Une passionante histoire de l’institution judiciaire, de ses pratiques, de ses acteurs, de ses failles, et des représentations ambiguës qu’elle continue de susciter.

Aujourd’hui, en France...

La réforme de la justice en France est un serpent de mer, une rengaine, sempiternellement râbachée. De temps à autre, l’exécutif s’y risque. Mais à quel prix ? Nous n’avons que trop vu l’ex-garde des Sceaux, Rachida Dati, plastronner, se targuer d’avoir accompli ce que nul autre n’avait encore osé faire (certes...), et d’avoir mis en oeuvre une trentaine de réformes. Encore faut-il pouvoir juger de la pertinence et de la qualité de ces réformes. Les magistrats, eux, ont tranché : on se souvient de leur «  fronde  » d’octobre 2008. La Ministre n’avait pas reculé. Elle avait, au contraire, foncé tête baissée et mené à terme la politique répressive et carcérale dont le chef de l’Etat lui avait passé commande. Mais gardons-nous de lui accorder l’importance qu’elle se donne. Il n’y a pas que la rétention de sûreté dans la vie.

Depuis 2002, l’institution judiciaire a été particulièrement instrumentalisée, aux fins politiques d’une droite sécuritaire, obsédée par le pénal et par les chiffres, prônant le tout-punitif, inventant de nouvelles infractions, favorisant les comparutions immédiates, multipliant les gardes à vue, instaurant le «  plaider coupable  », poussant le système carcéral aux limites de l’implosion. Cette droite, qui vit en concubinage avec la police, ne fait pas bon ménage avec la justice. Elle nous fait oublier, depuis sept ans, que la justice est un service public, et non le bras armé de l’État, qu’elle ne soigne pas les victimes, mais aussi que les cours d’assise, et la politique émotionnelle qu’elles charrient, ne constituent qu’une infime parcelle du champ judiciaire.

L’histoire magistrale, sur le très long terme, Histoire de la justice en France. XVIe-XXIe siècles (Gallimard, coll. Folio Histoire) que propose Benoît Garnot invite à l’exploration de ce champ et détourne notre attention – il était temps – de ce petit bout de terrain qui obsède tant médias et politiques.

 

Portrait-robot du livre

Professeur d’histoire moderne à l’Université de Bourgogne depuis une vingtaine d’années, Garnot n’en est pas à son premier coup d’essai. Spécialiste de la justice d’Ancien Régime, il fait une histoire sociale centrée sur les justiciables, les tribunaux et les acteurs du système judiciaire. En témoignent les ouvrages collectifs qu’il a coordonnés, ainsi que ses nombreuses monographies ou études d’ensemble autour de la délinquance et de la criminalité aux XVIIe-XVIIIe siècles. La synthèse qu’il avait écrite en 2000   n’avait ni la même profondeur chronologique ni la même ampleur thématique que celle qu’il publie aujourd’hui. Il s’appuie sur les enquêtes que lui-même a menées, mais déborde largement son champ de compétences habituel lorsqu’il traite, avec clarté, de l’institution judiciaire aux XIXe-XXe siècle. Il ne cache pas s’être servi des quelques synthèses existant sur le sujet, celles de Jean-Claude Farcy et Frédéric Chauvaud en particulier   . Mais nul n’avait tenté de souligner à ce point les continuités qui caractérisent la justice en France entre le XVIe et le XXIe siècle.

 

 

Il passe méticuleusement en revue les différents types de juridictions, de procédures, de sources du droit, mais n’oublie pas, pour autant, d’évoquer les gens qui contribuent à ce que justice soit rendue, ceux qui recourent à la justice, et ceux qui en font les frais. Il réalise le tour de force de rendre totalement accessible un langage juridique pourtant réputé ardu, dont la technicité confine parfois à l’hermétisme. En cela, le glossaire de fin d’ouvrage mérite d’être signalé, tant il rend aisée la lecture. Ce n’est d’ailleurs pas la moindre des qualités de cette synthèse que d’offrir toutes les commodités d’un manuel (cartes, tableaux , index des noms, bibliographie thématique). Chaque chapitre (huit en tout) est soigneusement subdivisé, et livre son lot de «  fiches  » de lecture, du moins sur certains sujets qui le justifient, voire le requièrent (les archives judiciaires, les procédures, les auxiliaires de justice, etc.). Ce livre, certes volumineux, est donc conçu comme un outil de travail, lisible dans tous les sens, dans l’ordre ou dans le désordre. Il s’agit pourtant également – et la dernière partie en témoigne («  La justice en action  ») – d’un livre de réflexion, tenant compte à la fois des dernières recherches historiographiques et de l’actualité judiciaire, sociale et politique.

