Un essai de rupture, qui donne une idée de ce que devrait être désormais une authentique réflexion historique et sociologique sur la psychanalyse.

Le livre extrêmement stimulant de Lydia Marinelli   et d'Andreas Mayer présente pour le public français un intérêt remarquable: l'initier à ce à quoi ressemble la recherche freudienne de haut niveau, quand elle n'est pas conçue par des psychanalystes pour des psychanalystes, qu'elle ne poursuit aucun but apologétique ou polémique particulier, mais qu'elle relève de l'histoire et de la sociologie des sciences ordinaires. L'étude dépassionnée du corpus freudien reste en effet, à quelques exceptions près, dans l'enfance. Le milieu de naissance de la psychanalyse, les archives disponibles, les contextes nationaux et internationaux de sa diffusion, de sa réception, de son développement et éventuellement de son déclin, commencent à peine à être suffisamment connus — si du moins on compare la psychanalyse à d'autres mouvements d'idées majeurs au 20ème siècle. Mais quand à appliquer à Freud et à son héritage les méthodes d'analyse sophistiquées de l'histoire des textes ou de la sociologie actuelles des sciences, des professions, ou encore de la médecine, il  n'y faut pas compter.

L’affaire frise le ridicule, surtout quand on la met en regard du cancer des biographies tous azimuts et des dictionnaires de notions qui ronge la réflexion historico-épistémologique, et qui masque l’indigence de toute véritable synthèse   . Et pourtant, le moins qu’on puisse dire, c’est que le travail de Mayer et Marinelli a été accueilli fort fraîchement par tous ceux qui, telle Ilse Grubrich-Simitis, pensent encore qu’il faut rendre hommage à "l’unique auteur Freud", autrement dit à la pureté toute imaginaire de "la" psychanalyse, et qui tiennent en somme que les moyens réels, historiques et sociaux de la pénétration de la Traumdeutung dans la culture et la psychologie du 20ème siècle ne font que brouiller sa compréhension   .

Or, examiner en détail ces moyens-là, voilà ce qui fait la valeur exemplaire de Rêver avec Freud. Son sous-titre, "L'histoire collective de L'Interprétation du rêve", souligne à quel point non seulement l'histoire matérielle du fameux ouvrage fondateur de la psychanalyse n'a jamais été entreprise, au point qu'on ne dispose tout simplement toujours pas en 2009 d'une édition critique satisfaisante; mais aussi que l'étude sociologique de la production ou mieux de la co-production du livre dans ses multiples versions n'a pas non plus été tentée. Et comme argumentent avec force Marinelli et Mayer, ceci explique cela. Car, tandis qu'avec la tombée dans le domaine public de l'œuvre de Freud, 70 ans après sa mort, toutes sortes de traductions se préparent en France comme à l'étranger, personne ne semble se soucier du fait que le livre des rêves, le "Traumbuch" dont parlait Freud   , n'a cessé de se transformer au fil de ses trois ou quatre premières rééditions, qu'il fut considéré par Freud comme un livre co-écrit avec Otto Rank, qu'il porte à plus d'un endroit les traces visibles des effets qu'il produisit sur ses premiers lecteurs (notamment, l'apparition de rêveurs informés du sens freudien de leurs rêves, et qui s'en défendent), avant de redevenir, une fois Otto Rank éliminé des éditions finales, et toutes les contributions remarquables des proches du mouvement analytique naissant, comme Silberer, réduits à des annexes marginales, une sorte de contenu dogmatique déshistorisé: un "document historique", pour citer le mot paradoxal de Freud, puisqu'il voulait signifier par là que rien ne pouvait être valablement changé aux prémisses de la psychanalyse déduites de la doctrine originale du rêve.

Toutefois, L'interprétation du rêve aura aussi servi pendant les vingt premières années de son existence éditoriale de manuel de formation pour des psychanalystes qui ne pouvaient bien sûr pas tous apprendre de Freud lui-même les principes de la technique nouvelle et de la théorie qui la sous-tendait. Il aura ensuite, dans une seconde phase, servi de lieu de ralliement pour l'élaboration collective d'un vaste dictionnaire des symboles oniriques (sexuels), qui fédéra les efforts de tous les membres de l'Internationale psychoanalytische Vereinigung. S’il y a eu, ainsi, un "mouvement psychanalytique", c’est pour une part essentielle à cause de ce travail collaboratif, dont Mayer et Marinelli, excusez du peu, décrivent pour la première fois les tenants et les aboutissants. Il ressort de leurs descriptions un tableau très différent de celui auquel nous avons été habitués, qui tentait de réduire et surtout de personnaliser les conflits internes au mouvement psychanalytique naissant, en idéalisant toujours une orthodoxie contre des déviants ridiculisés (Rank, Stekel, Adler, etc.), ou en inventant des combats de titans, Freud et Jung, par exemple, dépourvus de contexte sociologique et scientifique. Et c’est dans les années 1920 seulement que la Traumdeutung, croulante sous tant de révisions et d’ajouts, se changera, d’espace ouvert de travail, celui de l'invention collective de la psychanalyse, en un canon doctrinal fermé. Mayer et Marinelli remarquent alors fort justement que dès le moment où les ultimes éditions furent reproduites en planches stéréotypées, le permanent réaménagement du texte devint techniquement impossible : c’est donc ailleurs, dans d’autres textes, que se poursuivit la théorisation freudienne du rêve.

