Une biographie qui restitue à Christine de Pizan, l'une des figures majeures de la féminité médiévale, la dimension politique de sa réflexion.

La biographie de Christine de Pizan (1365-1430) s’inscrit de la manière la plus logique qui soit dans la bibliographie de Françoise Autrand, déjà auteur de trois biographies chez Fayard : celles de Charles VI, Charles V et Jean de Berry, autant de figures inextricablement liées à la vie de Christine. Les précédents travaux de l’historienne et ses intérêts historiographiques - genèse de l’Etat et histoire politique - donnent à cette biographie un accent particulier, qui la distingue nettement de celles qui l’ont précédée (on pense ici à celle de Simone Roux, parue chez Payot il y a trois ans à peine). Le sous-titre - Une femme en politique - donne le ton : Françoise Autrand entend aborder la vie de la femme de lettres sous un angle souvent négligé et insister sur la dimension politique de sa réflexion.

Lecture d’une autobiographie

La première partie s’attache à la biographie proprement dite de Christine. Elle relate l’arrivée à Paris de cette enfant italienne dont le père, Thomas de Pezano, est appelé auprès de Charles V, qui le retient comme médecin et astrologue ; elle rappelle son mariage avec Etienne de Castel, pourvu d’un office de notaire et secrétaire par le même roi, les années de bonheur conjugal et de prospérité, puis le tour de roue de la Fortune : le décès de Charles V, celui d’Etienne, le choix assumé de lui rester fidèle au-delà de la mort, les difficultés financières, les procès intentés à des débiteurs peu pressés de payer la veuve de leur créancier, les enfants à la situation desquels il faut pourvoir. Christine, autant pour donner un exutoire à son chagrin que pour maintenir son rang social, prend alors la plume et se fait rapidement, dans les milieux de cour, un nom de poétesse. Son activité ne saurait cependant se résumer à l’écriture. Profitant - elle en a conscience - de la liberté que lui laisse son veuvage, et corrigeant les travers d’une éducation féminine qu’elle ne finit pas de regretter, Christine se met en quête du « trésor de grand savoir », et se forge, par la lecture, une culture qui, pour ne pas être scolaire, n’en est pas moins profonde. Las ! Les cercles lettrés de son temps ne s’ouvriront à leur consœur que pour lui réserver une place de nompareille, par avance condamnée par son sexe à la solitude.
La force de cette évocation biographique vient du choix d’écriture de Françoise Autrand, qui, plutôt que de narrer la vie de Christine en se référant aux indications livrées par ses écrits, laisse ceux-ci s’exprimer et raconter eux-mêmes leur auteur : en ce sens, Françoise Autrand se livre, plus qu’à l’écriture d’une biographie, à la lecture d’une autobiographie. Cette partie, plus que les autres, est émaillée de strophes poétiques ou d’extraits en prose à travers lesquelles Christine se raconte. Car Christine se met volontiers en scène. Elle livre dans ses poèmes courtois ses souvenirs de bonheur conjugal, son chagrin et sa solitude présente, transpose les principaux temps de sa vie - son arrivée en France, son mariage, son veuvage, son étude - en de vastes constructions allégoriques au cours desquelles dames Raison, Fortune ou Philosophie lui livrent leurs enseignements. Ailleurs, elle promène plus discrètement ses pas au fil des pages, ici étudiant, là soupant ou s’assoupissant.         