L’auteur justifie d’emblée la structure qu’il a privilégiée pour ce livre : «  ... malgré l’apparent bouleversement de la Révolution de 1789, les continuités (qui n’excluent pas d’importants changements) l’emportent sur les ruptures, de sorte qu’une présentation thématique s’impose  »   . Garnot fait le choix d’une structure qui ne soit pas bêtement chronologique, mais qui lui permette de poser les problèmes communs aux différentes périodes dont il traite : qu’est-ce qu’une preuve judiciaire ? pourquoi et comment réforme-t-on l’institution judiciaire ? quelles sanctions pour quels crimes ? etc. Et c’est au sein de chaque chapitre qu’il adopte une vision diachronique, afin de retracer les évolutions de la justice durant les quatre derniers siècles, pour souligner l’écart entre la justice d’Ancien Régime et la justice moderne, ou, au contraire, pour mettre l’accent sur certaines continuités frappantes (persistance de l’infra-justice, du rôle joué par l’État souverain, des rituels judiciaires, etc.). La grande force de l’ouvrage se situe d’ailleurs dans l’étonnement que l’on éprouve, presqu’à chaque page, face à ces continuités. C’est que le droit se déplace par lents glissements... Quant à l’institution judiciaire, elle se meut dans un espace relativement étroit, délimité par les individus qui l’incarnent, par la procédure, et par un répertoire défini de sanctions.

 

La justice a-t-elle changé durant ces quatre derniers siècles ?

Pourtant, les changements sont indéniables, sur le plan de la catégorisation et de la qualification des déviances par exemple. Après avoir offert un aperçu de la richesse et de la diversité des sources dont dipose l’historien des pratiques judiciaires, le premier chapitre, «  Les déviances : une définition  », décrit les nombreux changements de critères dans la définition des déviances. La «  lèse-majesté  », qui était le véritable pilier de l’édifice pénal d’Ancien Régime, a ainsi changé de nom, donc de signification, avec la Révolution Française qui instaure le crime de «  lèse-nation  » (on parle aujourd’hui de «  crime de lèse-humanité  »). Même la sainte trilogie pénale contraventions/délits/crimes, consacrée par le Code pénal de 1810, est sujette à variations. Une loi du 18 avril 1863 a, par exemple, déclassé un certain nombre de crimes en délits. Mais il suffirait de penser à l’avortement, qui cesse d’être un crime en 1974, avec la loi Weil. A l’inverse, le viol est beaucoup plus sévérement puni qu’il y a un siècle, puisque le Code pénal de 1994 l’a redéfini autour de la notion d’«  atteinte à l’intégrité physique et morale  », élargissant ainsi le champ des faits incriminés.

 

 

De la même manière, les procédures n’ont rien de figé et statique. La séparation, pour nous évidente, entre procédure pénale et procédure civile, est même mise à rude épreuve par la pratique judiciaire. Lorsque l’incrimination ne semble pas très grave, Garnot rappelle que la «  civilisation  » du procès est extrêmement fréquente (80% des affaires traitées en Bretagne au XVIIe siècle). Encore aujourd’hui il n’est pas rare, pour des faits relevant en apparence de la sphère pénale, que la procédure utilisée soit civile. pense aux demandes en réparation des préjudices (ou crimes) de l’Histoire : la class action juive américaine, menée contre les banques suisses entre 1996 et 2000, a inauguré l’idée d’utiliser toutes les ressources du droit civil pour obtenir réparation   .

Un changement majeur, interne à l’institution judiciaire, s’est repercuté sur la procédure : le ministère public ayant acquis, au cours du XIXesiècle, un quasi-monopole des poursuites, on assiste aujourd’hui à une «  correctionalisation  » croissante des affaires. Le parquet décide en effet de plus en plus fréquemment de faire juger par les tribunaux correctionnels des cas qui étaient autrefois réservés aux cours d’assises. La justice pénale quotidienne revient donc majoritairement aux chambres correctionnelles, et le rôle du jury d’assises, même s’il cristallise encore les fantasmes et déchaîne les passions médiatiques, a considérablement faibli au XXesiècle.

Au renforcement du parquet est étroitement lié celui de la police. À partir du milieu du XIXesiècle, l’immense majorité des plaintes et des procès-verbaux transmis à la justice sont du fait de la police. Les méthodes de celle-ci changent, et celles de la justice s’en ressentent. Garnot ne manque pas d’évoquer la montée en puissance de l’expertise et de la «  preuve technique  ». On connaît l’importance, jusque dans les années 1960, de la fiche «  anthropométrique  », créée en 1882 par Alphonse Bertillon, censée permettre la reconnaissance des récidivistes. La justice fait aujourd’hui appel aux analyses génétiques, en particulier aux tests ADN (introduits en France en 1991). Mais les séries américaines consacrées à la police scientifique, aussi populaires soient-elles, sont en partie un leurre : la masse du contentieux pénal est, en France, jugé par les tribunaux correctionnels, dans lesquels les experts... n’interviennent pas. Les témoignages gardent donc leur prédominance dans le système probatoire français.