Mais du coup, une fois le texte typographiquement figé, c’est son interprétation, et non plus sa co-production, qui commença à faire et qui fait encore l'objet de polémiques entre freudiens. Les enjeux se sont ainsi progressivement déplacés, remarquent les auteurs, de la co-production de la théorie à des fins universalisantes, par un milieu scientifique ou aspirant à l’être, et en tout cas vivant et créatif, vers des enjeux de pure traduction (La Traumdeutung est-elle même traductible ?) et donc, finalement, de transmission orthodoxe de la "vérité" freudienne sur le texte lui-même, et non plus sur les objets dont parle ce texte. Ce qui s’est perdu là ? Mais "une des aventures les plus conviviales", suggèrent Mayer et Marinelli, ce que fut bien longtemps, on l’oublie, la psychanalyse   .

Je ne sais d’ailleurs pas si c’est un diagnostic sur l’état actuel du débat psychanalytique que portent là Mayer et Marinelli, mais il est assurément difficile au lecteur contemporain d’échapper à la consternation devant ces arguties dérisoires sur le point de savoir si tel ou tel mot viennois est correctement traduit dans Freud, tandis que l’examen de la valeur conceptuelle des termes de Freud et la prétention de ses arguments à la vérité est totalement sacrifié à de petits amusements pour philologues. Car, quoi qu’on fasse, un mot n’est pas un concept, et réciproquement. Seulement, pour soulever une hypothèse épistémologique de ce genre, indispensable à toute réflexion, et bien sûr à toute évolution raisonnée de la psychanalyse, il faudrait renoncer à fétichiser un livre dont la genèse littérale et les enjeux théoriques comme pratiques, si variables d’édition en édition, n’avaient simplement jamais interrogés.

Les huit versions successives de la Traumdeutung n'ont en tout cas jamais permis, ni en allemand ni dans aucune des grandes traductions disponibles, de restituer ce mouvement éditorial, institutionnel, et finalement intellectuel. Même la Studienausgabe, éditée par Alexander Mitscherlich au début des années 1970, est extrêmement loin du compte. Ce qui n'empêche personne, notent Mayer et Marinelli, de prétendre fournir des arguments exégétiques ou historiques en faveur de son interprétation du livre, et du plus ou moins grand degré de déviance de ses adversaires dans les polémiques pour ou contre Freud. Le lecteur français, qui peut se reporter à deux traductions du maître-livre de Freud, sursautera devant les conséquences radicales de ce défaut d'édition critique: le traducteur français de Marinelli et Mayer n'a jamais pu se servir des versions françaises existantes pour illustrer en français les principaux points de la démonstration des deux chercheurs autrichiens! Tout ou presque a dû être retraduit, et il n'est même pas possible de donner des correspondances page à page avec les éditions disponibles en français, tellement les déplacements de paragraphes, les segments de phrases ajoutées ou manquantes, les notes de bas de page et les changements majeurs de l'architecture du livre défient les expédients ordinairement utilisés, comme l’inclusion de dates entre crochets pour différencier les versions du livre...

