La biographie de Freud écrite par Gérard Huber propose une analyse exhaustive des interactions de la production intellectuelle de l’inventeur de la psychanalyse avec sa vie intime.

Un ouvrage ambitieux
L’ouvrage proposé par Gérard Huber est ambitieux par l’ampleur de l’étude menée. Ce travail est le fruit d’une enquête précise effectuée à partir de sources d’archives exploitées de cette manière là pour la première fois. L’objectif est de proposer au lecteur une interprétation du cheminement intellectuel de Freud en partant non seulement de son œuvre, mais aussi de tous les matériaux pouvant témoigner de la vie de Freud : vie familiale, amoureuse, intellectuelle, amicale, sociale, et professionnelle. Un des objectifs de ce livre est aussi d’en finir avec un portrait idéalisé ou masqué de Sigmund Freud. On peut donc trouver dans ce projet d’écriture sur la vie de Freud un déchiffrage de son "bloc-note magique". Belle destinée d’un concept élaboré par Freud !

La lecture de cette somme requiert une certaine minutie du fait d’une écriture serrée, qui conjoint en un seul projet des citations, des descriptions, ainsi qu’une analyse historique et psycho-biographique des matériaux ainsi regroupés. Ce n’est donc pas un roman, ni un essai : il s’agit d’un authentique ouvrage scientifique proposant la dissection d’un génie. S’il n’est pas aisé d’entrer dans l’écriture dans les premiers développements, le projet au fil des pages prend le lecteur par la curiosité et l’intérêt, pour finalement le projeter dans le génie de Freud. Un eurêka se dessine en conclusion : l’auteur réussit à faire comprendre les éléments d’une trouvaille, l’inconscient, mais aussi la pré-science de Freud vis-à-vis de notre contemporanéité. Alors où allait s’épuiser dans la deuxième guerre mondiale « le monde d’hier », pour reprendre le titre de l’ouvrage écrit par Stefan Zweig en 1937, Freud invente le clefs de décryptage de ce qui nous meut, individuellement mais aussi en groupe. C’est en 1939 en exil à Londres qu’il meurt, sans savoir qu’il allait perdre une partie de sa famille dans les camps de concentration, avec cette intuition de la portée mortifère des pulsions autodestructrices des individus.

De Sigismund à Sigmund
Les deux premières parties de l’ouvrage portent sur la jeunesse de Freud, sur une période correspondant à la deuxième partie du XIX° siècle.

C’est un petit garçon qui sort de l’ordinaire que nous découvrons alors : un enfant qui note ses rêves. Pas banal quand même ! C’est d’ailleurs un rêve de son enfance qu’il utilise dans son ouvrage "l’interprétation des rêves", même s’il s’agit là du seul rêve d’enfance qu’il racontera dans son œuvre . 

C’est un enfant marqué par sa judéité : dans une lettre de jeunesse écrite à sa fiancée Martha, il dit qu’être juif et joyeux sont une seule et même chose. C’est là un signifiant important pour Freud (Freude en allemand signifie la joie). C’est un enfant également imprégné par l’antisémitisme de Vienne, et qui a manifestement laissé des traces durables en lui. Il est marqué par l’enseignement biblique que lui prodigue son père Jakob, qui s’est lui-même rapproché du mouvement alors en expansion, le judaïsme réformé  . Freud s’inscrit dans une filiation avec la Kabbale, le hassidisme et la Haskala. Alors que son père lui offre une Bible illustrée qu’il lira avec son fils dans une perspective d’initiation au texte, Freud connaît pendant cette période de sa vie des émois. Un épisode d’exhibition réprimée par son père constitue alors une expérience déterminante : une blessure qu’il gèrera par la connaissance, l’humour et l’ironie et qui suscite sa soif de savoir.

On découvre par la suite un Freud grand lecteur éclectique : Shakespeare, Adolphe Thiers, les mythes grecs, Darwin. Gérard Huber démontre comment devenant un brillant élève, Freud s’est forgé un caractère d’homme de culture et de science en nourrissant de lectures son ambivalence vis-à-vis des figures masculines d’attachement, qu’il s’agisse de son père ou de son oncle. Devenir penseur et écrivain sera pour Freud une façon de rompre avec la manière que son père a de vivre son destin.