 

La «  judiciarisation  » de la société est-elle un mythe ?

Au rang des changements de très grande ampleur, la «  judiciarisation  » des sociétés démocratiques, processus de longue durée dont on nous rebat tant les oreilles, mérite d’être examinée. Les Français feraient de plus en plus (jusqu’à l’excès), appel à l’institution judiciaire, pour régler conflits et différends, voire pour faire leur deuil. Garnot a raison de préciser que ce processus est «  fluctuant  »   . Mais il invoque tout de même différents facteurs expliquant la recrudescence des recours à la justice à partir des années 1980 : acculturation juridique du public, inflation législative, délitement des solidarités traditionnelles. La justice jouerait donc «  un rôle de plus en plus marqué dans la régulation des rapports sociaux  »   .

 

 

Mais le constat de «  judiciarisation  » de la société ne peut suffire à rendre compte de l’inflation du nombre des litiges, comme le montrent les enquêtes sociologiques récentes menées dans plusieurs tribunaux administratifs   . Grâce aux «  intermédiaires du droit  », que sont les avocats ou les associations, les requérants sont mieux armés pour saisir le juge. Par ailleurs, les administrations ont mis en place des structures de conciliation qui favorisent la baisse du contentieux.

Garnot lui-même conclut en soulignant le paradoxe moderne d’une «  culture du compromis  », de la conciliation, de la négociation, et d’une «  professionalisation  », d’une «  technocratisation  » de la justice, voire d’une «  montée en puissance des normes gestionnaires  »   .

 

Peut-on réformer la justice ?

Dans les deux derniers chapitres tout particulièrement, «  Des critiques récurrentes  », et «  Des obsctacles surmontés  », l’historien traite davantage des difficultés actuelles auxquelles est exposée l’institution judiciaire, tout en les remettant en perspective. «  La justice a toujours été critiquée. Selon les époques et les affaires, selon le sort dévolu dans chacune aux parties concernées, on lui reproche d’être trop lente ou trop rapide, d’être trop laxiste ou trop sévère, d’être au service de l’État et de l’ordre établi, par conséquent des classes dominantes [...], de ne pas appliquer les lois ou de les appliquer avec trop de rigueur, de coûter trop cher... : la liste n’est pas close.  »   . Tiraillée entre les fougueuses déclarations d’amour qui sonnent creux (le «  Je fais confiance à la justice de mon pays  », que nous ont reservi récemment Villepin, Sarkozy, puis Chirac) et les critiques acerbes, souvent ignorantes, l’institution judiciaire souffre à chaque faux pas qu’elle commet.

Après avoir coordonné un ouvrage sur la question, Garnot consacre donc plusieurs paragraphes aux erreurs judiciaires, dont les médias sont friands, et qui, comme toujours, précèdent les intentions réformatrices. A l’affaire d’Outreau, par exemple, ne doit-on pas la suppression du juge d’instruction, au profit d’un «  juge de l’instruction  » – le micro-déplacement sémantique a de quoi faire sourire ? L’écrasante majorité des magistrats s’est pourtant prononcée contre cette réforme, dont Garnot donne les tenants et aboutissants   . La responsabilité de la conduite de l’enquête reviendrait désormais à un magistrat du parquet, autrement dit à quelqu’un directement nommé par le ministère de la Justice. Les célèbres mises en examen des années 1980-1990 par des juges indépendants du pouvoir exécutif (Eva Joly, Renaud van Ruymbeke, Eric Halphen etc.), font craindre que leur disparition «  n’empêche le déclenchement d’instructions qui pourraient nuire aux intérêts des proches du pouvoir politique, notamment en matière de grande délinquance financière  »   . On le voit : dès lors qu’une réforme de la justice est envisagée, la question de son indépendance, ou de son degré de soumission à l’État, est posée à nouveau. Si seulement 17% des Français croient à son indépendance, la justice peut aussi, dans certaines circonstances au moins, faire figure de «  tiers pouvoir  »   .

 

 

La justice est-elle faite pour réconcilier ?