Marinelli et Mayer livrent enfin dans leur bref ouvrage des sources nouvelles, qui justifient leur projet critique. Ils traduisent ainsi pour la première fois en français les sections rédigées par Rank et supprimées en 1930. Ces passages, regroupés sous le titre "Rêve et création poétique" sont fort beaux. Ils donnent une idée précise de cette orientation moins naturaliste et plus culturelle que l’épistémè freudienne aurait pu prendre précocement, et qu’elle n’a finalement retrouvée qu’à la faveur de l’effondrement final de ses ambitions médicales. Mayer et Marinelli livrent également, à partir des archives de la bibliothèque du Congrès, des lettres de Bleuler à Freud qui éclairent d'un jour intéressant ce en quoi consistait la pratique de l'interprétation psychanalytique des rêves sur la base de la première édition, soit entre 1900 et 1907. Trois lettres du Suisse Maeder, rédigées entre 1911 et 1912 jettent un jour contrasté sur l'usage de cette technique à un moment décisif de l'histoire du jeune mouvement psychanalytique, avant la rupture avec Jung, et sur la base d'une autre édition du livre (la seconde, où Freud, comme on sait, dit explicitement qu’écrire la Traumdeutung fut une réaction à la mort de son père). Enfin, on se délectera la parodie de "Traumbuch" que son frère Alexander, si souvent cité par Freud dans son ouvrage et protagoniste de tant de rêves essentiels, confectionna sans doute pour le jour de l'an 1900. Fort drôle, cet inédit montre aussi quelque chose de méconnu, et sur quoi Mayer a plus d'une fois insisté dans ses nombreux articles sur le sujet: interpréter ses rêves était non seulement une activité "sociale" très répandue parmi les médecins et les psychologues, mais aussi bien dans la bourgeoisie cultivée. A cet égard, la charge de scandale de la Traumdeutung est nulle, et le public ne pouvait qu’être bien disposé à son égard.

Rêver avec Freud fait donc partie de ces essais de rupture, dont on ne peut qu’appeler la multiplication dans le champ des études freudiennes. Et cela, pour deux raisons. D’abord, la richesse considérable de ses analyses, leur grand pouvoir éclairant sur des détails obscurs de la Traumdeutung comme des réactions spécifiques de ses premiers lecteurs. Mais ensuite aussi, du fait de la possibilité de transporter les mêmes questionnements sociologiques sur d’autres phases et d’autres textes de la psychanalyse (un lecteur français, ainsi, devant plusieurs détails savoureux, se demandera si l’on parle là de la Traumdeutung, ou du Séminaire de Lacan), avec l’impressionnant talent des deux chercheurs autrichiens pour ne jamais s’affranchir d’une posture rigoureusement descriptive devant des objets si polémiques.

Je signalerai juste à cet égard quelques thèmes qui m’ont semblé modifier profondément la perception naïve, pré-critique, que j’avais auparavant de ce livre fascinant, mais sans préjuger de ce qu’un autre lecteur y découvrira. Il en va ainsi de la tension si palpable qui traverse la Traumdeutung entre la dénonciation de toute "clé des songes", autrement dit, de tout code secret pour le déchiffrement des rêves qui ne soit pas déduit des associations particulières du rêveur, et, quelques chapitres plus loin, après ces déclarations si nouvelles, l’accumulation d’explications "symboliques" impersonnelles, mais cependant toutes sexuelles, qui invente au fond une nouvelle "clé des songes", mais psychanalytique. Mayer et Marinelli montrent à la perfection que ce qui apparaît comme une contradiction formelle au sein du projet rationnel du livre est en réalité une nécessité du point de vue de la constitution du milieu scientifique des premiers psychanalystes. Il leur fallait bien, effet, faire science, et donc, par delà la méthode auto-analytique et l’objet même de la première Traumdeutung, celle de 1900, et qui était cette même auto-analyse, atteindre à une sorte d’universalité. La symbolique leur en offrait le moyen. Elle devint même, dans les échanges entre premiers psychanalystes un moyen de tempérer le subjectivisme débridé d’un Stekel, et donc, de normer les interprétations acceptables en leur rendant plus objectives, par référence, notamment, à la mythologie et au folklore. Et clairement, la synthèse devait prendre le pas sur l’analyse   . Mais plus on avançait dans cette direction, plus il fallait réduire la méthode d’exploration liée à la personne de Freud à un témoignage exemplaire, voire à un exploit indépassable, pour que la réduire ne soit pas non plus la rabaisser. En somme, à l’abri de cette contradiction flagrante, il est devenu de plus en plus difficile de s’auto-analyser à l’exemple de Freud (ce que tentait encore Bleuler de façon critique, mais aussi très imaginative et souvent perplexe, dans les lettres données en annexe) ; on ne pouvait plus que s’auto-analyser à l’image de Freud, dans l’inquiétude de ne pas retrouver mot pour mot dans ses propres expériences le contenu exact de la sienne. On a dans ce processus la source de la "pathologisation des adversaires"   qui allait devenir un mode de régulation de l’orthodoxie dans le mouvement psychanalytique. Mais Marinelli et Mayer suivent ce processus de façon si précise, en décortiquant si finement les enjeux des polémiques internes à la "jeune science, comme disait Freud, quand elle atteint le stade d’une "science des périodiques spécialisés"   et qu’elle tente de jouer sur deux tableaux (le Jahrbuch pour la psychanalyse "scientifique", le Zentralblatt pour la psychanalyse "populaire"), qu’on ressort finalement tout à fait convaincu du primat des causes sociologiques sur les causes logiques ou strictement internes des contradictions manifestes de la Traumdeutung.