Entré à l’université, comprendre l’énigme féminine occupe son esprit. Il commence à se passionner pour les chemins qui mènent vers l’âme après avoir étudié la sexualité des anguilles ! Rapide raccourci d’un itinéraire intellectuel qui le mène de la zoologie à la physiologie pour arriver finalement à la philosophie. La découverte de Nietzsche s’avère déterminante et notamment la question du destin et l’aspiration à la noblesse, cette aptitude de l’âme à toujours habiter dans une hauteur radieuse. Entre science, médecine et philosophie, il essaie d’accéder à la compréhension de choses de l’âme.

Les années Freud
Doute et neurasthénie habitent aussi Freud, qui organise une vie de praticien de ville, aux côtés de sa femme Martha qui donne naissance à des enfants. Ils se détachent des pratiques anciennes d’un judaïsme qu’il juge obsolète.  Il souhaite venir à bout de la neurasthénie dont il se pense atteint, objectif qu’il juge indispensable à sa lucidité professionnelle. Il s’intéresse progressivement aux questions posées par la sexualité et à la façon de les intégrer dans le paradigme scientifique. C’est en explorant l’hypnose qu’il trouve des premières pistes de compréhension de l’hystérie. Nous découvrons alors les balbutiements des recherches de Freud, ses tâtonnements, sa façon d’utiliser sa femme Martha comme premier sujet d’expérimentation, son "coup de foudre" pour Fliess, ses errements cliniques et thérapeutiques.

Progressivement s’impose à lui l’idée de traiter l’âme par l’âme : la référence à la Grèce antique lui fait élire le terme de psyché. Il s’agit d’explorer la catharsis thérapeutique, en lien avec la notion de tragique. En travaillant sur les données relatives à la tragédie grecques et les données bibliques, Freud élabore sa pensée d’après le rôle thérapeutique du rêve. Il élabore également sa réflexion sur l’inscription symbolique, ce qui a peut-être influencé sa façon de se positionner lui-même à l’origine d’une nouvelle discipline.

Il serait impossible de retracer ici les mines d’informations que recèle cet ouvrage sur la construction minutieuse d’un nouveau savoir. Il y transparaît une étonnante proximité des médecins avec les familles des patients, un lien très étroit entre la clinique de Freud et ses questions personnelles – abstinence sexuelle et toxicomanie -, une proximité tout aussi passionnante avec les mouvements politiques de l’époque, et notamment ses liens avec Viktor Adler, fondateur du parti social-démocrate autrichien.

Nous pouvons être également extrêmement intéressés par tous les développements concernant les balbutiements d’une psychanalyse pour enfants : la réflexion autour de la sexualité infantile est novatrice, ainsi que son étude directe des sentiments incestueux, enfin le lien qu’il établit entre ces sentiments et la définition du sacré. Son souhait d’établir une cartographie des nouvelles régions psychiques relève du projet archéologique dans lequel s’enchâsse la construction de la psychanalyse d’enfant. Il développe sa pensée relative à la scène originaire : chaque être humain est confronté au mystère de sa naissance.

Freud fait école
Il ouvre sa "société psychologique des mercredis" à diverses personnalités parfois non médecins : comme le musicologue Max Graf. Ce groupe constitue sa seconde famille, au sein de laquelle l’innovation est permise. L’art fait partie des préoccupations du groupe comme en témoigne la venue de Hugo Heller qui est un proche de Schönberg, Rilke, Hofmannsthal, Thomas Mann, Heinrich Mann. Freud veut réécrire le rapport à la création en projetant dessus un regard clinique. Pour Gérard Huber, Freud prolonge l’intuition de Shakespeare selon lequel le monde entier est un théâtre.

Pourtant, si Freud fait école, cela pose également le problème d’avoir des élèves, des prétendants à la succession. Les alliances, les dissensions fleurissent autour de points d’accroche théorique, avec Rank, Jung, Abraham, Ferenzci…

Dans son évolution, Freud de faire une synthèse entre le savant et le poète tout en récusant la pente mystique de Jung. Pourtant, les joutes avec ce dernier le conduisent à infléchir sa position selon laquelle il n’y aurait que de la sexualité infantile dans l’inconscient. Il y existe aussi de l’homme sauvage… Ses débats avec Lou-Andréa Salomé lui facilitent cette adhésion. Est-ce cette partie animale des hommes qui se déchaîne en 1914 et qui marque fortement Sigmund Freud ? Il conçoit dans ce contexte la pulsion de mort. De l’infantile chez l’être humain il se déplace alors vers la psychologie des masses pour en élucider la structure libidinale.

