Le Dr Thierry Vincent explore pour nous les traits d'esquisse, tracés par Freud et ses disciples, ayant permis de dessiner une approche psychanalytique de la psychose.

Le psychiatre et psychanalyste Thierry Vincent nous propose un ouvrage audacieux, réédité cette année (première édition en 1995), sur l'abord de la psychose dans la psychanalyse, discipline nouvellement élaborée par Freud et ses disciples.

Thierry Vincent décrit tout d'abord l'appréhension de la psychose, tant dans la théorie et la nosologie que dans la clinique, par la psychiatrie européenne de la fin du XIXème siècle à la moitié du XXème. Il choisit, pour cela, Charcot, Kraepelin, Bleuler, Janet, Ey et Clérambault. Cette première partie permet de préciser dans quel contexte émerge la pensée freudienne au sein de la psychiatrie de l'époque.

Une fois placé dans ce contexte historique, l'auteur expose les éléments théoriques développés par Freud sur la psychose au fur et à mesure qu'il construit ses modèles psychanalytiques. Si la réflexion de Freud débute avec l'hystérie, il aborde rapidement la psychose. Dès la fin du XIXème siècle, la paranoïa prend place parmi les psychonévroses de défense avec son mécanisme défensif de projection. Mais  la théorie libidinale dans la paranoïa finit par être distinguée de celle des autres névroses et apparaît l'idée d'un auto-érotisme.

Suite aux concepts qu'il élabore sur le rêve et l'interprétation, Freud voit dans le délire une continuité de ce qu'il a étudié dans les névroses. Il compare rêve et délire comme provenant d'une même source : le refoulé. Le délire n'est plus une défense mais un combat contre des représentations insupportables. La question thérapeutique émerge : comment dès lors sortir du délire, comment le transfert peut-il s'opérer, car il requiert du thérapeute la possibilité d'être objet de la libido?
C'est finalement hors de la rencontre avec le patient, que Freud poursuit son travail sur la psychose, avec son essai sur le cas Schreber, basé uniquement sur les écrits de ce dernier. De ce cas, naît une description de l'ontogenèse et du mécanisme de la paranoïa qui nourrira la description de la psychose dans son ensemble. Dans la psychose, la libido est anobjectale. Elle régresse à des stades de développement antérieurs à ceux des névroses (celui de la démence précoce précédant celui de la paranoïa). La paranoïa se caractérise par un repli libidinal sur soi et le fantasme homosexuel d'origine narcissique. Le délire est une tentative de guérison, un moyen de lutter contre le retour du refoulé et de survire au retrait objectal.

Le développement du concept de narcissisme avec l'apparition des pulsions du moi, voit se confirmer la distinction entre les névroses dites de transfert (hystérie et névrose obsessionnelle) et névroses narcissiques (paranoïa et démence précoce). Les premières utilisent des substituts érotiques investis comme tels et ont refoulé la représentation de mot attachée à l'objet. Les secondes multiplient les substituts à un objet et ont aboli l'objet pour lui substituer le mot. Ces réflexions se poursuivent avec la définition du narcissisme primaire et d'idéal du moi qui a un rôle de conscience morale. La régression libidinale de la psychose est caractérisée par un processus de narcissisme secondaire qui vient dévoiler ce moi idéal comme un double implacable. Ce processus se manifeste par les mécanismes hallucinatoires de voix qui commentent à la troisième personne.
La théorie du narcissisme est également suivie du célèbre texte Deuil et Mélancolie. La mélancolie est expliquée par un retrait de la libido sur le moi en même tant qu'une identification s'opère avec l'objet incorporé. Le moi est écrasé par l'objet et subit sa propre colère, marque de l'ambivalence des relations d'amour envers l'objet.

Avec la création de la deuxième topique (moi/surmoi/ça) et les discussions sur le déni de la réalité dans la psychose, Freud procède à un remaniement nosographique, distinguant névroses de transfert (conflit moi/ça), névrose narcissique correspondant à la mélancolie (conflit moi/surmoi) et psychose (conflit moi/monde extérieur). Néanmoins dans la psychose, le moi ne se détache pas complètement de la réalité, ce que Freud explique par un processus de clivage du moi.
Ainsi la conception de la psychose dans la théorie psychanalytique freudienne s'appuie surtout sur les concepts issus de l'étude des pathologies névrotiques. En retour, elle aura toujours interrogé les limites de ces théories pour participer de leur évolution. La psychose a ceci de particulier que la psychanalyse de Freud ne peut l'appréhender que dans la théorie, perdant alors sa dimension thérapeutique ; une perte que Freud ne se résout pas à accepter, malgré ses propres déclarations à ce propos. Rappelons que Freud, exerçant en cabinet, était rarement amené à recevoir des patients psychotiques. Il s'est d'ailleurs beaucoup appuyé sur des textes écrits pour alimenter ses réflexions théoriques sur le sujet.