Christine, témoin de son temps

Christine, son deuil fait, cesse de parler d’elle-même pour parler de son temps, et Françoise Autrand lui emboîte le pas. La seconde partie de l’ouvrage situe Christine dans le contexte historique et  politique dont elle a été témoin, qu’elle a scruté et inlassablement essayé de comprendre. Il faut dire que ce contexte est celui, particulièrement dramatique, de la Guerre de Cent Ans : après le règne réparateur de Charles V, l’heure est à la folie du roi, à la guerre civile jetant les uns contre les autres les princes de la fleur de lys, à l’occupation anglo-bourguignonne enfin, que Christine fuit en se retirant au prieuré Saint-Louis de Poissy. La connaissance très fine que Françoise Autrand a de ces évènements et de leurs enjeux lui permet de mener d’amples développements sur ceux-ci et d’y inscrire plus lisiblement le regard de Christine. Ce regard se pose par exemple de manière lucide, dans Le Livre de l’advision Cristine, sur le contexte dramatique de l’année 1405, auquel elle fait, derrière la fiction du songe, de claires références. Son analyse de la situation prend habilement place dans la bouche des allégories de la « France éplorée » ou de l’« Opinion ». D’où vient le désordre ? Des opinions divergentes qui traversent la cour et la ville, et à cause desquelles on finit par en venir aux mains. Des factions et partis qui se forment autour des princes. Christine refuse d’accorder à l’aveugle Fortune la responsabilité d’un chaos qui tient aux hommes. Face aux évènements, elle prône l’espérance et affirme sa propre mission : écrire pour montrer aux princes le chemin à suivre.     
L’écrivaine constitue pour son temps un témoin de choix, tant par la qualité de sa réflexion que par la proximité qu’elle entretient avec les milieux politiques parisiens. Thomas de Pizan, Etienne de Castel et son fils Jean évoluaient dans les hôtels princiers et parmi le personnel de la chancellerie royale avec lequel elle a conservé des attaches. Christine connaît les princes, et les princes la connaissent. Ses livres ont leur place dans leurs bibliothèques : Jean de Berry, d’étrennes et cadeaux en commandes, a toute sa production. Elle a franchi à plusieurs reprises les portes de l’hôtel de Louis d’Orléans, qu’elle admire tout particulièrement. Son fils Jean est au service de Philippe le Hardi, qui lui a commandé une biographie de son frère Charles V. Les miniatures qui ornent ses manuscrits ne mettent-elles pas en scène, à travers la présentation de ses ouvrages aux puissants, ses rencontres avec Louis d’Orléans, Charles VI, ou la reine Isabeau ? Ces princes de la fleur de lys issus d’un même lignage royal, dont elle comprend qu’ils constituent une singularité française, ont une place de choix dans ses livres, qui leur sont pour certains dédiés. Elle ne se contente pas de faire leur éloge, mais les interpelle, les rappelle à leurs devoirs, et entend par ses enseignements les guider sur le chemin du bon gouvernement : Le Livre du corps de policie ou le Livre de paix ne sont-ils pas écrits pour Louis de Guyenne, un futur roi ? 


Un regard féminin sur le pouvoir

Ce sont les premiers mots de Françoise Autrand : Christine de Pizan est le plus grand auteur politique du XVe siècle. La dimension politique n’est jamais absente de ses écrits, mais elle s’exprime pleinement dans les traités moraux et politiques qu’elle compose entre 1402 et 1413, et dont les principaux forment une sorte de trilogie : Le Livre des faits et bonne mœurs du sage roi Charles V, Le Livre du corps de policie et Le Livre de paix. La biographie de Charles V avait donné matière à une réflexion sur le bon gouvernement que les ouvrages suivants ont continuée par une réflexion sur l’éducation des princes, leurs rapports avec les divers membres du corps social, les vertus que requièrent l’exercice du pouvoir, ou encore la tyrannie. Elles ouvrent sur une conception du bon gouvernement fondé sur la paix, l’unité, ou encore l’amour réciproque du souverain et de ses sujets.  
La dernière partie se focalise plus précisément sur la réflexion politique de Christine et sa prise de position dans les grands débats qui ont traversé son temps : la légitimité du roi, celle de l’impôt, la place des conseillers royaux et la nature de leur pouvoir, le choix des officiers, ou encore la réunion des Etats généraux. Françoise Autrand souligne l’originalité et l’irréductible singularité d’une pensée souvent considérée comme une simple mise en forme élégante des dits de son temps. Deux chapitres sont enfin consacrés à la défense et à la valorisation de la femme ainsi qu’à la place que Christine leur accorde dans la société politique. Sans en faire une féministe avant l’heure, elle insiste sur la nouveauté de certaines réflexions de La Cité des dames. Pour Christine, les femmes ne sont pas moins intelligentes que les hommes, mais simplement moins instruites, n’ayant pas accès aux études : et de les appeler à se prendre en main.

Et c’est une femme, qui, justement, prend la destinée du royaume en main : les dernières lignes de Christine sont un Ditié de Jehanne d’Arc, au cours duquel elle apostrophe le roi qu’elle rappelle à ses devoirs, et Paris qu’elle appelle à se soumettre. Suivant depuis son cloître les étapes du conflit mais quittant cette terre avant que ne s’allume le bûcher de la pucelle, Christine achève son œuvre sur un éclat de rire et de lumière qui fait écho à l’espoir qui caractérise fondamentalement son œuvre.   

Françoise Autrand, faisant le lien entre l’œuvre et la vie, calque le rythme de son travail sur les inflexions de celui de Christine. On peut lui reprocher de longues incises sur le contexte politique et littéraire, au cours desquelles la figure principale s’efface largement. Mais il faut surtout rendre justice à cette nouvelle biographie qui restitue à la femme de lettres… son regard de femme politique.