Il est évidemment impossible de résumer plus de 600 pages, d’autant que la diversité des problèmes et des thèmes abordés ne saurait être réduite à une simple liste stérilisante. Contentons-nous de rappeler trois des enjeux généraux de cette Histoire de la justice : l’étude sur le temps long fait ressortir évolutions et continuités ;  le pénal, surtout au travers de ses procès les plus spectaculaires et de scandales judiciaires, n’est «  que l’arbre qui cache la forêt  »    ; enfin, la justice reflète et résulte d’une «  culture du compromis  »   . Comme l’écrit Garnot, l’un des buts de cet ouvrage et «  d’aboutir à une interprétation d’ensemble qui privilégie la thèse d’un compromis permanent entre les Français et la justice, au détriment de l’idée de coercition exercée par la seconde aux dépens des premiers  »   .

L’intention est louable de ne pas réduire les pratiques judiciaires au seul État, dont la genèse et la consolidation sont toutefois liées à la mise en place de l’institution judiciaire. La vision d’une justice «  régulatrice  », porteuse d’un droit souple et adaptable, sert ici la thèse très en vogue de la «  résolution des conflits  »   , avec laquelle les historiens ne sont cependant pas tous en accord. Or, les normes que fixe l’État législateur sont largement relayées par la justice, et ne sont pas toujours négociables. Comment négliger l’importance du souverain, auteur et pilier de l’édifice juridique ? Garnot contourne la question de l’autorité légitime garantissant la force de la loi.

En insistant autant sur cette culture «  du consensus  », manifestée par l’infra-justice et par les processus de conciliation extra-judiciaires, il égratigne au passage le «  fétichisme de la loi  » contemporain   , à croire que les normes juridiques ne pesaient peut-être pas autant sur les décisions de justice d’Ancien Régime. Les «  médiateurs de justice  » et les «  juges de proximité  », descendants des «  juges de paix  » du XIXe siècle, ont donc la préférence de l’auteur, dans la mesure où ils incarnent un esprit moins étroitement juridiciste que les théoriciens du droit. A ce sujet, Garnot ne se frotte guère aux théories de la justice, alors même qu’elles ont eu, depuis le Moyen Âge au moins, un impact considérable sur la manière même dont la justice s’exerçait   .

 

 

Pour conclure...

Il y aurait quelques critiques mineures à formuler, au sujet notamment de l’opinion publique qu’évoque l’auteur à plusieurs reprises. N’y-a-t-il pas quelque naïveté à croire que les changements dans la hiérarchie des infractions et des litiges s’expliquent essentiellement par le poids de la «  demande sociale  »    ? La science politique et la sociologie des publics font ici cruellement défaut. Selon Garnot, les oscillations de l’«  opinion  », ici réifiée, décideraient d’une grande partie des innovations législatives. Mais il nous semble plus judicieux d’affirmer que les constructions et les innovations juridiques se répercutent sur les croyances et les comportements. Les «  mentalités collectives  », le «  changement dans les moeurs  », ainsi que le «  sentiment d’insécurité  », sont invoqués de manière beaucoup trop allusive et elliptique. Il eût été plus convaincant de décrire la manière dont une politique sécuritaire, dont Garnot explique fort bien qu’elle nécessite un certain nombre de dispositifs juridiques, peut susciter un «  sentiment d’insécurité  » (notion dont on gagnerait d’ailleurs à se débarrasser).

Quant aux explications que l’historien fournit de la délinquance, elles laissent à désirer et appellent quelques approfondissements. La typologie des facteurs de la délinquance n’est guère étayée sociologiquement, et apparaît bien faible conceptuellement : «  conflits d’intérêts  », «  rivalités humaines  », «  nécessités sociales  », «  prédispositions psychologiques  ». On rétorquera, à juste titre, que l’exercice de la synthèse impose certains raccourcis, et, parfois, quelques approximations. Ce livre reste donc un bréviaire pour qui veut se remémorer la signification de certains termes juridiques, ou connaître dans les grandes lignes l’histoire d’une procédure. Par ailleurs, il est à mettre entre toutes les mains de celles et ceux qui gagneraient à remettre en perspective l’histoire de l’institution judiciaire française, plutôt que de l’ignorer, l’instrumentaliser, voire de la casser.

Dans une grande simplicité de style, selon une présentation très claire des thèmes et des enjeux, Benoît Garnot permet à quiconque, y compris à un public très large dont les connaissances techniques seraient inexistantes, de se passionner pour la justice, et de mieux comprendre les réformes en cours. Il ne reste plus qu’à attendre la synthèse qui plongera les racines de la justice contemporaine dans un Moyen Âge, ici mis à l’écart. Que l’on songe seulement à ce que le juge d’instruction d’aujourd’hui doit à l’inquisiteur du XIIIe siècle...