui, si elles se légitiment pleinement dans la situation analytique, s’exposent à se convertir en remarques désordonnées, voire en tentatives et tentations de "psychanalyser" le théoricien, l’écrivain ou le poète évoqué et/ou invoqué. Rien de très limpide, par conséquent, et peu de trace interprétable de la trace, de raisonnement susceptible d’armer comme de désarmer le lecteur face à une œuvre effectivement complexe et déroutante, mais un pointillisme excessif qui nous leurre finalement sur la représentation que l’on pourrait forger du "cheminement" de Derrida