L'ouvrage de Thierry Vincent se poursuit avec l'apport considérable sur la psychose dans la psychanalyse que constituent les confrontations théoriques de Freud avec des confrères psychiatres. Ces confrontations, principalement épistolaires, apparaissent déjà pour certaines dans les évolutions conceptuelles de Freud décrites précédemment.
Thierry Vincent distingue en premier lieu les échanges avec Jung, du fait de l'opposition puis de la rupture entre les deux hommes. Jung interrogera toujours les insatisfactions de la théorie libidinale et de l'autoérotisme dans l'explication de la démence précoce, qu'il rebaptise schizophrénie et ses éléments de distinction avec la névrose hystérique. La question du refoulement ne permet pas d'expliquer la perte de réalité dans la démence précoce. Il voit par ailleurs dans la psychose l'expression d'un inconscient collectif, phylogénétique, que Freud refuse. Pour Jung, la maladie provient d'une dysharmonie entre tendances inconscientes et conscientes. L'inconscient, qui a chez Jung la capacité de compenser les tendances conscientes, est constitué de matériel hétérogène, à la fois propres à l'individu et à l'espèce, dont il faut comprendre le langage. De plus, Jung conservera jusqu'au bout l'idée d'un élément organique dans la schizophrénie, en sus d'une diminution du niveau mental qui permet l'intrusion de l'inconscient.

Après Jung, l'auteur expose les échanges avec Abraham et Ferenczi, qui resteront des disciples de Freud. Chacun à leur manière, ils s'évertuent à poursuivre le travail de leur maître, notamment sur la psychose. Abraham, s'appuyant particulièrement sur la mélancolie et les éléments qui la distinguent de la névrose obsessionnelle, reprend la théorie de la libido et de son objet. Il procède à un découpage des stades de son développement auxquels s'associe la genèse des différents troubles mentaux. Chaque phase est divisée en deux. Plus particulièrement, il distingue, dans la phase orale, un stade préambivalent et un stade sadique-oral ambivalent auquel régresse la mélancolie et dans la phase sadique anale, un stade plus précoce aux aspirations hostiles envers l'objet (détruire-perdre, stade de régression de la paranoïa) et un plus tardif, conservateur (retenir-dominer). Entre ces deux derniers stades se situent pour Abraham la distinction entre une régression antérieure à ce niveau pour les psychoses et une régression postérieure pour les névroses.

Dans ses échanges avec Ferenczi, Freud aborde notamment la question de la paranoïa. Ferenczi trouve dans la psychose une absence de censure de l'inconscient, qui apparaît à ciel ouvert, insinuant l'absence de refoulement. De son intérêt pour la paranoïa et la psychose au sens plus large, Ferenczi est également amené à développer sa propre théorie développementale. Son approche est centrée autour de la structuration de l'enfant : dans sa théorie, l'enfant passe par plusieurs stades de développement au cours desquels émergent le Moi et le sens de la réalité, prémisses du refoulement originaire. Il associe lui aussi névroses ou psychoses à différents stades, notamment la paranoïa à une phase de projection primitive du moi sur le non-moi permettant l'apparition de l'altérité.

Pour finir cette partie, Thierry Vincent s'intéresse à l'apport de Tausk. Celui-ci s'interroge sur l'appareil à influencer du psychotique, dans une dimension hypocondriaque. Il amène la question du corps comme objet. Il définit alors un développement du narcissisme chez l'enfant en relation avec la réalité. Le corps est d'abord morcelé, découvert hors investissement libidinal. Ce dernier advient secondairement, permettant l'unification de ce corps. L'appareil à influencer est une résurgence issue de ce développement dans lequel l'enfant projette sur son corps propre.

Ainsi que l'appellent le titre et le sous-titre de son livre, Thierry Vincent parcourt ce que la psychanalyse contemporaine de Freud a fourni sur la psychose dans ses différentes formes, impliquant pulsions libidinales, pulsions du moi, place de l'objet, symbolique et langage, et question du transfert. Il s'agit d'éléments théoriques qui ont largement nourri par la suite les différents courants psychanalytiques. Ils ont aussi nourri et influencé jusqu'à nos jours la pratique clinique de nombre de psychiatres qu'ils soient psychanalystes ou non, auprès des patients psychotiques.