Freud in-fini
La fin de vie de Freud lui fait craindre la possibilité d’une disparition de la discipline qu’il a créée ; il essaie de donner une consistance à l’importance de la psychanalyse didactique. Le Freud qui transmet est également un penseur qui s’interroge sur la pédagogie, une des applications majeures de la psychanalyse.
Il poursuit ses interrogations spirituelles notamment grâce à ses correspondances avec Romain Rolland qui le conduisent à s’interroger sur le sentiment religieux. Ses réflexions sociales l’amènent à conclure que le destin de l’humanité est suspendu à sa lutte entre la pulsion de vie et la pulsion de mort (qui se manifeste par la barbarie et les pulsions d’auto anéantissement). Il met ainsi au jour une pathologie du suicide qui vise l’existence collective, et semble banaliser Hitler.
Avant de mourir, il écrit à la princesse Marie qu’être immortel, c’est être aimé par une multitude d’anonymes. Il nous donne ainsi le signifiant de la fin !


Un voyage dans une région sublime
Ce projet psychobiographique correspond à une veine très actuelle de la compréhension des œuvres. On peut trouver d’ailleurs dans la même collection "Biographies" des éditions le Bord de l’eau trois autres ouvrages relatifs à Elie Wiesel, à Simone de Beauvoir et à Sartre. Il est désormais courant, ainsi qu’a pu le décrire le philosophe Michel Onfray dans ses enseignements dans le cadre de l’université populaire de Caen, de compléter l’étude d’une œuvre philosophique par une attention portée à son auteur afin d’en saisir plus finement les enjeux de la facture ; facture étant entendue comme le signe de l’œuvre, mais aussi dans une perspective comptable, et donc de la dette, dans une circulation don/dette/contre-don intergénérationnelle et sociale dans laquelle l’auteur est pris. Cela peut être également rapproché du travail que mène Vincent de Gaulejac à l’Université Paris VII Diderot, au sein du laboratoire sur le changement social, concernant l’itinéraire des personnalités du monde des sciences sociales : son objectif est de comprendre les liens entre histoire personnelle, familiale et sociale et leur façon d’être chercheur, leurs options théoriques et méthodologiques. Cette façon de chercher à comprendre les ressorts de la création est sensible également au cinéma, où le succès des biopics témoigne de la faveur d’un public curieux du talent : pourquoi Chanel ? Pourquoi Piaf ? Pourquoi Marilyn ?

Ainsi, cet ouvrage nous fait réfléchir aux multiples niveaux du roman familial : la présentation du roman familial de Freud croise celui de l’auteur et celui du lecteur.  N’y a-t-il pas aussi, derrière ce projet scientifique de compréhension de "l’autre-créateur" une forme d’avatar du transfert : qu’est-ce qui fait que cette personne m’éclaire ? Qu’est-ce qui fait que ce que cette personne m’est utile ? Aller décrypter sa vie par le menu - de l’œuvre et du quotidien - c’est aussi une forme originale d’acte d’amour qui n’est pas loin de faire penser aux fantasmes d’anthropophagie qui seraient ici sublimés par la lettre et le texte. Psychanalytiquement, le désir de faire la dissection du génie de Freud, c’est un fabuleux destin de la théorie des pulsions et de la sublimation. Nous pouvons dès lors proposer l’idée qu’il y a ici du sublime, au sens où G. Huber nous permet très exactement de voyager mentalement dans des régions sublimes.

Pourtant, l’auteur nous met en garde : "pour entrer dans cette biographie, il convient non seulement de renoncer à la fantaisie d’un Freud immortel, mais de quitter le Freud que l’on a constitué en fantaisie". En effet, mais n’y a-t-il pas là un paradoxe : cet ouvrage ne contribue-t-il pas à l’immortalisation de Freud, et donc à son aura ?