Il y a encore quantité de belles pages sur la Darstellbarkeit du rêve ("la prise en compte de la figurabilité", disait Lacan), un sujet qui semble avoir fasciné les premiers disciples de Freud, sur la place de Silberer et de ses curieuses expériences hypnagogiques   , et sur le goût de Ferenczi pour les bandes dessinées. Il y en a d’autres encore, un peu cursives, hélas, sur le problème des traductions de l’intraduisible Traumdeutung. Espérons, sur le second point au moins, que Mayer les approfondira. Car il identifie avec justesse ce point d’inflexion où, pour le dire crûment, la clinique de la subjectivité rêvante eût exigé que les traducteurs utilisent leurs propres songes et leur propre langue pour traduire poétiquement Freud, mais où, au contraire, pour défendre l’établissement d’une corporation professionnelle garante solide d’une science universalisable, Jones, entre autres, imposa une transposition littérale de l’original, au service de la forme et non du contenu dangereusement contingent de l’expérience   .

Le parti pris avoué de Marinelli et Mayer est donc de traiter la psychanalyse comme une "formation discursive", et la Traumdeutung comme un instrument de médiation au contenu et à la signification constamment négociée par le milieu émergent des psychanalystes, à mesure que leur cerce s’élargissait de plus en plus loin du premier cercle des disciples de Freud   . Incontestablement, ce parti pris permet de mettre le doigt sur des singularités matérielles du texte dont une approche plus philosophique ou immanente du livre ne pouvait pas tenir compte (comme les effets typographiques, l’usage des caractères gras, notamment, dont les auteurs livrent une analyse exemplaire   ). Il n’en reste pas moins que le choix pour la littéralité d’un tel discours, poursuivi jusque dans le détail physique des éditions, aboutit, si je puis ici faire une réserve, à minorer excessivement les inférences que les lecteurs pouvaient  et peuvent toujours faire par eux-mêmes, à partir du texte. Or ces inférences, qui sont tout simplement le contenu de ce qu’ils en comprennent, elles, ne s’écrivent pas : c’est ce qu’on déduit et projette en continu en lisant de façon réflexive, et qui résout tendanciellement, jusqu’à un certain point du moins, les contradictions ou les équivoques. De ce point de vue, Marinelli et Mayer jugent si indépassables les analyses de John Forrester, qu’ils affirment avec un peu trop de force que le "rêve œdipien" n’est devenu que très lentement le rêve psychanalytique-type, et qu’on suit la progression de ce motif d’éditions en éditions, ou encore, que le "désirer-contre" (gegenwillen) s’est élaboré grâce aux patients qui rêvaient des rêves destinés à démentir la théorie de Freud, dont ils entendaient parler de façon courante dans leurs rencontres mondaines, hors-divan. Mais ce sont là des affirmations peu sûres. De fait, Freud écrit de plus en plus sur les rêves œdipiens, et leur donne une place de plus centrale dans son texte, où ils finissent par donner bien plus que la clé des rêves de mort des personnes chères : la clé ultime de toute névrose. Un lecteur attentif, et Freud sans doute plus que nous, ne s’y trompera cependant pas. L’avoir écrit est une chose, mais l’avoir pensé, dans l’économie globale d’un argument très serré, c’en est une autre. Et l’on peut tout à fait soutenir que la logique interne de la Traumdeutung faisait une place centrale à l’Œdipe avant qu’on ne lui confère textuellement sa fonction organisatrice ultime. Mais il est exact qu’on ne crédite pas assez Freud du genre de talent philosophique dans la construction psychologique qui est pourtant le sien, et qui fait que le soudain dégagement de l’Œdipe est tout sauf une surprise pour qui le lit en y faisant attention. Il en va de même du "désirer-contre" : son concept, sinon tous ses usages littéraux, est une telle constante de la pensée de Freud depuis ses idées sur l’hypnose des années 1890, qu’il est assez hasardeux d’en guetter l’apparition progressive dans la théorie du rêve et dans ses mésaventures avec les patients non-convaincus. Pour des raisons logiques internes, encore une fois, Freud disposait de tout ce qu’il fallait pour comprendre les rêves rêvés "contre" sa théorie du rêve-désir, et cela, bien avant que ses patients se contre-suggestionnent tous seuls.

Un essai si riche, dont le ton tranche à ce point sur la production ordinaire concernant la psychanalyse, devrait inciter à se reporter aux autres travaux de leurs auteurs, ou aux collectifs remarquables qu’ils ont dirigés. Espérons ainsi qu’on pourra un jour lire en français leur Lesbarkeit der Traüme   .